« Shangai Baby » de Weihui, Errances urbaines et amoureuses d’une Anaïs Nin chinoise (+ adaptation ciné)

shangai baby weihui critique litteraire roman anais nin chinoiseSensation littéraire de la rentrée littéraire de 1999, Shangai Baby est l’œuvre de Weihui, alors jeune diplômée de littérature de l’université shanghaïenne de Fudan et écrit à l’âge de 25 ans. Souvent rapprochée de sa consœur, Mian Mian auteur de « Les bonbons chinois » (qui l’a d’ailleurs accusée de plagiat), on la dit appartenir à cette génération des Belles Femmes Ecrivains (les « Meinu Zoujia ») qui « n’hésite pas à aborder avec une grande liberté les sujets jadis tabous, notamment la sexualité ». Scandaleuse, provocatrice, sulfureuse, pornographique… et même censurée (jugée comme « un ouvrage vulgaire de bas niveau, décrivant des vies dissolues, parsemé de passages obscènes, qui propage des idées nihilistes et une conception de la vie vulgaire et décadente, esclave de la culture étrangère » selon les termes de l’organe de presse officiel, la China News Agency) ! Tels sont les qualificatifs racoleurs qui ont accablé la jeune femme à la sortie de son roman qui auront au moins eu le mérite, à défaut d’être justifiés, de propulser le roman sur le devant de la scène littéraire. Publié dans 45 pays et traduit dans 34 langues, il est désormais un livre culte. Au-delà de ces étiquettes, c’est un magnifique roman, au charme envoûtant, sur le Shangaï moderne des années 90, sur la jeunesse, l’amour, la fureur de vivre, le désir ou encore la création, que livre cette jeune femme « qui fait ce qu’elle veut et dit ce qu’elle pense ». Une autofiction menée avec grâce, sensualité et inventivité :

« Dans mon époustouflant roman, je révélerai le véritable visage de l’humanité, sa violence, son raffinement, son érotisme, son exaltation et puis ses énigmes, ses machines, son pouvoir et sa mort. »

Coco, le surnom de l’héroïne du roman en hommage à Coco Chanel est une jeune femme, fraîchement diplômée à l’aube de sa carrière professionnelle et rêvant de devenir une grande romancière. Au début du roman, elle n’occupe pourtant qu’un job de serveuse dans un bar jazzy de Shangai qu’elle quitte rapidement afin de se consacrer à l’écriture. Outre ses ambitions professionnelles et l’accomplissement de sa vocation, cette grande amoureuse des hommes et de la vie nous fait partager les épisodes mouvementés de sa vie sentimentale et charnelle, aimantée à la fois par Tiantian, son petit ami officiel avec qui elle vit et son amant allemand Mark. Mais aussi sa vie bouillonnante faite de soirées, de rencontres, de voyages et d’émerveillement continu pour sa ville chérie, Shangai qu’elle met en scène avec éclat…

Shangai, un décor et un personnage à part entière
Tout au long du roman, elle nous entraîne à la découverte du Shangaï moderne des années 90, à travers les saisons (et par intermittence quelques détours à Pékin ou dans le Sud où s’exile son amoureux à Haikoi…), de ses avenues scintillantes la nuit, « à l’intersection de la rue Huaihai et de la rue Fuxing » (l’équivalent des Champs Elysées), son architecture aux influences cosmopolites occidentales, style gothique et vieilles demeures énigmatiques, ruelles envahies par la mousse, la vigne vierge, « les vertes frondaisons des camphriers et des platanes centenaires », « une culture unique née de l’interpénétration entre Orient et Occident depuis les années 30 », « une métropole mouchetée d’ancien et de moderne » explique-t-elle. Son atmosphère néo-colonialiste, sa « délicate frivolité et un grand raffinement », « la cité de tous les plaisirs, l’écume de joie qu’elle provoque… ». Bref, une ville incandescente où elle entrevoit « la beauté et le mystère qui se dessinent en filigrane à chaque coin de rue » et qui devient aussi le miroir de ses états d’âmes. Une ville qui l’éblouit à chaque instant et à qui elle rend dans son roman un hommage vibrant : « Je respire ces émanations invisibles comme si je sirotais une liqueur de jade ou de rubis. »

Ses bars, restaurants, soirées décadentes et boites de nuit repaires de jeunes paumés ou de la jeune garde artistico-culturelle qu’elle fréquente de vernissage en soirée branchée… Elle dresse ainsi également le portrait du milieu arty et branché de Shangaï : vedettes de la TV, éditrice, jeune écrivain, journaliste, peintre, DJ, chanteur de rock, photographe, artiste en tout genre… Et nous présente ses amis, « des adeptes purs de la joie de vivre et du romantisme« .

