1984 de George Orwell : Le plus important est-il ce que l’on croit ou ce qui est vrai ?


1984 de George Orwell pourrait être résumé par son célèbre et terrifiant slogan: « Big Brother is watching you« . L’œuvre de l’auteur anglais (Eric Arthur Blair de son vrai nom) est indissociable de son époque. De son propre aveu, il s’imaginait avoir pu devenir « un curé de campagne heureux » s’il n’était né dans la première moitié du XXe siècle.
De ces terrifiants épisodes de l’histoire de l’humanité –dictatures, stanilisme, nazisme, grands procès, génocide, épurations -, Orwell tirera deux œuvres majeures : La ferme des animaux et 1984 (écrit en 1948, en ermite sur l’île de Jura alors qu’il est rongé par la tuberculose). 1984 serait toutefois inspiré d’une œuvre précurseur « Nous autres », roman de SF écrit en 1920 par l’auteur ingénieur russe Ievgueni Zamiatine. Maintes fois analysé, décortiqué et interprété, il s’avère toutefois toujours aussi novateur et riche. Tentons de l’analyser à la lueur de notre contexte actuel…

Dans 1984, nous plongeons dans un monde (en l’occurrence Londres) où le totalitarisme a atteint son stade extrême. A travers les yeux de Winston Smith, fonctionnaire discipliné du ministère de la Vérité, nous découvrons une société cauchemardesque, régentée par le parti unique et tentaculaire de Big Brother.

La poésie orwellienne de 1984 : une immersion synesthésique

Très vite l’angoisse du héros nous contamine et cette sensation de faire corps avec lui perdurera tout au long du récit. Le style d’Orwell qui mêle toutes les sensations (visuel, odorat, ouie, toucher) est propice à cette immersion. On croit mâcher le ragoût à la saveur métallique, sentir l’odeur aigre du gin, avoir les « dents glacées » en entendant les télécrans, être gélatineux de fatigue après les 20 heures de travail journalier… De façon générale, ce qui frappe, c’est la capacité de l’auteur à esthétiser son récit. A dégager une poésie au delà de la dénonciation politique. La dimension humaniste est omniprésente : lorsque Winston est ému par la femme corpulente qui étend son linge en chantant des airs populaires, lorsqu’il se projette dans le corail sous le verre et se sent protégé dans « une sorte d’éternité au cœur du cristal », dans sa relation avec Julia et les émotions sensuelles qu’elle lui procure de nouveau…

1984, un monde minutieusement pensé pour l’aliénation de la pensée humaine

1984 est remarquable dans le sens où il démonte un à un tous les piliers nécessaires à la mise en place d’un tel système (systématisé dans le livre de Goldstein remis au héros : l’entretien de la haine, de l’hystérie guerrière, la négation de l’individualité…).
Rien n’est négligé. Le moindre détail a son importance. Depuis l’architecture de la ville (les constructions écrasantes des ministères dominant la ville, l’apparence fantomatique et exsangue des rues, les affiches de Big Brother observant le moindre geste des passants…) jusqu’aux activités de habitants (les parades, les slogans, et le conditionnement permanent).

Edifiants : le télécran (le fameux écran de surveillance installé dans chaque demeure), la minute de la haine (où les membres du parti sont entraînés quotidiennement à maintenir leur haine contre l’Ennemi représenté sous les traits de Goldstein) et la police de la pensée (capable de s’infiltrer dans les pensées, de détecter et de punir les idées politiquement incorrectes). Un système d ’oppression à son paroxysme.

