« Richard Yates » de Tao Lin : Amour et génération hyper-connectée

« Richard Yates » premier roman traduit un France de Tao Lin, jeune auteur américano-taiwanais de 28 ans de Brooklyn, qui n’a pas manqué d’interpeller la critique anglo-saxonne en 2010, saluant son avant-gardisme (Le Guardian l’a surnommé le « Kafka de la génération iPhone ») ou le comparant à Bret Easton Ellis ou encore Douglas Coupland. Si ce dernier avait écrit le traité de la génération X, Tao Lin dresse le portrait de la génération Y (encore elle !), adepte des technologies digitales. Le magazine culturel de Seattle, The Stranger, a même parodié la fameuse couverture du Times sur Franzen, avec Tao Lin dans le rôle du « Great American noveslist » (visuel ci-contre).
Après William Gibson, pape du cyberpunk qui fut le premier à explorer les réseaux virtuels en littérature jusqu’à la jeune Hegemann à la rentrée dernière, il ausculte avec cruauté les mœurs de la génération hyper-connectée, sous une forme conceptuelle :

Richard Yates va certainement en déstabiliser plus d’un. D’un point de vue purement littéraire, structurel et syntaxique, d’une part, mais aussi tout simplement par son discours nihiliste extrême et le malaise émotionnel et générationnel qu’il transmet. Tao Lin, poète, noveliste, romancier, bloggeur, est le représentant d’une nouvelle famille d’auteurs américains, ceux pour qui le Iphone et les réseaux sociaux tiennent autant de place dans la vie que les 250 pages imprimées d’un roman papier. A l’image de Scott Fitzgerald ou J.D. Salinger, en passant par Douglas Coupland ou Bret Easton Ellis, Tao Lin incarne aussi cette race d’écrivain dont les œuvres s’abreuvent à la plus complète contemporanéité. Richard Yates, chronologiquement son second roman (mais le premier traduit en France), est donc de ces romans clés que l’on lira comme un témoignage de notre temps, même si sa portée humaine, la charge d’émotions qu’il véhicule, resteront certainement présentes et pérennes pour l’avenir.

L’anti-Moins que Zéro
On compare souvent Richard Yates au roman inaugural de Bret Easton Ellis, Moins que Zéro. Il est vrai que l’on retrouve dans le livre de Lin, la même expression d’un néant quotidien alimenté par la vacuité d’une époque en totale perte de repères déjà observé chez Ellis. La différence tient en deux points : l’époque et le milieu. Ellis décrit le mal de vivre de la génération dorée des années 80, une jeunesse qui grandit à l’ère de l’argent roi, qui a tout et ne souhaite plus rien. Une génération quasi-génocidée par l’aisance. Le désespoir d’Ellis, est celui du luxe qui masque mal le vide d’existences finalement très pauvres en émotions. A contrario, Lin décrit le quotidien des « petits blancs d’Amérique ». Ces enfants de la classe moyenne à qui l’on a tout promis mais qui n’ont rien reçu en héritage. Ceux pour qui le seul luxe est incarné par les « têtes blondes » du cinéma Hollywoodien dont ils portent parfois le nom (les Brandon, les Kelly) comme c’est le cas ici (les deux principaux protagonistes du roman sont affublés de noms d’acteurs américains ayant tout deux été happés par Hollywood dés leur plus jeune âge, Haley Joel Osment et Dakota Fanning). Glaçante ironie. « Cette idéalisation de la beauté et de la gloire dans nos cultures rend en quelque sorte fous les gens » disait d’ailleurs Ellis à ce sujet. Mais cette jeunesse des années 00, au contraire de celle d’Ellis, est avant tout précaire. Elle dispose de toute la connaissance du monde disponible sur internet, mais ne peut quasiment jamais accéder au réel faute de moyens. C’est celle des assistants et des stagiaires, toute une frange de la population qui a accès à la richesse de ses employeurs, et à celle distribuée en réseau, sans pouvoir y avoir accès autrement qu’en transgressant les lois, en volant, ou en jouant les voyeurs.

Roman épistolaire pop-art
Pour autant, le lien entre ces deux écrivains n’est pas idiot. Si certains critiques reprochèrent justement à Bret Easton Ellis de cultiver une histoire et un style « proche du zéro », à la sortie du roman éponyme de l’américain, les mêmes reprendront certainement le même argument pour décrire le style de Tao Lin. En effet, Richard Yates, cet ultime roman du mal-être contemporain qui dévoile sans pitié le vide existentiel de notre époque, pourrait paraître extrêmement pauvre par ses répétitions, ses absurdités stylistiques et le manque de profondeur de ses descriptions. C’est oublier que si Richard Yates est justement bâti sur des dialogues virtuels captés par le biais des outils de communication numériques (chat gmail et textos), ainsi que sur les monologues intérieurs de deux jeunes adultes en proie à la désorientation, c’est justement pour stigmatiser la façon dont toute une frange de la jeunesse est aujourd’hui frappée par une forme de malaise très courant, une anesthésie sociale et relationnelle, paradoxalement alimentée par les liens virtuels (ce bon vieil Emile Durkheim aurait certainement parlé d’anomie).

