Kitchen de Banana Yoshimoto, Le goût de la vie vient des cuisines…

Kitchen de Banana Yoshimoto est un premier roman emblématique de la nouvelle génération littéraire nipponne des années 80, rapidement devenu un best-seller au Japon (vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires). Cette œuvre initiatique est signée d’une jeune japonaise alors âgée de 23 ans en 1988. A la fois onirique, poétique et étrange, il contient d’ores et déjà les thèmes essentiels de l’univers que la romancière développera dans ses romans suivants (moins marquants que ce premier néanmoins): les pulsions de vie et de mort, la solitude et la fragilité émotive à travers les destinées de plusieurs jeunes à l’aube de leur vie d’adulte dans laquelle ils ont bien du mal à s’engager…

« Je voulais toujours garder présente en moi l’idée que j’allais mourir un jour. Sinon, comment avoir la sensation d’être vivante ? »

Les mots de Banana Yoshimito possèdent un pouvoir envoûtant.
On entre dans ses histoires comme dans un rêve. Un rêve cotonneux à la beauté mélancolique. Une « Tristesse et beauté » pour reprendre le titre du roman de Kawabata dont elle est la digne héritière.
Il n’y a, en effet, pas vraiment de cohérence réaliste dans ces deux récits qui composent ce roman (« Kitchen » et « Monnlight Shadow » en français « L’ombre du clair de lune »). On pourrait même soupçonner l’auteur de les avoir écrites au fil de l’inspiration, en prenant pour point de départ cette vision de la cuisine, lieu nourricier, lieu symbolique de la vie par excellence où l’on se régénère.
« Comment se faisait-il que j’aimais tant tout ce qui touchait aux cuisines ? C’était vraiment curieux. Cette affection qui rappelait un attachement lointain, gravé dans la mémoire de l’âme. Dés que je mettais le pied dans une cuisine, c’était le retour au point de départ, l’impression de retrouver quelque chose. »

Lieu autour duquel elle tisse une parabole de la mort et de la vie et explore la difficulté de faire le deuil de la perte d’êtres chers mais aussi, par extension, de son enfance, de son adolescence pour s’engager dans la vie active, prendre des décisions pour son avenir sentimental comme professionnel.

L’héroïne de « Kitchen », Mikage, jeune fille flottante et secrète, est orpheline. Désemparée, elle est accueillie chez un ami de fac (« Il m’a juste recueillie comme un chien perdu. »), Tanabe, qui vit avec son père (transsexuel et qu’il appelle « sa mère »), également orphelin de mère.
Une famille recomposée hors norme s’établit alors entre eux et tisse des relations ambiguës entre les personnages : amitié amoureuse platonique entre les deux jeunes, vive admiration de Mikage pour cette mère transsexuelle à la beauté troublante…
Cette famille de sang et de cœur essaie de se soutenir mutuellement dans ses fêlures et failles respectives jusqu’à ce qu’une nouvelle mort brutale frappe…

Dans le 2e récit (qui survient un peu abruptement alors que le premier s’achève en pointillé), on fait la connaissance de Satsuki, une autre jeune fille qui doit affronter la mort soudaine de son petit ami sans avoir pu lui dire au-revoir. On retrouve aussi le thème du travestissement à travers le frère de ce dernier qui, ayant également perdu sa petite amie, porte ses vêtements pour enrayer sa peine.
Pourquoi cette curieuse récurrence de la confusion des genres à la Almodovar ? L’énigme reste entière, c’est ce qui fait aussi partie du charme de l’auteur, son mystère et son univers singulier.
L’auteur introduit ici une dimension surnaturelle plus marquée en imaginant un lien plus explicite entre le royaume des mors et des vivants. On pense ici très nettement à Murakami très friand également de ce type d’effet et de cette frontière mouvante qu’il explore dans tous ses romans entre la réalité et les autres mondes, ces autres dimensions que l’on peut imaginer.

