« La ballade de l’impossible » d’Haruki Murakami: Dérive nostalgique et sensuelle dans le Tokyo étudiant post 68


« La ballade de l’impossible » d’Haruki Murakami est le livre qui l’a propulsé sur le devant de la scène internationale (paru en 1987 au Japon et vendu à plus de 4 millions et demi, et 8 millions si l’on compte les éditions poche, exemplaires, traduit dans 36 langues). Il fait écho à son beau conte sur le désir et la nostalgie « Au Sud de la frontière, à l’ouest du soleil ». A mi-chemin entre un roman d’apprentissage et un « campus-novel » asiatique, poétique et sensuel, l’écrivain japonais revient sur les traces de sa jeunesse étudiante dans les années 70, les amitiés et surtout les relations amoureuses qui ont jalonné cette époque marquée par l’ennui, l’incertitude et un certain plaisir malgré tout, avec en toile de fond les grèves anti-impéralistes, la vie des foyers de garçons, leurs passions musicales et culturelles et les cours d’histoire du théâtre… Comme souvent dans l’œuvre de Murakami, l’ombre de la mort plane tout au long de ce récit subtil et aérien, sur lequel on se laisse flotter, étrangement apaisé et mélancolique…

« Ecrire c’est comme un rêve éveillé. Une expérience hors norme dont on ne pénètre pas toujours la logique. » Haruki Murakami

La ballade de l’impossible (pour une fois l’adaptation française du titre est sublime !) est une plongée dans les souvenirs d’un homme de 37 ans, qui ressuscitent à la faveur d’une chanson des Beatles « Norwegian Wood » (titre original du roman d’ailleurs). Un long flash-back dans le Tokyo des années 70, où la contre-culture et les rêves idéalistes de révolution battent leur plein, où l’on retrouve le héros, Watanabe, alors étudiant à peine âgé de 20 ans.

Après 4 ans d’âpres négociations, l’adaptation (à la photographie envoûtante et prometteuse…) du premier succès du célèbre écrivain japonais sort sur nos écrans en ce mois de mai 2011 sous la caméra du français d’origine vietnamienne, Tran Anh Hung (« L’Odeur de la papaye verte », « A la verticale de l’été »). Et une BO signée Jonny Greenwood, le guitariste de Radiohead s’il vous plaît ! « Soudain, par surprise, on s’aperçoit trop tard qu’on n’a pas suffisamment vécu, suffisamment aimé, suffisamment souffert par amour. Trop tard. On n’aura vécu qu’une infime partie des aspirations de la jeunesse, cette époque des grandes affirmations, des certitudes proclamées les larmes aux yeux. Le temps du saut dans l’inconnu qu’est le sentiment amoureux est passé. Passées également, les grandes frayeurs éprouvées dans l’amour. Et une poignante mélancolie vous saisit, une mélancolie de l’existence telle que même un sentiment amoureux renouvelé ne pourrait qu’en accentuer l’intensité. Voilà ce qu’il y a de saisissant dans La ballade de l’impossible. » a expliqué le réalisateur connu pour sa sensibilité intimiste.

Suivant sans grande conviction des cours d’histoire du théâtre où il étudie notamment Euripide (un clin d’oeil aux propres études de tragédie grecque de l’auteur), il nous entraîne dans le monde estudiantin des foyers de garçons dont les chambres peuplées de posters de pin up exhalent « une odeur écœurante aigre, faite de sueur, de crasse et d’ordre« , de ses colocataires (entre autres « le facho » un maniaque de la propreté et adepte de la gym matinale dont il aime se moquer gentiment et faire rire ses conquêtes avec), ses lectures (Fitzgerald, « La montagne magique » de Thomas Mann, « L’Ornière » de Hesse… en buvant du whisky), ses disques (les Beatles, les Doors, Thelonious Monk, Miles Davis ou encore Bill Evans…) et surtout ses rencontres/ relations amicales et amoureuses.

