« Home-writing » : quand les écrivains se font décorateurs d’intérieur… (autour de Moravia, Tanizaki, Anais Nin, Sagan, Colette…)

En regardant les photos des magazines déco (ou maintenant les « planches d’inspiration » des réseaux sociaux), l’imagination vagabonde… : on peut parfois se raconter toute une histoire rien qu’à la vue d’un salon, d’une chambre ou même d’un fauteuil… Certains romanciers (à commencer par les réalistes et les victoriens du XIXe siecle qui ont inauguré cette tendance), l’ont bien compris et décrivent avec minutie les intérieurs de leurs personnages qui reflètent leurs personnalités, enrichissent leurs psychologies, tout comme la façon dont les personnages occupent et utilisent cet espace. A l’instar du « nature-writing », on pourrait peut-être ici parler de « home-writing » ?! 🙂
De l’appartement ultra-design et siglé de l’Upper East Side du glacial Patrick Bateman dans American psycho ou dans un tout autre genre les vieux châteaux venteux et inquiétants des Hauts de Hurle-Vent aux vastes cheminées et escaliers grinçants !
Ces décors jouent un rôle à part entière dans l’intrigue.

A tel point que l’on visualise et que l’on s’y projette parfaitement : du style, des détails jusqu’à la disposition des meubles et bibelots, l’éclairage, les couleurs ou même la géométrie des pièces et leur agencement. Ces descriptions contribuent grandement à installer l’atmosphère d’un livre et nous immerge dans l’univers des héros :

L’œuvre d’Alberto Moravia, qui comporte beaucoup de « drames en appartement » selon son expression quelque peu moqueuse, recèle plus particulièrement de ces descriptions d’intérieur. On aura remarqué dans le film « Le mépris », l’importance de l’appartement design du couple Bardot/Picouli puis ensuite de l’opulente demeure (la villa Malaparte) du producteur bling bling. Dans le roman, c’est aussi le cas bien sûr mais leur style et aspect ne sont pas forcément détaillés. Tout au plus sait-on que l’appartement, entre autres cause du malheur du scénariste, est moderne et surtout onéreux ! La circulation des personnages entre les pièces et le mobilier est en revanche très précise, presque chorégraphiée, ce que l’on retrouve dans le film.
Mais c’est plutôt dans son premier roman « Les indifférents », qui se déroule lui aussi dans une grande villa cossue -mais désargentée- du quartier résidentiel (de Rome imagine-t-on), maison qui est à vendre d’ailleurs et fait l’objet de convoitises (mal intentionnées !), qu’une plus grande attention est portée aux décors, en particulier les chambres où règne toujours une sensualité sous-jaçente :

La chambre de Carla : « Cette chambre, par bien des aspects, semblait celle d’une petite fille de 3 ou 4 ans. Les meubles étaient blancs, bas, hygiéniques ; les murs blancs à décor d’azur ; une rangée de poupées aux membres tordus, aux yeux révulsés s’alignaient sur un petit canapé devant la fenêtre. Le mobilier était celui de son enfance. sa mère, à court d’argent, n’avait jamais pu le remplacer par un autre plus adapté à son âge. (…) Ainsi Carla avait grandi dans le cadre de ses années les plus lointaines. Pourtant la pièce n’était plus comme alors, enfantine et nue. Chaque âge y avait laissé sa trace, bibelots et chiffons, en sorte qu’elle était encombrée, commode et intime, mais d’une intimité ambiguë : tantôt celle d’une femme (à ne voir, par exemple, que la coiffeuse chargée de parfums, de poudres, de pommades, de fards, ou ces deux larges jarretières roses suspendues près de la glace), tantôt celle d’une petite fille. Un mol désordre, tout féminin, fait de vêtements jetés sur les chaises, de flacons ouverts et de souliers épars, compliquait l’équivoque.
(…) Carla était assise sur son lit, dans sa chambre, la lumière était allumée, chaque chose était à sa place, comme les autres soirs, voila tout… Elle commença à se déshabiller, ôta ses souliers, sa robe, ses bas. Gestes de l’habitude, actes inconscients qui ne l’empêchaient pas de porter des regards furtifs autour d’elle, tantôt sur la têt hirsute d’une poupée, tantôt sur le portemanteau chargée de robes, sur la toilette, sur la lampe… Et cette lumière, qui n’était pareille à aucune autre, tranquille, familière, cette lumière, qui à force de les éclairer, semblait faire corps avec les objets eux-mêmes et qui, avec la fenêtre bien close et voilée de rideaux blancs, donnait un sentiment agréable et légèrement inquiétant de sécurité.
 »