Et puisque nous en sommes à évoquer les croisements littéraires, il est bon d’insister sur le fait que Richard Yates n’a également strictement rien à voir avec l’auteur du même nom (même si l’oeuvre de ce dernier est souvent évoquée dans le roman de Lin) même si les banlieues résidentielles décrites par Lin sont autant de trous noirs qui pourraient surgir de l’œuvre du géant barbu mort dans l’indifférence générale à 66 ans. Parfait roman pop-art, Richard Yates use des signes facilement reconnaissables par toute une frange de lecteurs pour mieux les détourner, générant ainsi ce que l’éditeur appelle avec justesse, « un subtil état de confusion ».

L’utopie de la communication
L’indifférence, au réel en particulier, c’est justement ce qui régit l’univers décrit par Tao Lin. Nés derrière un écran, Haley et Dakota, le couple mis en scène par Lin est le parfait exemple de rejetons d’une époque qui déifie la communication. Une utopie, presque une religion, instaurée dés la fin des années 90 et qui fait long feu dans Richard Yates, avec une cruauté sans limite. En effet, la tranche d’âge des adultes « connectés » de 15 à 25 ans, constamment emberlificotée dans ses liens virtuels, n’a finalement jamais été aussi démunie s’agissant du reste. Car ce qui dérange le plus dans ce roman de l’abandon et du désespoir contemporain, c’est avant tout le profond sentiment de solitude d’une génération censément reliée par des outils communicants omniprésents. Une génération « hyper-connectée », mais qui n’a finalement jamais eu aussi peu à se dire. Avec Richard Yates, Lin pose une question cruciale pour notre époque : « si les outils de communications contemporains sont aussi efficace que la publicité veut bien nous le faire croire, comment se fait-il que nous ne nous sommes jamais sentis aussi seuls dans les sociétés occidentales ? »
L’autre point fort du livre est justement qu’il s’agit d’un livre. A sa manière raffinée (car Richard Yates est aussi un livre extrêmement cultivé), Tao Lin est un dinosaure. Une voix solitaire résonnant dans le cyberespace des communautés virtuelles planétaires. Un homme de tout juste trente ans qui respecte toujours autant la littérature de ses aînés, les Roth, Updike, Below ou Styron, à une époque où la jeunesse ne lit plus que des blogs. Courageux, et désespéré aussi, il faut bien le reconnaître. [Maxence Grugier]

Extrait choisi (p.150 – 151)
« Après minuit Haley Joel Osment et Dakota Fanning se sont envoyé quelques textos. Haley Joel Osment était dans son lit. Dakota Fanning a demandé si elle pouvait l’appeler. Haley Joel Osment a dit qu’il n’avait pas envie de parler parce qu’il se sentait mal.

 » Ok, je comprends, a dit Dakota Fanning. Je t’ai fabriqué un mobile pour accrocher chez toi. Désolé je suis en retard. J’avais prévu de te le donner pour ton anniversaire. Bonne nuit.  »

 » Envois moi un mail si t’as quelque chose à me dire, a dit Haley Joel Osment dans un e-mail le lendemain après-midi. Je corrige mon roman. J’allais t’envoyer un mail mais je me sens fatigué maintenant. Et tu m’as pas envoyé de mail. Donc je sais pas à quoi tu penses.  »

 » Je vais essayer de faire plus d’efforts, a dit Dakota Fanning dans un e-mail. Est-ce que tu me crois ? J’en ai fait déjà. Si c’était pas le cas tu serais pas venu me voir et tu m’aurais pas laissé te voir non plus. Il faut que je fasse plus d’efforts. C’est ce que je fais là. Je vais faire plus d’efforts. Je t’ai pas envoyé de mail parce que je pensais que tu voulais qu’on te laisse tranquille, que tu voulais du temps pour réfléchir. Tu me manque. Tu es mon meilleur ami.  »

 » Je crois que je ressens de l’indifférence pour toi en ce moment même, à dit Haley Joel Osment dans un e-mail. Je sais pas. C’est déprimant parce que j’ai envie de t’aimer parce que je rencontrerais sûrement jamais plus quelqu’un comme toi, mais je peux facilement rencontrer quelqu’un que, d’une manière différente, tout comme j’apprécie la considération et la prévenance, j’apprécierais plus que toi. (…) « 

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