Fake de Giulio Minghini: « Il suffit de s’inscrire, tu verras »…

Fake est le premier roman d’un trentenaire italien immigré à Paris et traducteur, Giulio Minghini, finaliste du prix de Flore 2009 et très soutenu notamment sur Facebook (, un comité créé à l’initiative de Richard Duvalec), . Publié en avril 2009 et salué par la critique, ce livre d’inspiration autobiographique a aussi provoqué un petit scandale au sein des communautés qu’il tourne en satire : celles des sites de rencontres (voir ci-dessous*). En retraçant son expérience pendant près d’un an, à la suite d’une rupture amoureuse, il nous plonge dans les méandres de ces labyrinthes virtuels faits de solitude, manipulation, vanité et (dés)illusions. Dans la lignée de Mammifères de Pierre Mérot, un texte érudit, cinglant, glacial voire terrifiant… et en cela fascinant voire magistral :

A l’origine, l’auteur avait pensé écrire des portraits des femmes rencontrées avant de s’orienter vers un roman plus structuré autour des sites de rencontres et de leur impact sur les relations amoureuses.

La force du roman est de réussir à orchestrer un certain crescendo dans cette « aventure » et d’éviter de (trop) tourner en rond. Et plus particulièrement l’évolution psychologique du narrateur au fur et à mesure qu’il découvre, se familiarise jusqu’à parfaitement maîtriser les codes et les rites de ces sites. D’abord narquois et moqueur, il s’amuse de la prétention des membres sur le site de rencontres basé sur l’affinité culturelle* qu’il fréquente. « Pour remporter une franche réussite, il doit suffire d’avoir lu trois livres et d’afficher des convictions – même vagues de gauche. » Il taxera ainsi l’une des premières femmes qu’il rencontrera par ce biais de « parvenue de la culture ». Et dénonce surtout tous ces pseudo-artistes qui peuplent Paris couvant des ambitions de manuscrits ou d’expos photos…, vivant de leur RMI et n’osant critiquer l’état. Cette critique rappelle ainsi le roman Bandes alternées de Philippe Vasset.

Tel un stratège marketing, il étudie les « facteurs de succès », les « accroches » pour séduire ses proies, comment augmenter « sa visibilité », « sa notoriété » sur le site qui fonctionne comme un petit village avec ses private jokes et ragots… Jusqu’à calculer un taux de rentabilité (rapport sexuel versus coût de son abonnement au site) !
Commence alors la ronde des rencontres, de la responsable RH à la jongleuse expatriée à Dublin en passant par la vendeuse d’Hugo Boss… Femme mature entourée de chats à la jeunette qui parle en langage SMS… L’entraînant rapidement dans une spirale frénétique, réalisant ainsi le fantasme masculin de casanovisme : « Alicante, Ludica, Sélène, Muse87, Ariannesansfil. Je suis captivé chaque jour par au moins quatre ou cinq profils. Il m’est impossible de me concentrer sur un seul. Mon esprit se dissout dans un kaléidoscope d’existences offertes. Et l’inconstance, ma qualité principale, se trouve ici portée à sa plus parfaite expression. A son zénith destructeur. »
Et souvent un point commun récurrent : « une envie exacerbée de rompre, ne serait-ce que le temps d’un verre, une solitude devenue trop oppressante. »
Il raconte l’accumulation des confidences qu’il recueille et qui s’avère éprouvante : « L’immense fatigue que représente le fait d’entrer, ne serait-ce que le temps d’une nuit, dans la forêt psychique de quelqu’un d’autre. »
Des rencontres éphémères, sans lendemain ou de quelques semaines seulement, induites par la logique même du site d’après l’auteur : « J’ai la sensation de pouvoir reproduire à l’infini le vertige de la découverte et de ne vivre finalement que des ébauches de relations. Des débuts qui fusent et s’éteignent aussitôt. Non pas une histoire qui se forme avec son lent alphabet d’émotions, mais une espèce d’épilepsie sentimentale que je maîtriserais à coup de mails. »
Il faut saluer ici le talent de l’auteur pour décliner tout un lexique de la cyber-rencontre amoureuse, fait de métaphores aussi cyniques que poétiques : « L’enfer moderne a la forme d’un site de rencontres. Babel de désirs frustrés, d’attentes affichées comme des blessures, de solitudes remplies d’ombres féroces et insaisissables. » ou encore « Mon corps restera là, banni comme un spam, de l’autre côté de l’écran. ».