La chambre de Lisa, autre personnage féminin, amie de la mère, femme dissolue et divorcée aux tendances cougar est assez symptomatique également : « Elle s’éveilla avec difficulté et regarda autour d’elle : une légère et poudreuse obscurité, trouée de mille traits de lumière, emplissait la chambre ; dans cette ombre on devinait, muets et morts, les vieux meubles, les miroirs silencieux, les habits suspendus et cette machine obscure (…) Elle quitta la fenêtre, fit machinalement quelques pas dans la chambre encombrée. Le grand lit matrimonial, le grand lit de noces foncé et vulgaire tout plein de la blancheur des draps défaits, tenait à lui seul beaucoup de place, et il était si près de la fenêtre rectangulaire que souvent, dans les nuits d’hiver, elle prenait un grand plaisir, étendue sous les couvertures chaudes, à voir là, à un mètre de distance, le flot de la pluie tomber de la vaste nuit torrentielle et heurter les vitres. Outre le lit, il y avait deux grandes armoires du même bois casanier et malodorant, avec d’immenses glaces jaunies. »

La description de son petit salon est encore plus significative et renvoie indirectement à la décrépitude de cette femme qui cherche à cacher son âge, comme les rides qui craquellent sous le maquillage… :
« Elle avait fini de s’habiller; elle sortir de sa chambre, traversa un corridor obscur, entra dans son boudoir plein de lumière. C’était une pièce toute blanche et rose : blancs les meubles et le plafond, roses les tapis, la tapisserie et le divan. Trois grandes fenêtres aux rideaux légers répandaient un jour tranquille. A première vue tout semblait pur et jeune; on remarquait mille gentillesses; ici, un panier à ouvrage, là une petite bibliothèque aux livres multicolores, de maigres fleurs sur les consoles laquées, aux murs des aquarelles sous verres, en somme une foule de riens qui faisaient penser à quelque nid de jeune fille. Mais à mieux voir, on changeait d’idée ; on s’apercevait que le boudoir n’était pas plus jeune que le reste de l’appartement : le laqué était partout écaillé et jauni, la tapisserie décolorée laissait voir, par endroit, la corde ; sur le divan d’angle, garni de coussins sordides, s’étalait une étoffe élimée. (…) la poussière des livres déjetés, les larges crevasses du plafond… Et si, pour finir, apparaissait la maîtresse du logis (…) ; toute cette corruption, comme accusée par la figure de la femme, s’expliquait et sautait aux yeux. »

Dans « L’Ennui », toujours de Moravia, on retrouve encore cette attention portée aux décors intérieurs, depuis la riche villa de la mère du héros Dino jusqu’à son propre atelier de peintre ou le rudimentaire appartement familial de sa jeune amante, Cécilia, qu’il qualifie d’ailleurs de « tanière ». Dino s’étonne d’ailleurs du peu d’attention que cette dernière porte à ce qui l’entoure et se désole de n’obtenir d’elle que de laconiques réponses quand il l’interroge sur le style de son appartement ou la couleur des meubles de son salon.

La littérature japonaise recèle aussi de descriptions précises des ambiances intérieures. A cet égard Tanizaki (dont l’œuvre fait écho à celle de Moravia qui a d’ailleurs préfacé son roman « Un amour insensé ») expliquait dans son fascinant essai « L’éloge de l’ombre » de 1933 (qui vient d’être ré-édité aux éditions Verdier) le principe esthétique de l’habitat japonais : « La beauté d’une pièce d’habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degré d’opacité de l’ombre, se passe de tout accessoire. L’occidental, en voyant cela, est frappé par ce dépouillement et croit n’avoir à faire qu’à des murs gris dépourvus de tout ornement, interprétation parfaitement légitime de son point de vue, mais qui prouve qu’il n’a pas percé l’énigme de l’ombre« .
Il décrit ainsi la savante construction de ces maisons aux larges auvents qui comme des parasols apportent l’ombre. Et c’est ensuite un jeu de reflets et de lumière indirecte et diffuse au travers des fameux « shôjis » qui se crée : « Nous nous complaisons de cette clarté ténue faite de lumière extérieure d’apparence incertaine, cramponnée à la surface des murs de couleur crépusculaire (…). Pour nous cette clarté-là sur un mur, ou plutôt cette pénombre vaut tous les ornements du monde et sa vue ne nous lasse jamais.« .
Il s’attarde aussi à décrire magnifiquement comment le mobilier s’est adapté à cette ombre, par l’utilisation de la laque poudrée d’or notamment, dont la beauté ne peut être révélée que dans un lieu obscur.

