« Asterios Polyp » de David Mazzucchelli : « Du moment qu’on ne confond pas système et réalité »…

« Asterios Polyp », publié en 2010, ce 5e opus de David Mazzucchelli en tant qu’auteur (il s’est précédemment fait connaître en illustrant des aventures de superhéros avant de bifurquer vers le récit littéraire plus intimiste, à commencer par l’adaptation graphique du roman Cité de verre de Paul Auster) a été couvert de louanges et remporté l’Eisner award 2010 « Best Graphic Album–New » ainsi que le Grand Prix de la critique 2011 décerné par l’Association descritiques et journalistes de bande dessinée (ACBD) qui le décrit comme «un ouvrage innovant tant par la (dé)construction de son récit que par la transcription en images des intentions de l’auteur et des états d’âmes des personnages», «parfaitement maîtrisé , jusque dans ses audaces formelles». Ce portrait foisonnant d’un architecte quinqua (du même âge que l’auteur…), à un moment charnière de sa vie, impressionne en effet par sa mise en scène et « mise en traits » mais est-ce vraiment le « chef d’œuvre » dont tout le monde parle ?

« La dualité est dans la nature : le cerveau est divisé en hémisphères gauche et droit, le courant électrique est positif ou négatif. Notre propre existence est issue de l’action d’humains mâles et femelles. C’est le yin et le yang. »

Un appartement new-yorkais branché et design, tour à tour coquet ou au contraire bordélique, jusqu’à sa destruction sous les flammes : le théâtre des drames et des joies d’un homme en pleine crise midlife : Asterios Polyp, la cinquantaine, architecte respecté, occupant une chaire prestigieuse à l’Université. Un appartement qui reflètera les états d’âmes de cet homme amené à se remettre en question au fil des pages : du bonheur de la vie de couple aux incompréhensions jusqu’à la rupture et la perte de tout pour un nouveau départ ?

En 350 pages, Mazzucchelli tente de nous faire découvrir qui est cet homme singulier d’apparence arrogante et hautaine, à travers une construction narrative originale basée sur 2 récits parallèles, l’un étant le flash back de l’autre.

Deux histoires à part entière, chacune dans leur registre : l’histoire d’une rencontre amoureuse à Manhattan sur fond de vie mondaine artistique, façon comédie urbaine à la Woody Allen et d’autre part une sorte de road movie entre Clint Eastwood et les frères Coen dans l’Amérique profonde où le héros renoue avec l’essentiel loin des paillettes de New-York. Pourtant, Polyp nous reste toujours lointain, on ne parviendra jamais à le sonder vraiment hormis quelques archétypes. Mazzuccheli manque de finesse psychologique pour camper son personnage.

Le principal problème réside surtout dans la multitude de « messages » ou de « paraboles » qu’il essaie de faire passer : la métaphore autour de la (re)construction et la déconstruction (symbolisée par le métier d’architecte du héros), la vision binaire de la vie (trop « géométrique » et rigide comme est censée l’incarner Polyp dans la 1e partie de l’ouvrage, et peut-être un clin d’œil voire un règlement de compte avec la vision manichéenne des super-héros américains ?), l’incommunicabilité avec en superposition l’idéal -difficile à atteindre- de la perception ouverte sur l’autre (on retrouve ici une obsession austérienne que partage sans doute l’auteur avec celui qu’il a souhaité illustrer). Il y a encore cette histoire jamais vraiment menée à bout de jumeau fantôme qui hante le héros (autre motif assez fumeux qui brode sur le thème de la dualité mais qui n’apporte pas grand-chose à l’histoire car mal exploité). Le tout parsemé de théories et références (Aristophane) diverses récitées scolairement par le héros au gré des pages.
Et enfin, comme si cela ne suffisait pas, il rajoute en arrière plan ses parents, son père mourant et sa mère écrasée sous la charge de sa maladie avec comme leitmotiv : « La vie est dire. D’où l’expression reposer en paix. » que l’on ne sait guère comment interpréter sinon au 1e degré.
On reste encore ici sur sa faim et l’on repense au très réussi roman graphique de Michel Rabagliati « Paul à Québec » qui avait su insuffler à la perte d’un parent et à l’accompagnement de fin de vie une dimension autrement plus puissante. Ici l’auteur l’effleure juste, telle une anecdote semée parmi d’autres.

Les qualificatifs de « sophistiqué » ou encore d’ « idiosyncratique » sont souvent employés à son égard, on pourra lui préférer le terme moins élogieux d’alambiqué malheureusement…, encombrés de quelques clichés tel celui du prof quinqua qui comme par hasard séduit toutes les jeunes étudiantes, (énième avatar des personnages à la Philip Roth) ou encore du chorégraphe maniéré et imbu de sa personne jusqu’à ses représentations en carré pour l’homme et en rondeur pour la femme (cf : la scène de la table basse)…

En effet, l’auteur se (et nous) perd dans toutes ses pistes allégoriques et idéologiques à ambition existentielle, qu’il lance un peu maladroitement et qui forment un puzzle épars et superficiel que le lecteur a bien du mal à rassembler pour former un tout cohérent ou au moins convergent. Un bien compliqué assemblage pour simplement faire comprendre qu’un homme souffre de s’être fait plaquer ou cherche à se « reconstruire », à trouver un nouveau départ et à réaliser quelques rêves (comme celui de construire vraiment un édifice et ne plus être un simple « architecte de papier » théoricien académique) ? Sur le thème, mieux vaut encore lire Douglas Kennedy et son « homme qui voulait vivre sa vie ». Le nom même du héros témoigne de cette volonté de faire original à tout prix, même si on pourra ensuite lui trouver une résonance avec la fin qui lui est réservée et la métaphore (une de plus !) de la constellation astrale qui surgit aussi dans l’album.

Pour autant, l’album ne manque pas de qualités. A commencer par ses splendides illustrations et sa mise en scène recherchée. Mazzuchielli exploite toutes les possibilités de l’espace et croise habilement les genres, de la fresque magistrale aux modélisations virtuelles jusqu’aux gravures de tragédie grecque ou encore aux procédés scéniques avec des projecteurs. C’est aussi son travail des encrages, en fonction des sentiments/conflits des personnages, qui soulève l’admiration.
Parmi les pages les plus fortes, on pourra citer les pages d’ouverture sur l’incendie, le rêve d’Asterios où il revisite le mythe d’Orphée, la scène où il construit une cabane pour le fils de ses hôtes ou encore celles des réminiscences d’Hana où il se remémore tous les détails intimes qu’il est le seul à connaître d’elle dans un kaléidoscope d’images instantanées. Le personnage d’Hana est d’ailleurs peut-être le plus réussi, tout en finesse, douceur et fragilité. Ses dialogues percutants (en particulier les répliques cyniques de Polyp) interpellent aussi le lecteur.

C’est indéniablement cette forme étourdissante (presque « performance ») qui aura fait oublier (ou pardonner) les lacunes sur le fond, pas forcément à la hauteur des ambitions existentielles de l’auteur peut-être démesurées…

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