« Putain » de Nelly Arcan : « (…) il faut être deux pour jouer à ce jeu là, un pour frapper à la porte et l’autre pour l’ouvrir »

En septembre 2009, le milieu littéraire était bouleversé par la mort tragique de l’écrivain québecoise Nelly Arcan, suicidée dans son appartement de Montréal à l’âge de 36 ans. Même Maurice Dantec lui rendait alors hommage en décrivant son œuvre comme « une bizarre expérience apophatique » (voir ci-dessous*).
Cette jeune-femme à la blondeur Marilyn très médiatique a rapidement marqué les esprits par son image provocante au point de faire parfois oublier les textes qui se cachaient derrière son visage. Et ce drame, le rapport conflictuel à son physique écrasant et son rapport violent aux hommes, est au centre de son œuvre, avec un poids… morbide. Il éclate dés son premier roman choc « Putain » en 2001 qui la révèle. Traumatisée par le diktat de la beauté et de la jeunesse, elle y développe sa vision très noire de la féminité et de la société ainsi que son approche sans détour du commerce du corps dans ses aspects les plus sordides. Mais aussi ses fêlures intimes, familiales notamment. Elle disait avoir choisi les titres phares de ses deux premiers romans, « Putain » et « Folle », parce qu’ils sont les qualificatifs les plus employés dans l’Histoire pour parler des femmes.
Rattachée au courant de l’autofiction, cette étudiante inconnue avait été publiée par Le Seuil après avoir envoyé son manuscrit par la poste :

« (…) vous les connaissez déjà, les cent vingt jours de Sodome, vous les avez lus sans avoir pu tenir jusqu’à la fin, et sachez que moi j’en suis à la cent vingt et unième journée (…) »

C’est tout d’abord le titre qui frappe. Choisi avec soin par l’auteur qui ne voulait pas du titre édulcoré qui la qualifiait alors « Escort girl » car, a-t-elle expliqué, le travail est bien celui-ci même si elle n’était pas dans la rue pour l’exercer.
Un travail violent, sordide qui la détruit un peu plus jour après jour. Des « Pierre, Jean et Jacques » ou encore « Jack, John et Peter » à la chaîne, de « petits tas de poils gris qui courent sur le plancher », de « mouchoirs entassés dans des sacs verts »… Un calvaire, un supplice, continuer à satisfaire malgré l’épuisement du désir, mais aussi un plaisir masochiste semble-t-il.
Cette marchandisation volontaire du corps qu’elle n’accepte pas malgré tout : « l’idée d’une putain affalée sur le dos, offrant la possibilité d’un coit entre deux rendez-vous d’affaires, ouvrant les jambes jusqu’au Japon, jusqu’au point ultime du globe où le jour est la nuit, et la nuit le jour. »

Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire ce roman n’est pas un « banal » témoignage de plus sur la prostitution, destiné à exciter le voyeurisme et la curiosité du quidam sur ce métier sulfureux. Si l’auteur nous entraîne en effet dans la chambre aux volets clos et dresse le portrait de quelques clients, du rabbin à l’infirme en passant par l’obèse, de cette routine du corps et des positions ou même de l’addiction à l’argent, au luxe, motivation principale de l’activité (« il n’y aura plus rien à penser qu’à l’argent et ce qu’il y a à acheter, comme si j’en mourrai d’envie, comme si la robe, le fard et les fleurs allaient se mettre à la place de tout ce que j’ai à oublier. »), elle s’en échappe en réalité assez vite. Le récit se double d’un fond, d’un gouffre même. Une réflexion sur la féminité, sa construction, du regard qu’elle pose sur elle-même, son corps, son image, la quête de son identité dans les « jeux de miroir ».
Celle héritée d’une mère dépressive morbidement repliée dans son lit en larve, qui lui fait horreur : « J’ai ma mère sur le dos et sur les bras, pendue à mon cou et roulée en boule à mes pieds, je l’ai de toutes les façons partout et en même temps, voilà pourquoi il faudrait qu’on me coupe la tête, qu’on m’arrache la peau, il faudrait détruire tout ce qu’elle a marqué de sa morsure de chienne lorsque j’étais encore au berceau. »
De l’autre côté, un père religieux fanatique et frustré qui lui disait de ne pas grandir et qu’elle imagine venir frapper à sa chambre d’hôtel en tant que client.

