La trilogie « Rosalie Blum » de Camille Jourdy: De l’art de ré-enchanter la routine quotidienne…

C’est avec sa trilogie « Rosalie Blum » que Camille Jourdy, trentenaire (née en 1979), diplômée de l’Ecole Supérieure d’Art d’Epinal et des Arts décoratifs de Strasbourg, s’est faite remarquer, après des illustrations pour des albums jeunesse et une première BD chorale. Lauréate de plusieurs prix (prix Révélation pour le Tome 3 « Au hasard Balthazar ! » du 37e Festival international de bande dessinée et Prix RTL 2009), cette lyonnaise cultive un univers sensible, doux-amer, sublimé par une palette chatoyante d’aquarelle. Dans une petite ville de province, elle décrit la solitude et l’ennui ordinaires en imaginant une drôle de filature croisée entre trois personnages qui essaient de se sentir vivants malgré leurs fêlures intérieures et leur sentiment d’échec et d’impasse… Très attachant :

« Pour Rosalie Blum, l’idée principale était un personnage qui en suit un autre et qui lui-même se fera suivre à son tour.« 

Rosalie Blum, Tome 1, « Une impression de déjà vu »

« Moi aussi j’avais l’habitude de me promener mais avec Rosalie comme guide c’était très différent. Elle ne se promenait pas comme moi. Elle n’allait pas dans les mêmes endroits, elle n’allait pas à la même allure, au même rythme. Là où je me serais sans doute arrêté, elle passait son chemin sans faire attention et là où j’aurais accéléré le pas, elle s’arrêtait brusquement. Elle commençait à faire partie de ma vie. »

Si l’ouvrage porte le nom de Rosalie Blum, c’est un autre personnage qui en est en réalité l’(anti-) héros. Un vieux garçon, trentenaire, modeste coiffeur de province, vivant avec son chat et tournant en rond dans sa « petite vie simple, triste et sans projet » comme il la résume. Cliché penserez-vous ? Oui et non. Car l’auteur parvient à nous le rendre singulier et attachant, notamment dans sa relation avec sa mère, possessive et un brin allumée.
Pour toute distraction, il reçoit de temps à autre la visite de son cousin bon vivant qui, contrairement à lui, collectionne les conquêtes tandis qu’il s’accroche mollement, sans vraiment y croire, à la perspective de rejoindre une petite amie à Paris.
On pense à cette phrase de Michel Houellebecq, « Dans la vie tout peut arriver, surtout rien ». Et à force de vide, il finit par s’inventer une rencontre avec une caissière, la quarantaine fatiguée, a priori banale et sans attrait. Une caissière nommée Rosalie Blum qui lui donne « une impression de déjà-vu »… Prétexte pour se lancer sur les traces de cette femme aperçue, d’y voir un signe, un moyen de changer ou au moins de pimenter un peu son existence.
L’originalité de cette histoire repose sur cette relation particulière, touchante et ambiguë, qui va se tisser entre ces deux personnages, tout entière basée sur l’obsession voire la fascination, la cristallisation et le fantasme (au sens large). « Rosalie Blum » un nom qui invite à l’évasion, au mystère et sur laquelle il va projeter toutes ses attentes et son besoin de rompre avec sa routine, l’emprise pesante de sa mère, ses complexes et frustrations… Il ne s’agit pas ici d’une (en)quête amoureuse, mais davantage d’un lien fraternel entre ses deux paumés qui errent dans les rues désertes, les terrains vagues ou les bars de leur petite ville sans surprise.

Rosalie Blum devient un emblème, le symbole d’une autre vie possible, plus animée, plus vivante même si elle semble aussi une grande solitaire. La possibilité de sortir de « sa vie pratique et confortable » comme il se le reproche. Cette « non rencontre » sera le catalyseur qui permettra à ce grand garçon un peu trop passif et gentil, de se remettre en cause et de s’émanciper lentement, de s’affirmer. Avec Rosalie, l’ordinaire, le banal devient plus excitant par le jeu de pistes qu’elle offre à son insu, voire merveilleux sous l’influence du dessin coloré et onirique (le récit est de plus entrecoupé de rêves -souvent cocasses- du héros révélant ses doutes, ses rancœurs refoulées ou encore ses aspirations) de l’auteur.
Un trait artistique qui sait aussi bien capter l’atmosphère d’un appartement d’un autre âge où le temps semble s’être arrêté peuplé de brocante et de tapisserie surannée, le bric à brac d’une table ou d’un étalage de marché, d’un jardin, d’un salon défraîchi ou encore d’une petite rue morne… Mais aussi les petits gestes du quotidien, mimiques (saynètes avec le chat notamment)…

Si la mélancolie domine, l’album n’est pas exempt de touches d’humour insufflées notamment par le personnage de la mère, sorte de Tatie Danièle qui vit dans sa petite bulle imaginaire et ses figurines de théâtre…, mais aussi la maladresse, les contradictions ou les enfantillages du héros. Les couleurs vives et chaudes, riches en détails, qui illuminent les pages contrastent aussi avec la solitude ou le mal-être ressentis par les personnages. Une histoire étrange, émouvante qui laisse une sensation cotonneuse, de flottement mâtiné d’une certaine fantaisie voire de folie (ordinaire)… Avec tout de même un rebondissement final qui ne manque pas de donner très envie de lire quel sera leur avenir…

Rosalie Blum, Tome 2, « Haut les mains, peau de lapin ! »

« Je crois que plus on ne fait rien, plus on ne fait rien… »