Mais là où l’essai devient passionnant, c’est lorsqu’il dégage de ce constat une théorie du « beau », simple illusion d’optique finalement : « Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité, émet un rayonnement, perd, exposée en plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre. »

Les romans dAnne Rice fourmillent aussi de détails sensoriels pour décrire les ambiances et les décors des luxueuses demeures de ses vampires aristocratiques :
Dans « Entretien avec un vampire« , le premier tome de sa célèbre saga, le lecteur est rapidement immergé et envoûté par son atmosphère riche et sensuelle, à commencer par celle de la Nouvelle Orléans, cette terre de marécages et de bayous, à l’architecture raffinée et à la végétation luxuriante : les « tendres vrilles de jasmin et de glycine » qui coulent et répandent leur parfum enivrant le long des colonnes corinthiennes, « les cyprès moussus qui flottent à l’horizon« , les meubles de bois de rose, les murs blanchis de chaux, les réverbères à gaz, le froufroutement des éventails dans les patios des somptueuses demeures des directeurs de plantations…
Ce sont encore les descriptions du luxe presque outrancier dans lequel vivent les vampires qui s’avèrent de véritables esthètes courant les opéras et les théâtres : « chandeliers de cristal, tapis d’Orient, paravents de soie décorés d’oiseaux du paradis, grandes cagées dorées où chantaient des canaris, statues de divinités grecques en marbre délicat, vases de Chine aux peintures magnifique »… « Un déluge d’art et de décoration » écrit-elle.

Le sulfureux roman sulfureux de Pauline Réage, Histoire d’O fascine aussi par ses décors raffinés qui jouent un grand rôle dans le roman, dans leur théâtralité. L’auteur apporte un soin tout particulier à décrire précisément l’ameublement précieux d’époque (meubles de noyer clair de style Directoire, de grands rideaux de taffetas bleu, des fauteuils Régence, le grand secrétaire fleuri de marqueterie, le petit fauteuil crapaud en velours cerise, un paravent de laque noir dans lequel on se reflète…), les étoffes, les matières (le cuir, la moleskine…) qui composent chaque pièce, qu’il s’agisse du château bien sûr où sera « éduquée » O mais aussi de l’appartement de l’héroïne et de ses « maîtres », Sir Stephen en particulier.
Un univers luxueux et raffiné au mobilier de boudoir très étudié (la grande cheminée, les poufs en fourrure, les fauteuils club en cuir, la porte en fer forgé, le dallage noir…). L’appartement d’O est ainsi décrit : « la petite pièce ovale au plancher de marquetterie, et dont le seul meuble était un guéridon noir incrusté de nacre, qui ouvrait sur le salon jaune et gris. »
Ou encore : « Il n’y avait ni canapé ni divan, mais seulement deux fauteuils Régence couverts de tapisserie à fleurs. O s’y asseyait parfois, mais Sir Stephen préférait généralement la tenir plus près de lui, à portée de la main et pendant qu’il ne s’occupait pas d’elle, l’avoir pourtant assise sur son bureau, à sa gauche. Le bureau était placé perpendiculairement au mur, O pouvait s’accoter aux rayonnages qui portaient quelques dictionnaires et des annuaires reliés. Le téléphone était contre sa cuisse gauche et elle tressaillait à chaque fois que la sonnerie retentissait. »

Anais Nin accordait aussi une grande importance aux « décors de sa vie » comme elle les appelait. Sa maison de Louveciennes apparaît ainsi sous sa plume comme une vaste demeure chaleureuse et sensuelle tenant presque du fantastique et du merveilleux entouré de son jardin. Une maison qui devient vite un laboratoire d’écriture avec son amant Henry Miller mais également un salon littéraire où vont défiler les personnalités. Une maison qui est aussi son oeuvre d’une certaine manière, sa création.
Dans son journal « Inceste », elle la décrit ainsi : « Le soir. Pénétrer dans la maison, c’est pénétrer dans le crépuscule, dans les couleurs crépusculaires, dans les tons du soleil couchant, dans la musique, le parfum, la quintessence de l’exotisme,c’est pénétrer dans un sexe gorgé de miel, dans un palanquin de coton, dans de la fourrure, dans l’harmonie. Je suis restée sur le seuil et j’ai vécu ce miracle. (…) J’étais ensorcelée (…). Une caresse de couleurs et de tissus, un hamac. »
Dans une interview de 1974, elle estimait d’ailleurs que le cadre de vie était un prolongement de la personnalité : « Je pense aussi que nous devons changer de cadre à mesure que nous évoluons. Je sais que l’histoire de Louveciennes a pris fin à un moment précis. En y repensant, je me rends compte que c’était le bon moment. Même si c’est douloureux, même si l’on n’est pas conscient d’être au terme d’une période de sa vie, une certitude est en vous, quelque chose vous pousse en avant. J’ai été ainsi chassée de plusieurs maisons. Lorsqu’une certaine période s’achève, la maison elle-même meurt. Je crois que ces différentes demeures sont le reflet de ce que nous sommes à l’intérieur, sur le moment. »

