Je suis une légende de Richard Matheson : « A présent, c’est moi le monstre… »

Je suis une légende, Richard Matheson, célèbre auteur (et scénariste) américain de science fiction à l’origine journaliste, publiait en 1954 -en pleine guerre froide-, à l’âge de 28 ans, l’un de ses romans culte aux côtés de « L’homme qui rétrécit », adapté au cinéma à 3 reprises (voir ci-dessous*), bien avant « La route » de Cormac Mc Carthy, . Précurseur du genre « apocalyptique », Matheson préfigurait tout un pan de l’univers de la SF contemporaine (paysages urbains ravagés, épidémie meurtrière, humanité en déroute…). Cristallisant les craintes de son époque (le clivage Est-Ouest et la peur du nucléaire, les armes bactériologiques et la perte de la foi), il trouve plus que jamais écho aujourd’hui, en cette ère de guerre contre le terrorisme et de dérèglement climatique. Et surfe sur ce que l’on appelle aujourd’hui la bit’ litt (sans connotation péjorative). Si ce court récit peut faire sourire par certains rebondissements et explications pseudo-médicales, il n’en reste pas moins une histoire originale (au moins pour l’époque !), efficace, bien ficelée où les effets de suspense sont soigneusement ménagés, non dénuée d’une certaine émotion teintée d’une (très très) légère réflexion métaphysico-existentielle…

« Bientôt tu cesseras d’être un Robinson Crusoé prisonnier d’un ilot de nuit cerné par un océan de mort. »

Robert Neville est un américain ordinaire. Pourtant, chaque nuit de terrifiants phénomènes se produisent autour de son domicile protégé comme une forteresse. Pris d’assaut par de mystérieux attaquants, il fait l’objet d’une traque sans relâche. Qui veut ainsi sa peau et pourquoi ? On ne le découvrira qu’au fil des chapitres au gré des tâches étranges qu’il effectue la journée : préparer des chapelets de gousses d’ail et de crucifix dont il entoure sa demeure, enlèvement des corps alentours, réparation d’un groupe électrogène apparemment vital pour lui… Ou encore des meurtres qu’ils perpétuent à l’aide de pieux…

Une nouvelle génération de vampires « scientifiquement prouvée »
Il ne faut pas bien longtemps pour comprendre de quoi il retourne… Mais si Matheson reprend ici les codes classiques du vampire, il en réinvente le genre en l’orientant vers une fable d’anticipation. L’analyse psychologique prime ici sur les scènes d’action/de combat (on ne coupe néanmoins pas à quelques courses poursuite musclées qui raviront les amateurs !) et autres phénomènes paranormaux.
C’est avant tout son héros qui est le centre de l’intrigue, son expérience humaine hors norme : l’histoire d’un homme face au pire cauchemar qui soit : être le dernier homme sur terre après que la race humaine ait été décimée ou tout du moins transformée en créatures assoiffées de sang.
Il reviendra au cours du récit sur la genèse de cette situation. Diverses explications scientifiques et médicales tenant plus ou moins la route (mais ne nuisant pas à la crédibilité de l’ensemble) émaillent en effet les chapitres.
Bien loin des créatures romantiques et sulfureuses d’une Anne Rice et encore moins d’une Stephenie Meyer, Matheson innove en faisant du vampire, un être scientifiquement explicable contrairement aux classiques du genre qui le cantonnent à un monde occulte et ténébreux « caché derrière le voile opaque de la légende et de la superstition« . Quelques indications physiques nous sont données (visages cendreux livides) mais il ne s’y attarde pas, préférant les comprendre de l’intérieur, cliniquement parlant. Le héros n’aura de cesse de vouloir faire la lumière sur leur existence et leur apparition. « Le tout sans vampires aux yeux injectés de sang menaçant de chastes héroïnes endormies, sans chauves-souris voletant derrière les fenêtres d’un manoir, sans la moindre intervention surnaturelle. »
On constate d’ailleurs qu’au fur et à mesure qu’il comprend leur nature, il est comme apaisé comme si l’obscurantisme était finalement le pire des maux. On a quand même du mal à croire qu’il en arrive à être capable de formuler des antibiotiques ou des vaccins après avoir seulement compulsé des bouquins à la bibliothèque mais passons…

Science fiction tendance intimiste
L’auteur parvient à accrocher son lecteur en restituant avec justesse les sentiments qui animent son héros (dans le genre « hard-boiled » -dur à cuir- de roman noir) : peur, angoisse, détresse (arrosée de rasades de whisky jusqu’à en perdre conscience : « Il se mit à boire au goulot, à grandes lampées, plein de haine contre lui-même, subissant comme une punition la brûlure de l’alcool le long de sa gorge« ), colère, haine, folie et parfois rémission, moment d’accalmie (où il en arrive à rire par autodérision). Il nous plonge dans un monde apocalyptique et hostile où les tempêtes de poussière ravagent tout sur leur passage (« à un moment à mi chemin de la veille et du sommeil, il avait cru la maison prisonnière d’une ponceuse géante qui la comprimait et la faisait vibrer du sol au plafond entre ses disques monstrueux« .
Passant de la survie à tout prix à l’abattement, il montre comment un homme lutte contre la tentation de la mort, la solitude et le fonctionnement de cet incroyable instinct de vie (« La vie était donc plus forte que les mots et la la volonté ? Etait-ce la nature qui veillait à entretenir l’étincelle en lui, malgré ses écarts de conduite ?« ).
Il évoque aussi ses besoins affectifs à travers deux rencontres avec des vivants : un chien puis une femme. La mésaventure avec ce premier est d’ailleurs assez touchante. SPOILER : On remarque d’ailleurs qu’il en est plus proche que de la femme qui s’avère perverse et traitresse, on pourra donner les interprétations que l’on veut à cette image de la femme ici donnée… « Le dernier homme sur la terre se trouvait irrémédiablement seul à supporter ses fantasmes. » Il y a presque ici une dimension intimiste et d’introspection (rare en SF) certes assez simple mais pas ridicule.