Une langue riche et vivante d’autant plus impressionnante que le français n’est pas la langue maternelle de l’auteur. C’est entre autres ce qui empêche de s’ennuyer dans le récit malgré son aspect un peu répétitif. Sans ostentation, il distille aussi de nombreuses références littéraires, à commencer par un certain René Crevel dont il traduit l’œuvre en parallèle mais aussi Montherlant (à qui il se compare dans « Les jeunes filles ») ou encore Modiano (il offre souvent Dora Bruder à ses conquêtes).

Malgré son propos plutôt dramatique, l’auteur distille quelques notes d’humour (noir) comme par exemple lorsqu’une fille évoque « la vie réelle » : « … Non lui je l’avais rencontré dans la vie réelle, me dit Marine, en me parlant de sa dernière relation importante. Cette phrase dégage le même parfum de regret que certaines chansons à l’accordéon entendues au bal des pompiers. Comme si tout ça, « la vraie vie », « la vie réelle », c’était un continent perdu, presque exotique ; un lieu désormais hors d’atteinte. » ou encore lorsqu’il relève quelques expressions des annonces comme « croquer la vie à pleines dents » : « Cette phrase ne me fait pas du tout penser à une pomme verte entamée par une jolie bouche féminine, mais bien plutôt à une morsure large et profonde, la morsure d’un fauve aveugle. »

La commedia dell’arte on line…
Au fil de « cette odyssée contemporaine » comme il l’appelle, le personnage commence à perdre pied. En s’engouffrant dans cet abîme virtuel, il devient addict jusqu’à l’aliénation. La dernière partie du roman aborde ainsi son ultime dérive assez terrifiante : le fake. « (…) l’une des plus perverses formes de contrôle de l’autre. Une sorte d’espionnage sentimental très pratiqué sur les sites de rencontres ». Il se mettra alors à fabriquer une horde de doubles, sombrant peu à peu dans une folie aussi effrayante que poignante. Il brocarde aussi au passage l’hypocrisie des responsables du site de rencontres qui lui reproche de « générer du fantasme » et de manipuler les membres : « Comment peuvent-ils me reprocher d’agir sur la base des principes qui sont au fondement même des sites de rencontres ? (…) Personne n’ignore que leur entreprise n’est qu’une exploitation éhontée de la solitude. »

Réflexion sur notre époque et ses nouveaux comportements, sur l’identité et la virtualité mais aussi sur l’ultra-moderne solitude, Giulio Menghini frappe par son mépris et sa hargne voire sa cruauté (sans doute une défense face à son propre dégout de lui-même car tout ce qu’il dénonce, il l’incarne aussi d’une certaine façon) et en même temps sa profonde détresse qui ne peut que bouleverser.

**************
*La polémique autour de Fake sur le site Pointscommuns.com

Ce premier roman a suscité une levée de boucliers des membres du site (qui lui reprochent notamment de « cracher dans la soupe ») ainsi que de ses responsables dont voici la réponse adressée aux accusations portées par l’auteur dans son livre :

« Fake nous apparaît comme un témoignage à charge contre les sites de rencontres en général et pointscommuns.com en particulier. Ce n’est pas le caractère critique qui nous pose  » problème « , mais son aspect systématique, sa méconnaissance des fonctionnements du site et l’utilisation de poncifs et de contrevérités.

En premier lieu, l’auteur présente pointscommuns.com comme un site très consumériste tant dans la mise en relation des membres que dans la relation aux objets culturels.

– En ce qui concerne les rencontres :

Nous avons créé un espace dans lequel les critères « anthropométriques » sont moins déterminants qu’ailleurs. La « richesse » de la « mise en relation » de pointscommuns est basée sur la multiplication des espaces d’expressions : espaces publics (commentaires- agenda- forum) et espaces privés (messagerie et chat) et sur la mise en avant par chacun de ses préférences culturelles. Ces caractéristiques font de pointscommuns.com un site de rencontres original et unique (il n’existe pas d’équivalent dans le monde : nous ne sommes donc pas dans la reproduction d’un modèle économique existant, ce qui aurait été notre démarche si notre objectif initial avait été strictement financier)._ _A cet égard, et même si l’espace est évidement critiquable, le fait que pointscommuns.com figure dans cet ouvrage comme l’archétype du site de rencontres consumériste nous semble un peu hallucinant.

Le personnage principal de « fake » explique comment il « pervertit » le lieu, notamment par l’utilisation de multiples identités, pour consommer. Il fait du site un espace consumériste en utilisant de multiples pseudos. Nous pourrions dire que son approche, « son errance » même induit la « couleur » qu’il prête au site.

En ce qui concerne l’aspect consumériste de nos pages culturelles. L’auteur reproche à pointscommuns.com de ne proposer que des objets culturels vendus sur le site alapage.com afin de développer un chiffre d’affaire important avec ce partenaire .