Alors que le « suspense » était à son comble dans le tome 1, Camille Jourdy nous joue les prolongations avec une belle pirouette et reprend à rebours son récit… Mais vu de l’autre côté. Celui de notre mystérieuse Rosalie, par l’entremise de sa nièce, Aude dont on fait ici la connaissance et qui tient le rôle principal. L’occasion pour l’auteur de dresser le portrait d’une jeune-femme d’aujourd’hui, qui se cherche, entre précarité professionnelle et vague à l’âme. On retrouve ici son talent pour dépeindre l’ennui et la solitude intérieure bien que notre héroïne soit entourée de colocataires hauts en couleurs (dans tous les sens du terme puisque la palette de l’auteur est toujours aussi riche et chatoyante que dans le tome 1, pour le plus grand plaisir des yeux !).
Et le même paradoxe se retrouve entre une histoire à la mélancolie douce et amère et des images aux couleurs vive et gaies. Des images aussi « remplies » que la vie des protagonistes est vide…

Comme si tout ce bric à brac d’objets insolites, farfelue venait combler leurs manques en apportant un peu de fantaisie et leur rappeler qu’ils sont vivants malgré tout. Comme Vincent le coiffeur, Aude s’enlise dans une vie terne et morne, avachie sur sa (néanmoins superbe et flamboyante rouge) banquette d’époque devant la TV ou enroulée dans sa couette, rêvassant désœuvrée, complexant devant le miroir sur ses quelques kilos en trop…
En quelques scènes, attitudes, postures…, Jourdy traduit avec justesse et finesse le mal-être sourd qui habite ce personnage qui ne parvient pas à trouver sa place, pas plus au sein de sa tribu folklorique que de sa famille et encore moins de la société.
C’est la « génération loser », celle qui enchaîne les petits boulots ingrats et mal payés, pointe au chômage, sans perspective d’avenir… En se rapprochant de sa tante Rosalie qui la charge d’enquêter sur son « suiveur », elle découvrira une âme qui lui ressemble un peu, une autre marginale ainsi qu’en filigrane un secret de famille. Autour d’un café, la complicité se tisse entre les femmes qui apprennent à se connaître, sans se juger. Au-delà de la filature entreprise par Aude escortée de ses acolytes, prétexte à diverses anecdotes burlesques (notamment un remake de psychose avec la mère de Vincent…), c’est surtout la « rencontre », à distance, entre Aude et Vincent qui est ici intéressante.
Et l’on ne manquera pas d’établir les parallèles symétriques de leurs deux univers (le « kolocataire » voyou et loufoque aux numéros de cirque foireux renvoyant au cousin aventureux de Vincent ou encore à sa mère et son théâtre de poupées…). Ces deux là semblent en tout cas avoir tout pour s’entendre. La fin s’achève sur une habile convergence avec le tome 1, la boucle est bouclée… Ne reste que le dénouement… à suivre bien sûr !

3. Au hasard Balthazar !

« Tiens ! L’autre jour, tu me demandais si je croyais au hasard. Eh bien non. Je crois que rien n’arrive sans raison. Le hasard, Vincent, ça n’existe pas. Voila ce que je crois.« 

C’est avec une certaine fébrilité que l’on ouvre le 3e et dernier tome de Rosalie Blum : le tome de dénouement, de la confrontation et des révélations s’imagine-t-on. Oui et non… Encore une fois Camille Jourdy sait nous surprendre et emprunter des chemins de traverse. Sans déflorer les secrets et ultimes rebondissements, on pourra dire que ce 3e tome se situe quelque part entre la « revanche -joueuse- de Rosalie » et « bas les masques », avec des personnages qui osent enfin se révéler et briser la distance. Même notre brave coiffeur parviendra à se décoincer quelque peu même s’il n’est pas au bout de ses peines ! L’auteur prend toujours autant plaisir à tourner en ridicule son anti-héros, notamment au travers de ses cauchemars mi-freudiens mi tragicomiques.
Le jeu du chat et de la souris continue encore ici, avec une tournure plus ludique que jamais.

Entre bal masqué, malentendus, rendez-vous manqués, passé qui resurgit… : nos personnages sortent de leur apathie et osent se frotter enfin à la vie, en renouant également avec leur féminité ou la séduction. Et vivent leurs dernières aventures sur fond d’ambiance poétique et floconneuse alors qu’approchent les fêtes de fin d’année, période symbolique…
On retrouvera également avec plaisir les interventions toujours aussi saugrenues du « Kolocataire » (cf : la scène de tampax…). Et toujours cette chaleur humaine qui émane de ses pages, propagées par ses décors de vie provinciale tranquille, de cocon domestique à l’abri du tapage extérieur : le canapé où l’on se réfugie avec ses copines, le café dans une tasse multicolore que l’on partage autour de la nappe à carreaux rouge et blanc, où s’échangent les confidences, les peines et interrogations… C’est toute cette sensibilité de Jourdy, son attention aux petits détails qui rendent si plaisante cette série. Il y a aussi cette idée, que l’épilogue renforce, que la vraie famille n’est pas celle de sang et que l’on peut recomposer sa famille avec les gens que l’on aime. Les parents (en particulier les mères) n’ont pas bonne presse dans ces pages !

Ce 3e et dernier tome tient ses promesses, sans être non plus renversant (l’épilogue étant peut-être un peu poussif et pas très crédible même s’il se veut en résonance avec les thèmes du hasard et des coïncidences qui gouvernent les 3 albums…), il clôture avec cohérence une histoire en 3 actes, bien construite et au charme certain. Un chassé-croisé psychologique original, à la douce fantaisie.

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