On suit aussi son évolution, la notion d’horreur à laquelle il finit par s’habituer, à s’adapter avec stupeur : « (…) un monde horrible où le meurtre paraissait plus simple que l’espoir. » ; « Comme il est facile d’admettre l’invraisemblable avec un peu d’habitude.« 
Matheson analyse aussi la notion de monstre qui se révèle toute relative (qui est le monstre de l’autre ?, une simple question de point de vue…) et dont il fera l’habile dénouement de son roman. « La morale, après tout, avait sombré en même temps que la société. »

Une construction efficace sous forme de puzzle
La structure narrative du roman est pour beaucoup dans l’intérêt que suscite le récit. Le lecteur ne comprend pas immédiatement le contexte, Matheson va lui divulguer les pièces du puzzle au fur et à mesure, aiguisant ainsi sa curiosité.
Parfaitement calibré sur 3 années et avec un art très cinématographique mêlant flash back, ellipses et rencontres inopinées, Matheson sait maintenir le rythme et ménager quelques chutes à suspense pour tenir son lecteur en alerte. Sans pour autant trop en faire. Jusqu’au dernier chapitre, on ignore tout du dénouement qui évite l’écueil du happy end (rappelant d’ailleurs, dans un autre genre, le dénouement du Parfum et de la fin de Jean Baptiste Grenouille, totalement inattendue).

Plus qu’une simple histoire d’horreur, Matheson cherche à sonder les sociétés humaines. Vu la brièveté (même si la taille d’un livre n’est pas forcément corrélée à la force de sa réflexion), difficile de s’attendre à une réflexion approfondie sur l’humanité. Ce qui n’était sans doute pas son but premier plus axé sur l’aventure. Malgré tout il esquisse quelques pistes de réflexion plutôt pertinentes. Qu’il s’agisse du conditionnement médiatique lors des crises sanitaires (ce qui fait écho à la crise actuelle autour de la grippe A/H1N1) jusqu’à l’analogie avec la xénophobie (il compare le rejet des vampires par notre société aux préjugés raciaux « reposant sur le postulat que la peur engendre la haine« ).

Mais le pivot de sa réflexion (repris par Mc Carthy dans La route) repose sur le retour à la barbarie, au primitivisme qui guette tout effondrement de civilisation avant de reconstruire « une société nouvelle » : « Etait-ce là leur société nouvelle ? pensa-t-il dans un éclair. (…) Pourquoi tant de sauvagerie ? » (les bras armés de cette nouvelle société ressemble d’ailleurs fortement à la Gestapo).
Le dialogue entre Ruth et Neville du dernier chapitre clarifie leurs deux conceptions : « Les sociétés naissantes sont toujours primitives, lui rétorqua-t-elle. Tu devrais le savoir. Dans un sens, nous nous apparentons à des révolutionnaires, tenus de prendre le pouvoir par la violence. C’est inévitable. Du reste, la violence ne t’est pas étrangère. Toi aussi, tu as tué. »
On relève aussi au passage une réflexion sur les livres, symbole du savoir humain également présente dans « La route »: « Tous ces livres songea-t-il, en secouant la tête. Ces résidus de l’intellect planétaires, raclures de cerveaux frivoles, pot-pourri d’artefacts incapables de sauver l’homme de l’anéantissement… »

Servi par un style simple et fluide mais également précis et vivant, allant de l’image bien sentie « la colère se répandit en lui telle une traînée d’acide » au cliché le plus plat « le cœur de Neville battait si fort que sa poitrine semblait prête à éclater« , ce récit non dénué d’un certain humour (comme le « vampire musulman »), remplit parfaitement sa mission : celle de divertir tout en faisant (quelque peu) réfléchir.

« Je suis une légende » a été adapté au cinéma à trois reprises :
– 1964 : Je suis une légende, film italien avec Vincent Price, titre original L’Ultimo Uomo Della Terra.
– 1971 : Le Survivant réalisé par Boris Segal, avec Charlton Heston et Anthony Zerbe, titre original The Omega Man.
– 2007 : Je suis une légende, film américain de Francis Lawrence avec Will Smith.

1 Commentaire

  1. Matheson, précurseur à moitié seulement serais-je tenté de dire : le genre post-apocalyptique a été une tendance très lourde à la fin du XIXème siècle (je pense aux ouvrages de Camille Flammarion par exemple). Le contexte politique de la guerre froide a remis au goût du jour ce style d’ouvrages – et il faut reconnaître à Matheson un indubitable talent.
    D’ailleurs, en ces temps de crise, de nouveau les oeuvres traitant de la fin du monde et de l’écroulement de la civilisation sont à la mode. Il n’y a qu’à voir la programmation récente des cinémas : "2012", "La route", et "Le Livre d’Eli" rien que pour ces dernières semaines…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.