Sur ce point, nous trouvons l’auteur assez mal documenté et complaisant vis-à-vis d’informations qu’il n’a pas du tout cherché à vérifier

1°) Notre partenariat avec alapage.com date de 2007, 2 ans après le lancement de pointscommuns.com, 2 ans et demi après la création de nos bases.

2°) les bases de données de pointscommuns.com ne se sont pas construites en ne retenant que des objets achetables :

– la base de données cinéma est très large. Beaucoup de films ne sont pas disponibles en dvd (les plus connus le sont, les autres en général pas). Les bases qui nous ont servi de référence à la création du site n’étaient pas des bases liées à de la vente d’objet. Elles étaient basées sur les films et non sur les DVD. Nous les avons choisies parce qu’elles nous semblaient les plus exhaustives.

– l’univers média n’a aucun lien à ce jour avec des espaces de ventes

– les univers de la musique et la lecture ont été construits, en partie, grâce à des bases de données d’objets (livres – cd) en vente en ligne. Simplement parce que ce sont les plus complètes que nous ayons pu trouver à l’époque. Elles ont été enrichies depuis de nombreuses références, achetables ou pas. Bref, le procès d’intention sur une construction de notre base de données strictement orienté par le consumérisme et lié au site alapage.com est juste une contre vérité.

D’ailleurs le chiffre d’affaire réalisé par les vente d’objets culturels sur pointscommuns.com est plutôt anecdotique (si vous voulez participer à son augmentation, n’hésitez pas).

Par quelques allusions, l’auteur dresse le portrait, là encore extrêmement complaisant et convenu, des tenanciers de sites de « rencontres » comme gens dont la seule motivation est le profit. Il évoque l’immémorial slogan : site de rencontres = exploitation économique de la solitude des gens. A ce titre, on peut dire aussi probablement que les bars sont l’exploitation de la cirrhose des alcoolos (N’y a-t-il pas un monde entre un rade d’alcoolos du coin et un bar chaleureux et vivant ?) ou que les organisations humanitaires sont des institutions qui créent des millions d’assistés, ou que l’ensemble des intermittents du spectacle sont des parasites etc… : en utilisant de grandes généralités, en mettant complaisamment les uns et les autres dans des cases, on va pouvoir remettre chacun à sa place comme il le mérite. A cet égard, on peut dire que l’auteur fait partie des transgressifs moralistes Nous sommes assez scotchés que des lecteurs puissent voir dans ces poncifs, le signe d’une grande liberté de penser et d’une marque de lucidité.

Pour poursuivre sur l’aspect polymorphe de nos revenus, il évoque par exemple « parmi les nombreuses activités de pointscommuns.com le site organise des soirées » : ça aussi c’est faux. Les soirées sont organisées par des membres de pointscommuns.com à leur gré mais jamais par nous.

Pointscommuns ne se rémunère pas sur ses soirées. Nous nous contentons juste de donner une tribune (la rubrique agenda, le forum, les coms) aux membres organisateurs.

Il cite les modérateurs en les traitant de « maquereaux occultes » : facile et faux.

Pour être maquereaux il faut : 1°) gagner beaucoup d’argent (ce qui n’est pas notre cas) 2°) vendre le corps de l’autre : chacun sur pointscommuns.com est responsable de lui-même (body and soul).

Quant à la monétisation des fantasmes de nos membres : nous avons l’impression que pointscommuns.com est un site incarné où beaucoup de gens se rencontrent (nous avons nous même rencontré l’auteur il y a plusieurs années. Il avait été très louangeur vis à vis du site. Jouait-il la comédie à ce moment ou a-til décidé soudainement que le fantasme sonnait beaucoup mieux que la réalité ?). De nombreuses amitiés et relations amoureuses se tissent. Encore une fois, l’espace est critiquable mais à notre avis pas pour les raisons avancées par l’auteur.

Encore un mot sur les grandes tirades de l’auteur, en nous arrêtant sur son portrait du pcciste en haïssable bobo : « allez mes bobos encore un petit effort pour devenir définitivement fascistes ». Nous dirions que le terme fasciste est fort et facile (quoi de pire que de gavaulder cette expression en lui faisant perdre tout son sens ? ) et que de toutes façons, réduire l’ensemble des membres à une typologie de membres est, là encore, particulièrement complaisant et peu pertinent.

Pour nous, Fake parle principalement de la haine (de soi et de l’autre) et de la transgression. Cela peut être tentant de prendre la première pour de la lucidité et la seconde pour une forme de liberté de penser.