De Nagasawa, sorte de séduisant Gatsby le magnifique (dont il est un fervent lecteur tout comme le narrateur) japonais, qui lui fait découvrir le Tokyo by night et ses quartiers du plaisir (Kabuki-chô, Shibuya, Shinjuku…) où ils chassent les aventures d’un soir qui se finissent au Love hotel à Kizuki, son meilleur ami suicidé qui ne cessera de le hanter et surtout l’insaisissable et fragile Naoko, sa petite-amie « veuve » avec il nouera une relation ambigüe (jusqu’à ce qu’elle soit internée en maison de repos) ou encore la fantasque mais dépressive Midori, camarade de cours (qui lui déclare, entre autres, cette phrase d’anthologie : « J’adore ta façon de parler. On dirait que tu es en train d’enduire un mur. On ne te l’a jamais dit ?« )…


« A la fin de l’automne, quand le vent froid se mit à souffler sur la ville, elle vint se blottir de temps en temps contre moi. Je sentais imperceptiblement son souffle, à travers l’épais tissus de mon duffle-coat. Elle passait son bras sous le mien, plongeait sa main dans la poche de mon manteau et, quand il faisait vraiment froid, s’accrochait en grelottant à mon bras. (…) Ce n’était pas MON bras qu’elle cherchait, mais UN bras. Ce n’était pas ma chaleur qu’elle cherchait mais UNE chaleur. J’étais gêné de n’être que moi. »

Ici les liaisons ne sont pas dangereuses mais ambivalentes, intenses et paradaxolement évanescentes comme des bulles de savon, à mi-chemin entre la folie, la complicité et la mort. Tous ces jeunes se cherchent, se croisent mais ne parviennent jamais à se comprendre complètement. Une part d’ombre demeure toujours et la clé de leur mystère reste enfouie. Ils sont aussi profondément individualistes et seuls, ce qui est une caractéristique constante de l’oeuvre de l’auteur de « La course au mouton sauvage » et un trait marginal dans un pays comme le Japon fondé sur le clan et la collectivité.
Le contexte politique fait quelques timides apparitions mais reste, comme dans les romans de Mian Mian, très discret (« la grève, son étrange humanité, son système de pensée original et sa moralité douteuse« ). Ce qui est très appréciable.

« Nous savons tous que nous sommes « tordus » (…) La plupart des gens vivent sans être conscients de leur propre torsion. Mais c’est justement cette torsion qui est la condition préalable nécessaire pour vivre dans notre petit univers. Nous l’arborons comme un Indien les plumes qui signent son appartenance à la tribu.« 

Dans leur quête identitaire, ils ne cesseront de s’interroger sur le sens de leur existence sans jamais céder à l’apitoiement : « Nous étions en vie et il fallait seulement nous préoccuper de continuer à vivre« , commentera à la fin Watanabe alors qu’une possible rédemption semble s’ouvrir à lui…

On lit ce roman comme un rêve éveillé en se laissant emporter dans la vie de cet étrange jeune homme, à la fois nihiliste, cultivé et sensible, que l’on serait bien en peine de cerner (ses amis se plaisent d’ailleurs à lui répéter qu’ils ne le connaissent pas vraiment), à travers les promenades langoureuses et ses discussions fleuves parfois quasi mystiques où s’égrènent les confidences, avec ses amis et prétendantes. De Kobé à Kyoto…

Portraitiste virtuose, Murakami s’attache à restituer les moindres nuances des visages et des paroles de ses personnages. Un style qui rappelle parfois celui des mangakas et de leurs figures aux yeux immenses symbolisant le miroir de l’âme et la sensibilité.
Ainsi ses héroïnes rougissent, bafouillent, cherchent leurs mots et… pleurent beaucoup (trahissant un goût pour les « femmes-lacrymales » presque fétichiste qui rappelle celui de Lynch) : « Ses yeux se remplirent de larmes qui roulèrent sur ses joues, et elle s’effondra dans un grand bruit sur les pochettes de disques. Maintenant qu’elle avait commencé, elle ne pouvait plus s’arrêter. Elle était penchée en avant, les deux mains sur le sol, et pleurait comme si elle était en train de vomir (…) Toute tremblante, elle pleurait en silence, blottie contre moi. Ses larmes et sa chaude respiration humectèrent ma chemise, qui ne tarda pas à être complètement trempée. »
Avant d’abandonner leur peau douce et lisse aux mains voluptueuses du narrateur… L’esthétique féminine dans les romans d’Haruki Murakami mériterait à elle seule une étude !