L’hystérie guerrière dans 1984 : La guerre c’est la paix

Premier slogan détonnant, première devise du régime « Big Brother » : il révèle l’intérêt de maintenir la population dans une hystérie guerrière constante et dans la haine d’autrui. C’est un peu le principe de la division pour mieux régner. Le but ultime étant de supprimer tout sentiment, comme l’exprime O’Brien (un ancien résistant devenu agent de la police de la pensée :
« Plus tard, il n’y aura ni femme, ni ami. Les enfants seront à leur naissance enlevés à leur mère, comme on enlève leurs œufs aux poules. L’instinct sexuel sera extirpé. La procréation sera une formalité annuelle comme le renouvellement de sa carte d’alimentation. Nous abolirons l’orgasme. » La sexualité, au sens de plaisir charnel est proscrite et élevée au rang de crime. Comme l’énonce Julia, la jeune amante de Winston « Quand on fait l’amour, on se sent heureux et on se moque du reste. » Et Winston d’acquiescer sur « le lien direct entre la chasteté et l’orthodoxie politique ». La privation sexuelle entraîne l’hystérie, laquelle peut être transformée en fièvre guerrière.» « Il faut qu’Eros soit assujetti à Thanatos« , comme l’image Frédéric Regard dans son œuvre commentée (Folio).

Cette caractéristique sociale n’est pas sans rappeler la situation des sociétés musulmanes où la sexualité féminine est considérée comme un réel danger pour la société. Et où le pouvoir politique est amené à régenter les pratiques sexuelles autorisées dans le pays, à supprimer toute ou presque manifestation de plaisir ou de loisir (cf : le régime taliban afghan qui a interdit la télévision, la radio, la musique, les jeux, les rires, les rassemblements, les hamams, les fêtes de mariage, la célébration du  » nowrouz « , (le nouvel an persan), parler à des étrangers,etc) . Régime où tout est proscrit sauf la prière. L’accès aux hôpitaux fut même interdit aux femmes pendant de nombreux mois au nom de la ségrégation des sexes poussée à l’extrême. Certains énoncent même qu’il y’aurait moins de guerre au Proche Orient si les gens faisaient plus l’amour. Le fameux slogan « faites l’amour pas la guerre » trouve ici toute son ampleur.

L’ignorance c’est la force : l’obsession de la « vérité » dns 1984

Troisième credo du parti juste après « La liberté c’est l’esclavage », l’ignorance est une clé fondamentale pour asseoir le pouvoir total du parti. Elle se base sur la falsification permanente des faits, sur la ré-écriture continuelle de l’Histoire selon les intérêts du pouvoir, sur la double-pensée (capacité de garder à l’esprit 2 pensées contradictoires) et sur les suppressions (« vaporisations ») arbitraires des individus « gênants ». Elle revient à aliéner totalement les esprits et à leur retirer toute capacité de raisonnement. Le Parti attend d’eux une complète dévotion, un panurgisme aveugle et confiant. Orwell décrit une organisation vertigineuse où chaque fait est consciencieusement modifié et ré-interprété pour servir les intérêts du Parti au moment voulu. La question est posée : le plus important est-il ce que l’on croit ou ce qui est vrai ? Les discours, les mots, les chiffres deviennent plus forts que les faits concrets les plus évidents. La terreur couplée au conditionnement permanent font accepter n’importe quelle information, même la plus contradictoire ou la plus fausse. « Les yeux hypnotiseurs de Big-Brother vous regardait (…) vous persuadant presque de nier les témoignages de vos sens. »

C’est une des grandes obsessions d’Orwell que de dénoncer ce système basé sur le mensonge et le non sens. Le fameux « deux et deux font cinq » qui revient fréquemment tout au long du récit. En particulier lors de l’interrogatoire exécuté par O’Brien où celui-ci tente de faire réellement voir à Winston sous l’action de la torture, cinq doigts alors qu’il en affiche quatre. A la fin du chapitre du livre de Goldstein consacré à ce thème, Winston, soulagé d’avoir eu confirmation de ses propres idées à l’égard de la société Big Brother, se conforte intérieurement : « Il y a la vérité, il y a le mensonge, et si l’on s’accroche à la vérité, même contre le monde entier, on n’est pas fou. »

1984 : Une vision manichéenne eurocentrée des valeurs ?