A chacun son truc.« 

8 Commentaires

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    • laurence.biava sur 16 novembre 2009 à 11 h 08 min
    • Répondre

    Super papier. Le mien arrive bientôt. Je rappelle que j’ai beaucoup aimé ce roman !!

    • Philippe sur 16 novembre 2009 à 13 h 36 min
    • Répondre

    Bon, je ne sais pas à qui adresser l’info mais selon le tout dernier Livres Hebdo, le prochain opus de Nicolas Rey paraîtra le 05/01/2010 aux éditions Au Diable Vauvert (eh oui, retour aux sources !) et s’intitulera : "Un léger passage à vide".
    Je sais que le Buzz Littéraire a toujours suivi sa carrière d’assez près, c’est pourquoi je me permets de donner l’info ici.

    Et sinon, Laurence a raison, super papier que cette chronique de "Fake"…

  1. Bof bof bof.
    Ce livre est léger et répétitif mais il est vrai que les phrases sont bien tournées, un peu comme des aphorismes.

    Le site points communs devrait y gagner en pub.

    • Richard Duvalec sur 16 novembre 2009 à 23 h 54 min
    • Répondre

    Léger et répétitif… Pardon de n’être absolument pas d’accord. Ce livre est un court roman mais dont la force réside dans le style certes, mais surtout dans son fond. De faire de ce sujet de la vraie littérature, de rendre jusque dans la forme l’aspect oppressant et addictif des sites de rencontres, d’en analyser le fonctionnement et les enjeux, alliant à la perfection analyse sociologique et structure littéraire. Il est rare de trouver un texte qui permette une plongée au cœur d’un système tout en ayant une vision globale. Ce roman est un petit bijou de Littérature. Savez-vous qu’une perle pareille est le fruit de pas moins de douze versions? Moi je dis pour un premier roman, respect. Un début prometteur…

  2. Je ne vois pas trop le rapport entre le fait de faire douze versions et la qualité finale. Mais bon, petit raccourci, argument gentillet.

    Gentillet, c’est un peu comme Fake, qui soufflera surtout ceux qui n’ont jamais mis les pieds sur les sites de rencontre.

    J’ai surtout eu l’impression que l’auteur pédalait dans le vide sur le dernier tiers du roman, ne sachant plus trop où en venir. D’où l’aspect répétitif que visiblement je ne suis pas le seul a avoir remarqué.

    • laurence.biava sur 17 novembre 2009 à 11 h 42 min
    • Répondre

    je suis d’accord avec Richard Duvalec.

  3. "Gentillet, c’est un peu comme Fake, qui soufflera surtout ceux qui n’ont jamais mis les pieds sur les sites de rencontre." Non, j’y ai mis un fake…
    Réponse point par point:
    – Le rapport est que le texte fini ne doit sa qualité qu’à un long travail d’écriture;
    – Gentillet pour qualifier Fake, je vous demande juste si vous avez lu un roman d’un calibre supérieur traitant de ce sujet, où sombrer dans la simplicité et la vulgarité est simple; et je suis surtout soufflé par la médiocrité de pareil argument…; (vous semblez démontrer que vous maitrisez plutôt bien vous aussi l’art de la répétition….)
    -Je vous confirme qu’il ne s’agit pas d’une impression que le côté répétitif mais de l’expression du sentiment de vacuité qui, dans le dernier quart du livre, rend palpable un fait résumé par cette phrase du livre: "Additionner les rencontres pour mieux se soustraire". Le narrateur comprenant qu’au milieu du labyrinthe, point de Minotaure et point d’issue possible. Il nous emmène exactement dans l’impasse où il se retrouve: nulle part, c’est à dire devant (ou derrière?perdu au milieu de ses fakes?) l’écran de son ordinateur. La boucle est bouclée.
    Conclusion: Un récit mené de main de maitre sur l’addiction, l’aspect consumériste des sites de rencontre et l’artificialité inhérente (vendre du désir ou de l’amour selon, vendre du rêve surtout). Les personnages différencient d’ailleurs les rencontres réelles aux rencontres issues de ces sites, ce qui souligne bien la perception de ces sites comme artifice de la rencontre véritable. Par essence, les sites ne peuvent générer que des fakes, l’avatar étant un fake de la personne réelle…
    L’illustration du fond par la forme. D’où chef d’oeuvre. CQFD.
    RD

  4. J’ai lu ce livre suite cet article. Je lui mettrai 14/20. Le premier tiers n’est pas mal. Ensuite, ça ronronne un peu et puis il y a un côté sous-Houellebecq (insérer des extraits d’un autre livre..) Et la fin, je la trouve un peu bâclée.

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