Ses descriptions romantiques de la nature environnante, des paysages (« les feuilles de Keyaki qui bruissent sous le vent, la lumière de la lune qui entre par la fenêtre, l’éclat d’une luciole dont les motifs géométrique lumineux restent imprimés en soi, la montagne dénudée, lavée de la poussière de l’été par la pluie fine… le vent de novembre faisant onduler çà et là les épis des susuki, tandis que des nuages s’effilochaient très haut dans le ciel d’un bleu glacé… ») ou même des menus appétissants (aubergines mijotées à la sauce soja, riz aux champignons, bouillon de junsai… : Murakami est un fin gourmet et un épicurien comme on a pu aussi le remarquer dans ses romans suivants tel « Danse, danse, danse »), tiennent aussi une grande place dans le récit. Elles contribuent pour beaucoup à créer cette atmosphère si particulière qui baigne le roman. Elles s’enchevêtrent et amplifient la résonance des sentiments éprouvés.

On ne peut alors s’empêcher de penser au pouvoir évocateur d’autres auteurs japonais tel Kawabata (qui aurait regardé Godard et Truffaut) même si Murakami s’en défend : « Je suis très différent de Mishima ou de Kawabata en beaucoup de domaines. Notamment dans leur style mais pas seulement. Leur prose est très attachée à la beauté formelle, elle est ambigüe, précieuse, chargée d’émotions. Personnellement, je voulais une écriture naturelle, simple. Souple et dépouillée.« 
Il n’en reste que son style fluide et sensuel est puissamment envoûtant. Cette lecture s’achève dans un état d’apesanteur dont on redescend difficilement… [Alexandra Galakof]

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Paroles de l’auteur sur « La ballade de l’impossible » :
« J’ai voulu parler de ce qu’on éprouve quand une personne aimée se perd et disparaît. Une personne qui avait de l’espoir, de la volonté, une personne avide d’aimer, mais qui s’est égarée. J’ai connu beaucoup de gens précieux qui se sont perdus au détour d’un chemin ; ils me manquent toujours. J’avais envie d’écrire pour eux. C’était la seule chose que je puisse faire : écrire sur eux. Pour eux. Sur l’espoir qui s’en va, l’absence de but, la perte de tout repère. C’était le sentiment qui devait servir de fil conducteur. Le sentiment est essentiel dans une histoire. Vous pouvez écrire une très bonne histoire, bien agencée. Mais sans sentiment pour la porter, la nourrir, ce n’est rien. » (Haruki Murakami)

« Dans la Ballade de l’impossible, il y a six personnages. Trois survivent, trois disparaissent et passent dans l’autre monde – ils se suicident. Trois restent dans ce monde-ci, mais ils savent à la fin combien il est instable. C’est une forme de mono no aware (« la poignante mélancolie des choses » chère à la poésie japonaise traditionnelle, ndlr). C’est étange parce que quand j’ai commencé La ballade de l’impossible, j’avais cette idée selon laquelle trois des six personnages disparaîtraient, mais je ne savais pas qui. Quand j’écrivais, je me demandais qui survivrait, qui mourrait. » (Haruki Murakami)

A lire aussi « Au Sud de la frontière, à l’ouest du soleil »
« Les amants du Spoutnik » d’Haruki Murakami, La possibilité d’une (autre) île

Visuels d’illustration extraits de l’adaptation ciné de Tran Anh Hung

2 Commentaires

  1. Je sens que je vais aimer, je sens que je vais aimer, je sens que je vais aimer, je sens que je vais aimer, je sens que je vais aimer, je sens que je vais aimer, je sens que je vais aimer !!!!!!

    • unpetitpietonaprovins sur 17 juin 2011 à 0 h 58 min
    • Répondre

    Il faut aller voir ce film en VO tiré du roman de MURAKAMI…et toujours "ce sentiment du bonheur" si proche de la tristesse qui nous fait aimer la poésie japonaise

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