Dans le tome suivant « Le feu », elle décrit aussi le nouvel appartement aristocratique qu’elle occupe quai de Passy à Paris et qu’elle compare à un « coquillage » : « Beau et moderne, simple, estival, gai. Des murs oranges, des tapis de laine blanche du Maroc, des chaises en bois de chêne très pâle et en cuir crème, une immense table en bois blanc à la surface incrustée de sable, qui évoque le sable blond sur la plage. Lumineux, rien de conventionnel ni de luxueux.
(…) « Ma maison ressemble à l’intérieur d’un coquillage, blanc crème et orange pâle, lumineux.
 »

Les maisons d’écrivain font d’ailleurs l’objet d’une série de documentaires très intéressante (« Une maison, un écrivain ») diffusés cet été sur France 5.
Parmi les premiers épisodes, celui sur Françoise Sagan (et son fameux Manoir du Breuil en Normandie) a particulièrement retenu mon attention, je l’ai trouvé très attachant comme ce qu’inspire l’auteur en général. Maison témoin de bien des bouleversements, de saisie d’huissier mais aussi moments de bonheur et de festivités, « d’innombrables retours au petit matin, triomphants ou piteux« , acquise, sur un coup de tête, suite à une nuit de poker victorieuse. Elle l’évoque, avec tendresse, dans son roman « Avec mon meilleur souvenir » : « Je tirai des billets de mon sac à main du soir, qui en débordait, et les lui mis dans la main, avant d’aller me coucher, triomphante, dans ce qui allait être -et qui resté jusqu’ici- mon seul bien sur la terre, une maison toujours un peu déglinguée, sise à trois kilomètres d’Honfleur (et douze de Deauville).
(…) Je ne parlerai pas des innombrables travaux ni des différentes catastrophes que m’apporta la propriété de cette maison de campagne, et que connaissent tous les propriétaires ; je parlerai plutôt des 25 ans délicieux de fidélité, de pluie et de soleil mêlés, de rhododendrons et de vacances heureuses que j’y passai. Vingt fois hypothéquée, deux fois presque vendue, lieu de travail pour mes amis travailleurs, refuge pour mes amis amoureux, cette maison vaut aujourd’hui huit milliards de souvenirs.
 »

Sans oublier Colette qui est aussi maître dans l’art de nous installer douillettement dans les maisons bucoliques ou de bord de mer de ses personnages et surtout la sienne ! Dans « La Maison de Claudine », maison de son enfance, de sa mère chérie Sido : une « grande maison grave, revêche » en façade avec un « revers souriant au lourd manteau de glycine et de bignonier ». Elle y dépeint une esthétique du logis « chaud et plein ». Son évocation solaire et fantasmatique mêle bien souvent intérieur et extérieur qui finissent par ne faire plus qu’un : « le salon tiède, sa flore de branches coupées et sa faune d’animaux paisibles ; la maison sonore et sèche, craquante comme un pain chaud (…) »
Ou encore au sujet d’une chambre : « Une lune chaude d’août, grandissante, balançait mollement l’ombre du magnolia sur le parquet et le lit blanc répandait une lumière bleue. »
Et toujours elle insiste sur la tranquillité et la sécurité qui règnent en ce royaume : « Au-delà tout est danger, tout est solitude… ».

Les romans graphiques ne sont pas en reste. Dans sa trilogie « Rosalie Blum », Camille Jourdy nous régale des intérieurs colorés et emplis de charmant et désuet bric à brac de ses personnages (qui paradoxalement ont une vie plutôt terne et vide). Et je dois dire que j’aurais bien adopté la magnifique banquette d’époque d’un rouge flamboyant où se prélasse la nièce de Rosalie devant sa TV !

L’appartement de l’architecte new-yorkais Asterios Polyp, au design parfait mais très « carré » (qui se laissera adoucir par la table basse ronde de sa petite amie) est aussi très étudié.
Dupuy et Berberian nous offraient enfin de belles vues sur des appartements typiquement parisiens et un brin bobos dans leur série « Monsieur Jean ».[Alexandra Galakof]

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