Sans moi de Marie Desplechin: Le « combat ordinaire » au féminin (adaptation au cinéma 2007)

C’est avec ce deuxième livre Sans moi, écrit en moins d’un an, que Marie Desplechin a été révélée au grand public (adulte) en 1998, avec près de 150 000 exemplaire vendus en France et une traduction dans une quinzaine de langues : « un roman qui avait su soulager les maux d’une génération » selon l’expression de la presse. Cultivant la fibre intimiste chère à son frère, le réalisateur Arnaud Desplechin, cette free-lance dans le secteur de la communication et mère de 3 enfants (métier qu’exerce aussi son héroïne également maman, que l’on sent très proche de l’auteur) et auteur pour la jeunesse (publiée à l’Ecole des Loisirs), a su toucher son lectorat avec ce qu’on a coûtume d’appeler « une histoire de femmes », une histoire de solidarité et d’amitié féminine dans un monde qui ne les épargne pas beaucoup. Une histoire de sauvetage aussi où l’espoir domine malgré la noirceur. La plume fine et limpide de l’auteur parvient à transcender le quotidien et sa trivialité pour révéler la profondeur des sentiments et des mal-êtres, ces fameux « icebergs » comme elle les surnomme. Crises sentimentales, doutes, solitude, névroses familiales et sociales, crainte de la précarité sociale et professionnelle : avec son humour léger et un sens de la psychologie aïgu, elle tamise les petits riens de la vie pour en recueillir les pépites. On pourrait craindre l’ennui mortel ou le pathos mais il n’en est rien. L’auteur nous accroche, nous attache, sans même nous en rendre compte, à ces deux âmes cabossées, à leur fragilité. Et livre ainsi un portrait émouvant et sans fards d’une certaine féminité contemporaine… Un roman qui devient film en ce mois d’octobre 2007 (affiche ci-contre).

A la façon d’un Carver, on entre, sans préambule, dans la vie d’Olivia, baby-sitter et de son « employeuse », une maman de 35 ans qui élève seule ses deux enfants. Deux « colocataires » pas comme les autres. On entre dans leur cuisine, on s’allonge dans leur baignoire, on s’assied devant leur cheminée où elles cherchent un peu de chaleur. On boit une tasse de café ou une verveine…

Elles sont là ensemble et se serrent les coudes, chacune avec leur détresse évidente ou plus souterraine. Elles se tiennent à bout de bras sur le frêle radeau de leur vie. C’est une drôle de famille recomposée autour de qui gravitent, les frères naturels ou d’adoption, demi-soeur, les amants en pointillés, l’ex-mari, les (beaux) parents ou les collègues prévenants… Les visages et les conversations défilent autour de leur petit noyeau venant le réconforter ou au contraire le menacer quand par exemple le passé trouble d’Olivia, ex enfant de la DDASS, la rattrape…
Au fil des évènements, de la traque d’anciens dealers aux confidences en pyjamas, les portraits et personnalités se dessinent et s’affinent, confrontant leur existence tranquille avec l’horreur de l’inceste, des viols ou encore de la drogue… La romancière s’interroge ici sur notre capacité à faire face à ces terribles épreuves quand on a eu la chance d’en avoir été épargnée, d’avoir été choyée et éduquée normalement, sur les valeurs humaines et sur la morale (« Comment distinguer le bien du mal si personne ne vous l’apprend ?« ). La tentation est grande de fermer les yeux ou de refuser d’écouter.

Ce n’est pas exactement un choc de cultures que Marie Desplechin met ici en scène, même si la situation de la narratrice (très modeste) est bien sûr beaucoup plus « normale » que celle de cette « fille des rues » : elles doivent, toutes deux, se battre pour leur survie et n’ont jamais connu de vie dorée.
Elle évite grâce à cela tout manichéisme, même si l’on peut parfois s’étonner de la surenchère dans le passif de la jeune héroïne (qui est aussi boulimique et nympho !). Mais elle est aussi paradoxalement incroyablement pure en dépit de tout ce qui l’a souillée : « Elle ne juge pas les bourreaux ni ne les condamne. Il n’y a dans son coeur aucune place pour la haine. ». Une « sainte » ira jusqu’à la qualifier la narratrice qui sent à son contact que « s’efface progressivement en moi la frontière qui distingue l’honnête homme du criminel. Je grandis en humanité. Je ne sais pas si je dois en remercier Olivia, ou si je dois la maudire. Olivia m’a sauvée la vie, pendant les quelques mois de mon existence qu’elle encombra de sa constance et de sa grâce. » Une sainte loin d’être nunuche et qui sait faire fonctionner le système D !
« Ca amusait toute la bande cette innocence qu’elle portait plaquée sur ses traits. Elle se baladait comme elle voulait, les poches pleines de dope à l’aller, pleines de thune au retour, avec ses airs de petite fille à sa maman. Et là où l’histoire était vraiment drôle, c’est que justement elle n’en avait pas, de maman. Juste du caillou et du culot, à vendre et à revendre. »