Au-delà de ces intrigues qui restent finalement très minces, c’est surtout l’atmosphère qu’installe par petites touches subtiles l’écrivain qui donne toute sa valeur à ce livre.
Qu’il s’agisse de ces descriptions d’ambiance qui transfigurent le réel et le quotidien : « Le long de la baie vitrée, les plantes qui se détachaient dans la pénombre respiraient doucement, enchâssées dans le splendide paysage nocturne. Paysage de nuit – avec ses reflets féériques, il brillait de tous ses feux dans l’air limpide et vaporeux d’après la pluie. » ou encore « Le temps, d’un silence transparent, coulait goutte à goutte avec le crissement de nos stylos. Au-dehors mugissait un vent tiède, pareil à une bourrasque de printemps. Même le paysage nocturne semblait tanguer. », ou encore des repas : « (…) La brise du soir passait à travers la moustiquaire, et en regardant au dehors, les derniers vestiges du ciel voilé de chaleur qui se dilataient dans un éclat bleuté, nous mangions du porc bouilli, des nouilles froides à la chinoise ou de la salade de pastèque. »

Elle enrobe chaque détail d’une aura de merveilleux presque mystique où les éléments intérieurs et extérieurs se mêlent dans une union tour à tour inquiétante ou apaisante.

Discoveries

« Nos sentiments blottis l’un contre l’autre, étaient en train d’amorcer en douceur un virage dans les ténèbres environnées de mort.« 

Elle se distingue aussi par les fines analyses psychologiques de ses personnages singuliers, « ces enfants perdus dans les ténèbres et la solitude« , de leur douleur, de leur enfermement respectif en fonction de leur passé propre. Leurs tentatives de convergence sont sans cesse arrêtées par la solitude ou l’incommunicabilité qui les habitent malgré tout : « La nuit s’avançait lourdement sur nous. Me donnant l’impression qu’on ne pouvait rien partager. ». Ce qui les empêche d’avancer : « C’est bien facile de rester indéfiniment comme ça sans avancer ni reculer. » reproche une rivale à l’héroïne Mikage dans sa relation avec Tanabe.

Au final, l’auteur laisse toujours la place au lecteur de se former sa libre interprétation.
La dimension culinaire fait des incursions régulières mais on regrette que cela reste superficiel (le rapport charnel aux aliments, aux odeurs, aux saveurs aurait pu être davantage creusé), comme si l’auteur essayait de placer un peu artificiellement ce type de détails pour rester fidèle à son titre de départ mais qu’elle préfère dériver vers d’autres horizons de son imaginaire (comme notamment l’histoire du père transsexuel et de sa passion pour les plantes).

L’héroïne prend des cours de cuisine et l’on vogue au fil des pages dans des menus à base de marmite de tofu, de brioches à la viande, de tempuras ou encore de thè au jasmin… Une des plus belles scènes du livre reste ce périple qu’elle parcourt pour rejoindre son ami simplement pour lui apporter une délicieuse barquette de katsudon (une variété de pattes). La notion de faim, « d’être affamés » en même temps (« C’est curieux. Sous le même ciel, on est tous les deux affamés ce soir ! »), de partager un repas ensemble revêtent des allures symboliques. Le fait de manger ensemble devient une autre façon de dialoguer quand les mots n’arrivent pas à exprimer ce qu’ils ressentent au fond.

A lire pour l’écriture toute en retenue de Banana Yoshimoto qui distille une émotion délicate, presque zen malgré la douleur qu’elle contient, au fil de ces pages singulières. [Alexandra Galakof]

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1 Commentaire

  1. Je crois que c’est un des premiers romans jap dit contemporain que j’ai lu quand j’étais ado (ou jeune adulte? je ne sais plus), je me souviens de très belles descriptions qui faisaient honneur à ce côté à la fois minimal et très précis de leur littérature et cette propension à travailler sur le sensoriel et des réminiscences mélancoliques et baignées de crépuscules. Ah ces visions de l’héroïne dormant sur le sol de la cuisine… Et Eriko bien sûr, magnifique!

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