Des figures iconiques qu’elle déterre pour comprendre son présent, son naufrage existentiel actuel. L’image désastreuse qu’elle a de son corps et de la féminité, un déséquilibre et un mal-être profonds. Elle se traduit par une vision réductrice et négative de la femme qu’elle surnomme « schtroumpfette » et « qui s’occupent tout entières à exciter les hommes, sans autre but dans la vie que se regarder dans la glace et se comparer aux autres, (…) passer du lit au coiffeur à la maquilleuse à la gym à la boutique à la manucure au régime au chirurgien au strip-tease et encore au lit… ».

Une superficialité et un narcissisme cannibales.
C’est encore le rapport de force qu’elle cultive avec les hommes, à la fois ennemis et obsession de sa vie. Entre attraction et répulsion : de ses clients à son père, en passant par ses professeurs de fac ou encore son psy. Cette volonté de les séduire tous, tout en y répugnant. Ce jeu de séduction qu’elle honnit et dont elle est pourtant la joueuse la plus extrême : « Je suis un décor qui se démonte lorsqu’on lui tourne le dos, et quand ça arrive je hurle… »

Tout ceci remonte en longues phrases qui s’enroulent les unes aux autres comme des lianes, formant des grappes qui se répètent comme les motifs hypnotiques d’une incantation: « je m’adresse à ce qui se tient ici en sachant que ça ne sert à rien, qu’à parler sans arrêt, ça ne sert à rien mais il faut s’entêter pour ne pas mourir sur le coup d’un silence trop subi, tout dire plusieurs fois de suite et surtout ne pas avoir peur de se répéter, deux ou trois idées suffisent pour remplir une seule tête, pour orienter toute une vie. ». Une litanie, une spirale qu’elle revendique : « répéter sans arrêt ni variation jusqu’à ce que ma parole devienne un bourdonnement, une prière que je lui adresse pour exorciser ce quelque chose »
Une prose névrotique, psychanalytique (son psy fait d’ailleurs partie des personnages évoqués et a été l’un des premiers lecteurs de son livre), aux portes de la folie et de la mort : « (…) ma mère ne s’est jamais donné la mort, et pourquoi je n’en sais rien, sans doute parce qu’il faut de la force pour se tailler les veines, parce que pour se tuer il faut d’abord être vivant. »
La mort omniprésente qui est bien la conclusion de ce cri strident, sa seule issue…
Beaucoup d’intelligence, de sensibilité et de lucidité, quasi philosophique parfois, dans cette œuvre forte qui est bien plus qu’un récit trash et loin d’être « un coup marketing » comme on aura pu le réduire lors de sa publication.

A lire aussi : Blondes… MAIS écrivains : De Marilyn Monroe (« Fragments ») à Nelly Arcan (« A ciel ouvert »)

Interview vidéo de Nelly Arcan à l’occasion de la sortie de « Putain » :