Et puis il y a aussi ces moments où l’une flanche et où l’autre lui apporte alors sa force, une force souvent insoupçonnée. Déception amoureuse, ennui dans un travail hypocrite de « nègre de nègre », Lexomil, bain chaud cathartique, cuisine thérapeuthique, frigo et fourneaux nourriciers, stage de clown pour trouver sa voie et son identité, vertus insoupçonnées du chlore pour nettoyer la cuisine et… les esprits (« Cette constante oscillation qui va du sale au propre et du chlore à la crasse est une heureuse leçon de la vie.« )… C’est tout un petit théâtre de l’ordinaire et du quotidien domestique qu’utilise ici l’écrivain pour raconter les fêlures où les petits rituels et les objets jouent un rôle de révélateur des sentiments. Une sorte de poétique du quotidien (« Imagine que le temps est un cercle et maintenant imagine dans ce cercle des tuyaux d’orgue remplis d’eau.« ) qui tente de repousser l’horreur et l’angoisse qui pèsent au fond des coeurs et enrayer l’auto-destruction. Oui, chez Marie Desplechin, les « objets inanimés » ont bien une âme !

« Je haïssais l’argent d’une haine insensée, faite de crainte et d’envie. Il était mon ennemi et j’entendais me battre. Je connaissais des victoires et des défaites, des razzias et la peur sauvage de l’engagement. Et pour finir je gagnais ma vie.« 

Pendant une année, elles vont donc s’épauler et apprendre l’une de l’autre, au fil des contingences et de leurs petites habitudes (un feu de cheminée, un verre de vodka, aller chercher les enfants à l’école…). Il y a une vraie égalité entre elles qui échangent tour à tour leurs rôles de mère courage et de gamine paumée, même si la seconde n’a jamais ouvert un livre et ignore qui sont Baudelaire ou Martin Luther King (ce qui fait joliment dire à l’auteur : « Je lui étais reconnaissante de m’apprendre que l’on peut vivre parmi les hommes sans rien connaître de leurs histoires.« )

La joie de vivre et surtout le goût de vivre doivent se cultiver. « Rester vivante » en somme coûte que coûte, ne pas sombrer même si la lucidité demeure (« Je ne peux pas croire que ce sont les baisers de princes charmants qui sortent les princesses de leurs siestes séculaires, non, les baisers endorment, ce sont les gifles qui réveillent.« ). C’est un anniversaire que l’on fête pour « savoir que nous existons et que le temps nous est compté« , un pique-nique improvisé au pied du canapé, la répétition des « Précieuses ridicules » de Molière ou encore un jeu de Monopoly… Des petits riens, des plaisirs minuscules, qui rassurent, qui structurent et (re)donnent un équilibre et des repères quand on n’en a jamais eu ou qu’ils s’évanouissent face au désarroi qui ronge de l’intérieur.

« Pour la plupart, nous apprécions l’amour de nos semblables, au titre de reconnaissance nécessaire ou de divine surprise. Nous avons été élevés pour ça, d’une façon ou d’une autre, selon la voie du manque ou celle du trop-plein, peu importe, au bout du compte nous aimons être aimés, et nous aimons aimer, à tort et à travers et à nos dépens, mais avec entêtement, avec récidive et avec préméditation. L’amour nous plaît, son bruit de chaînes et ses fruits de saison.« 