La vision un peu manichéenne d’Orwell ressort nettement ici et même si elle fait essentiellement référence à la falsification opérée par le gouvernement, elle peut néanmoins prêter à débat. Existe t’il une vérité unique, absolue et incontestable pour chaque chose ? Dés lors qu’il s’agit d’une opération mathématique ou d’affirmer qu’un fait s’est déroulé ou pas, la réponse est en effet indiscutable. Et encore dans certains cas, plusieurs réponses sont possibles. Par ailleurs, qu’en est il des nuances qui peuvent être apportées à tout constat ?

Si on touche à des notions plus délicates ou abstraites comme les croyances religieuses ou même les systèmes politiques, peut-on vraiment affirmer qu’il y a d’une part le mensonge et d’autre part la vérité. D’une part, le bien d’autre part le mal ? Chacun pensant sincèrement et en toute honnêteté être dans le « vrai », le « bon ». Qu’est ce que la folie ? Ne pas penser comme la majorité ? Ou penser de façon erronée ? Mais erronée par rapport à quoi ? Par rapport à la pensée dominante ? On voit que la notion est viciée de l’intérieur puisque toujours relative. Pour évaluer le caractère d’un système de valeurs, d’une idée, d’un acte, mieux vaudrait utiliser un faisceau de faits objectifs, les tempérer les uns par rapport aux autres et obtenir ainsi une évaluation. Les réponses tranchées ne sont pas toujours pertinentes. En ce sens la démonstration d’Orwell est un peu extrémiste également.

1984 : Tuer la pensée à sa source via les mots

Dernier support de la lobotomisation Big-Brother : le langage. Big Brother a entrepris une réforme de l’ancienne langue au profit d’une langue simplifiée et tendancieuse : le Novlangue. Ainsi par exemple « individualisme » (un concept proscrit dans la société) signifie à la fois le fait d’agir en tant qu’individu mais aussi excentricité, anormalité.
Objectif : limiter voire stopper toute possibilité de critiquer le régime par manque d’outils verbaux et intellectuels pour le faire et encourager les idées toutes faites sur les comportements sociaux.

En un mot : tuer à sa source toute tentative de rébellion. Orwell y consacre d’ailleurs tout un appendice en fin d’ouvrage. Il y explique comment la langue a été remodelée pour empêcher toute forme de pensée élaborée.
« Une idée hérétique serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. » Avec une précision prodigieuse, il imagine un idiome dans lequel aucune pensée structurée ne pourrait jamais éclore. C’est probablement une des idées les plus fortes d’Orwell qui montre ici les biais du langage et comment il conditionne notre façon de pensée, et reflètent une idéologie, des valeurs, un postulat sur lequel Michel Foucault s’appuiera aussi pour démontrer notmment comment sont façonnées les idées de déviance sur la sexualité entre autres et la construction des discours « orientés » pour former ce qu’on nomme le « savoir ».[Alexandra Galakof]

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Mise à jour 2017 : Dans une interview, Margareth Atwood, auteur de la dystopie La servante écarlate (inspiré de 1984), commente la fin sombre du roman et l’ambiguité qui régne à la fin du roman qui ne serait pas selon elle si pessimiste : « 1984 a un bilan, et ce bilan est un texte à propos du novlangue, qui était la langue développée dans le but d’éliminer la pensée, rendant tout raisonnement impossible, L’essai sur le novlangue est écrit dans une langue normale, à la troisième personne et au passé, ce qui signifie forcément que le régime est tombé, et que le langage et l’individualité ont survécu. Pour quiconque a rédigé cet essai, le monde de 1984 est terminé. Je pense donc qu’Orwell avait une foi dans la résistance de l’esprit humain beaucoup plus forte que ce qu’on veut bien lui accorder. La tragédie et l’obscurité du début à la fin, cela ne motive pas les gens. Si nous sommes tous voués à nous faire engloutir, pourquoi faire le moindre effort? » En semant le doute, Orwell sème aussi l’espoir.. »

Lire la suite de l’analyse critique de « 1984 » de George Orwell : Orwell visionnaire ?

Article initialement rédigé en 2003

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