Extrait de l’hommage de Maurice Dantec (10/10/2009) :
« Cette jeune femme était à l’image de l’époque, elle en était son clone, et elle le savait. Ses chirurgies plastiques n’étaient que la conséquence d’une profonde perte d’identité – liée aux nouvelles formes normatives post-modernistes, et ses précédentes tentatives de suicide démontrent, si besoin est, qu’elle avait outrageusement conscience du terrible VIDE que la génération précédente, celle qui lui a « appris » la littérature à l’Université (!), lui avait laissé comme legs. (…) C’est par ses livres bien sûr, que l’on a une chance de pouvoir comprendre la destinée de cette jeune femme, éliminée par la société dont elle était un des produits les plus aboutis tout autant qu’un pôle de résistance inconscient. En fait, lire un livre de Nelly Arcan relève d’une bizarre expérience apophatique, ce qui est dit orbite autour d’un abyssal vide ontologique qui est à chaque fois le secret littéraire de l’ouvrage, son secret, donc son axe . Dés la parution de son premier roman, « Putain », tout était en place pour la grande bouffonnerie du monde de la Culture, en quête continuelle d’une idole à consommer, jusqu’aux cendres si possible. Le livre de Nelly Arcan tombait à pic pour les pigistes nécessiteux de la critique « subversive », il arrivait en pleine vague « trash » et au moment où les « autofictions » en vogue, de Catherine Millet à Christine Angot, se focalisaient principalement sur les positions du kama-sutra à adopter avec tel ou tel éditeur ou écrivain à succès sur la banquette arrière d’une voiture de location. Mieux encore, elle s’offrait ainsi aux petits jansénistes du web qui, s’autobombardant « défenseurs de la littérature », s’empressèrent de l’assimiler avec les nouvelles figures « féminines » de cette écriture « transgressive », qui n’est rien d’autre que la panoplie phantasmatique bourgeoise adaptée aux moeurs de notre époque sexuellement « libérée ». On a beaucoup glosé sur ce livre mais tout le monde s’entendit pour y voir « un cri de haine contre la gent masculine, doublé d’une haine de soi et d’un profond désespoir ». Personne ne sembla prêter attention à la tension dont je parlais plus haut, et qui naissait d’un quatrième terme. Ce terme c’est l’écriture. C’était tout ce qui tentait justement de résister à la haine et au désespoir, c’est à dire au nihilisme ; Cette tension se faisait jour dans l’écriture disais-je, donc par la pensée en mouvement, mais on n’en était encore qu’aux premières secondes post-natales, il s’agissait déjà pour Nelly Arcan de se réapproprier son oeuvre et son destin d’écrivain, convoités par tous les réducteurs de têtes de la culture et de la communication. Avec la parution de son second roman, « Folle », le processus de digestion par l’estomac du monstre culturel franchit un seuil qualitatif. Ce livre présente en effet comme sous une lumière chirurgicale tout ce que le premier avait jeté dans le chaos de l’électricité nocturne. Pourtant, déjà, Nelly Arcan sut jouer d’un paradoxe croisé : la vie d’une escort-girl est au final plus fatalement « réglée » que celle d’une jeune femme en quête de beauté et en proie au terrifiant conformisme de la « société normale », dans laquelle la seule issue est le pathos, alors que la seule maladie réelle c’est précisément cette société, capable de fabriquer celle qu’elle avait traversée dans le premier roman. »

A lire aussi : « Cliente » (J. Balasko), « Plateforme » (Houellebecq) et « L’école de la chair » (Mishima) : la prostitution vue par la clientE

Son dernier livre posthume :
Il s’ouvre sur ces mots : « On a tous déjà pensé à se tuer […]. La vie est parfois insupportable. » Dans un futur proche, une société propose à ses clients – après bien des tests psychologiques – de pouvoir en finir avec la vie. Tel est le choix d’Antoinette, qui a vu son oncle quitter ce monde de cette manière. Mais, contrairement à celui-ci, parti dans de très bonnes conditions, l' »opération » va mal se passer pour la jeune femme qui va se retrouver paraplégique…

1 Commentaire

  1. je n’ai pas le livre sous la main, mais elle y écrit une phrase du style, lorsque ma mère dormait, mon père s’occupait de moi. Par la suite, elle n’a cessé de réhabiliter ses parents, de crier sur les toits qu’elle était folle, de noyer le poisson, ce qui m’agaçait souvent. Au Maroc, les proxénètes pendent ceux qui veulent les dénoncer, font presque toujours croire à un suicide. Parfois des enfants. Elle a été son propre proxénète peut être, s’étouffant elle-même, la gorge, la parole, se taire. A moins qu’elle n’ait été en contact avec la pègre québécoise qui existe malheureusement.
    Si belle, si triste, Nelly. Je mets en lien un article intéressant.

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