Au delà de la peinture sociale par petites touches sensibles et de l’histoire d’amitié et d’entraide qui se tisse entre les deux héroïnes, c’est aussi et surtout la finesse des petites réflexions ou les observations sur la vie et les rapports humains de l’auteur que l’on apprécie dans ce roman. Ces grandes vérités nichées, mine de rien, derrière quelques phrases simples mais qui ne manquent pas d’interpeller : « Les confessions émergent comme les icebergs. D’abord, on voit le sommet sortir de la flotte. On se fait la remarque : Tiens un petit morceau de glace, je vais le contourner. On croit contourner, on voisine. Tandis qu’on tergiverse, l’iceberg poursuit son ascension. On n’avait rien vu venir, et soudain le voilà, il est là qui se balance, massif et montagneux, il donne le vertige, il ferme l’horizon. » ou encore « J’ai trop longtemps vécu trop jeune, je me trompais sans cesse, je me perdais dans les rues. Comme je regrette d’avoir été abandonnée toute seule à ma jeunesse, comme je regrette de n’être pas née plus vieille, j’aurais moins pleuré. Tout est tellement plus simple quand on connaît d’avance les régles des jeux. En dépit des apparences, je ne parle pas seulement de l’amour… »
C’est donc aussi d’une certaine façon un roman d’apprentissage et de remise en question.

Le style original de l’auteur confère à ce roman son aura quasi magnétique.
Une langue fluide et épurée, à la fois douce-amère et tendrement ironique, non sans rappeler un Modiano. Elle restitue ainsi le mouvement de la vie, ses flux et reflux qui nous font aller de l’avant. Pas de grande démonstration : juste les jours qui passent en buée légère. Elle invente pour cela une prose d’une grande justesse, à la fois concrète et affective, où les dialogues se mêlent à la narration, ce qui la rend particulièrement vivante et organique. Les phrases coulent d’elles-mêmes, presque implicitement, presque « sans elle » justement…

Paroles de Marie Desplechin à propos de « Sans moi »:
« J’aime bien qu’il y ait un bruit de fond que je n’écoute pas vraiment, comme de la musique… mais parfois, j’ai besoin du silence. En fait, je n’ai aucun rite particulier. Pour moi, les rites, c’est du luxe. Selon le moment, je fais le va-et-vient entre la machine et le papier quand l’écriture résiste. C’est bien de changer de support pour que ça reparte…  »

Pour son livre « Sans Moi », Marie Desplechin ne pensait pas à une oeuvre visuelle, une pièce de théâtre ou une oeuvre cinématographique, mais plus à une image fixe, un tableau. Malheureusement, l’action se déroulant dans un appartement et donc appropriée à une oeuvre visuelle, le souhait de l’auteur n’a pas abouti. Elle ne considère pas son livre comme autobiographique mais comme un projet, une action fictive, inventée de manière à rendre les gens heureux. Elle a en fait changé le fond mais s’identifie à la narratrice. Le choix de la première personne lui permet de mieux transcrire la vie, la réalité. Elle connaissait exactement le caractère de chacun de ses personnages et le déroulement de l’intrigue sans pour autant savoir comment elle se terminerait. La narratrice de « Sans Moi » n’a volontairement pas d’identité, pas de nom, seulement un âge approximatif, de la même manière que chez Proust. Ceci est dû au fait que c’est suffisant pour suivre sans difficulté le fil de l’histoire.

Ce qui l’intéressait était le jeu sur le portrait d’Olivia et donc celui de la narratrice avec ce renversement de situation de chacune. La relation qu’elles entretiennent ensemble n’est pas un amour par des mots mais un amour d’absence. « Le cas d’Olivia est compliqué, elle se situe en dehors de la morale sociale. », dit-elle. (source : académie de Créteil)

Sur le même thème, voir aussi le dossier livres « Identification d’une femme »

Parcours de Marie Desplechin :
Marie Desplechin est née à Roubaix le 7 janvier 1959. Elle a fait des études de lettres et de journalisme, mais a toujours rêvé d’être écrivain. « J’ai toujours voulu écrire, mais c’était compliqué. Je n’étais pas précoce. » Ses parents, commerçants à Roubaix, ne sont pas des intellectuels au sens propre du terme, mais des gens pour qui la vie artistique a une énorme importance et qui adorent le cinéma et les livres. Mais surtout ils aiment faire partager leurs émotions à leurs enfants. D’ailleurs, un fils est devenu cinéaste (Arnaud Desplechin), leur fille Marie, écrivain, et une autre, traductrice. A dix-huit ans, elle « monte » à Paris pour un amoureux qui la quitte sans tarder. « Je me suis retrouvée très seule, je ne comprenais pas cette ville, personne ne m’invitait, à croire que j’avais la gale ! » Elle passe une licence de lettres classiques à la Sorbonne alors qu’elle n’aime ni le grec, ni le latin, ni le français médiéval. Enfin elle devient journaliste avant de travailler dans la communication en free-lance… C’est grâce à sa sœur qu’elle entre en littérature. «Elle traduisait des livres pour enfants chez Gallimard et elle m’a suggéré de me lancer. Cela me semblait rassurant d’écrire dans un genre. » Des éditions L’école des loisirs à celles de L’Olivier. Elle propose un texte à Geneviève Brisac. Ce sera Le sac à dos d’Alphonse (L’Ecole des loisirs). Ses romans pour la jeunesse mêlent l’humour et la tendresse. Tout en continuant à imaginer des histoires pour les enfants, elle tente quelques nouvelles pour adultes qu’elle soumet à Olivier Cohen. Celui-ci s’enthousiasme et l’encourage à en écrire d’autres pour publier un recueil. Ce sera Trop sensibles en 1995. «Il a bien marché, c’était magique. Mais j’ai continué à créer pour les enfants, car c’était un monde qui me correspondait.» Trois ans plus tard, ce sera Sans moi. En 1995 elle publie un recueil de nouvelles très remarqué, “Trop sensibles”. Son premier roman, “Sans moi”, a connu un très grand succès. Aujourd’hui cette admiratrice d’oeuvres telles que Push de Sapphire, « Tendre jeudi » de John Steinbeck ou encore le « Jules et Jim » de Henry Pierre Roché, vit à Paris et a trois enfants.

« Sans moi », l’adaptation au cinéma, réalisé et écrit par Olivier Panchot (sortie : octobre 2007) :
Produit par Elzévir Films et distribué par Haut et Court, ce long métrage, pour lequel la participation d’Emmanuelle Béart avait un temps été pressentie, raconte l’entraide de deux jeunes femmes. Yaël Abecassis y incarne Anna, la narratrice trentenaire et mère de deux enfants tandis que Clémence Poésy, repérée sur le blockbuster « Harry Potter et la coupe de feu », interprète Lise (Olivia dans le roman).
Le synopsis (assez fidèle au roman) : Anna, 30 ans, vit seule avec ses deux enfants, Thomas et Suzanne. Elle engage une baby-sitter pour l’aider. Malheureusement, cette jeune femme, Lise, est assez portée sur les drogues et sur les rencontres hasardeuses. Et en même temps, Lise est formidable avec les enfants, a une énergie étonnante et se révèle terriblement attachante. Cependant, ce n’est pas celle qu’on croit qui va aider l’autre. Quand Anna commence à sombrer dans ce qu’il faut bien appeler une dépression, c’est Lise qui la fait remonter à la surface. Parce que cette jeune femme élevée à la DDASS a en elle une force et une générosité incroyables, parce qu’elle aime les enfants comme elle-même n’a jamais été aimée, parce qu’il suffit qu’elle aide quelqu’un d’autre qu’elle-même pour oublier de se détruire, Lise remettra son amie sur les rails et lui redonnera confiance.

Visuels d’illustration extraits du film.

3 Commentaires

  1. La narratrice de "Sans Moi" n’a volontairement pas d’identité, pas de nom, seulement un âge approximatif, de la même manière que chez Proust. )))) hmmm… Il s’appelle Marcel le narrateur de la Recherche. Son nom nous est révélé à 2 reprises dans le tome La Prisonnière…. et je pense bien qu’il a une identité…

    Dans le roman de Marie Desplechin, y a t-il un lesbianisme "latent" entre ces 2 femmes (j’ai pas lu le roman) ?

  2. Quel esprit d’observation ma chère !
    Je ne répondrais pas au nom de Marie Desplechin pour ce qui est de son comparatif avec Proust. Pour ce qui est du lesbianisme latent, apparemment il serait plus suggéré dans le film que dans le livre. Le film a l’air plus « sexe » que le roman en fait, de prime abord. Contrainte commerciale je suppose…

  3. D’accord je vois ! Je vais penser à lire le roman quand j’aurai un peu de temps libre. Là c’est un peu chaud !

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