Parmi eux, le personnage de Madonna fait partie des rôles secondaires assez marquants du roman. Cette ancienne « maquerelle », veuve d’un richissime homme d’affaires, incarne cette femme combattive blessée par la vie, abîmée par les vicissitudes et la violence mais animée malgré tout d’un grand appétit de vivre et de prendre presque sa revanche, d’en profiter malgré tout, avide d’amour et croqueuse d’homme au grand cœur. « Madonna oscille entre vraisemblance et invraisemblance, entre feu et glace. » Wei-Hui réussit là à camper un personnage très vivant et attachant.
Elle s’attarde aussi à décrire la beauté particulière des shangaïennes : ces « belles Asiatiques étincelantes et fines », « mes compatriotes si fières d’être distinguées, parcimonieuses et calculatrices » et qui n’ont pas cette « beauté féroce et ce regard puissant » des belles et grande filles du Nord. Et évoque la rivalité qui existe entre les chinoises et les européennes (les premières volant les hommes des secondes afin de pouvoir quitter le pays).
Une faune aux mœurs très occidentalisées (qui rappellent en ce sens les personnages des romans de Murakami) mais qui portent le « qipao » (cette robe traditionnelle chinoise) et boivent du saké.
C’est donc une vision opulente, chatoyante presque enchantée de la ville et de ses habitants qu’offre ici l’auteur, une image loin de la dictature qui bafoue les droits de l’homme, des difficiles conditions de vie du pays ou de la pauvreté de ses paysans. « Je lui dis tu baignes dans le bonheur comparativement aux huit cent millions de paysans qui en sont encore à se demander comment accéder à une vie plus confortable. » note-t-elle tout de même au détour d’un chapitre. C’est un reproche qui aura pu d’ailleurs lui être fait, celui de ne pas aborder la situation politique même si elle rapporte quelques anecdotes comme le racisme européen à travers le chapitre « Pelouse party ». Mais son propos n’est pas de dénoncer ou d’écrire un « roman engagé ». Et cela ne dévalue en rien sa prose car c’est avant tout sa perception, certes un peu idyllique, de son univers qu’elle choisit ici de nous raconter.

Coco, une héroïne étourdissante, incarnation de la jeunesse et de la féminité moderne qui clame sa liberté…
L’intérêt du roman est dû, pour une grande partie, à son héroïne et narratrice à la voix singulière et captivante.
A la fois déjantée, pétillante, inspirante et inspirée, animée d’un prodigieux appétit de vivre, elle sait communiquer avec une énergie contagieuse et une grâce constante, ses sentiments, émotions, espoirs, tentations et attirances amoureuses et amicales. Elle possède un goût passionné des autres et de la vie en général : « Je me sentais une ambition démesurée, une énergie abondante et le monde m’apparaissait comme un fruit parfumé qui attend d’être mordu à pleine dents… » Elle sait traduire et dépeindre avec une sensibilité riche et précieuse, son entourage pour en faire jaillir une perception très personnelle et parfois inattendue telle cette description de son amie « Madonna » : « Son visage n’est pas ce que l’on peu appeler « beau ». il est de forme allongée, avec des yeux et des sourcils à l’oblique, une peau blanche dont les pores sont malheureusement trop dilatés et un bon rouge à lèvres bien épais qui ne demande qu’à couler. Ce visage a eu son heure de gloire, mais comme le saule qui se défraîchit, le nuage qui s’effiloche et les pétales qui tombent, il rentre maintenant dans la légende. Plaisirs acides, insolence et illusions, autant d’agents corrosifs qui ont attaqué ce tendre visage aux traits désormais affûtés et fatigués. (…) Madonna est à elle seule une histoire de la vie des femmes. » Et dévoile une façon unique d’envisager la vie, ses aléas, de faire face à ses démons, ses peurs ou ses désirs.

Coco est aussi un personnage ambitieux que certains ont qualifié de « prétentieux » et de « narcissique », trait de caractère qu’elle reconnaît volontiers et qu’elle revendique même (« Je suis en train de tomber amoureuse de « Je » de mon roman. Parce que dans mon roman, je suis plus intelligente et clairvoyante que dans la réalité, j’ai un regard plus lucide sur l’amour, le désir, la passion, la haine et l’évolution des choses. Je sème des graines de rêve entre les mots et attends le moment où la lumière du soleil voudra bien les faire germer. En bon alchimiste j’élimine le superflu et garde la quintessence, je fais d’une réalité creuse un art essentiel et porteur de sens. »).
C’est surtout un personnage très attachant à la fois mature et enfantin, dont la foi en son talent est plus candide et touchante que réellement arrogante. En cela, Shangai Baby apparaît également comme un roman d’apprentissage et une quête d’elle-même.

Shangai Baby, roman « pornographique » ?
Coco est partagée entre deux hommes, deux figures masculines qui se complètent comme le yin et le yang, « comme les deux faces cachées d’une lune » selon son expression. A sa droite, Tiantian son petit ami officiel, un jeune peintre fragile, nihiliste, doux et solitaire (« taciturne et mélancolique, il prenait la vie comme un gâteau saupoudré d’arsenic qui empoisonne un peu plus à chaque bouchée.« ) à qui elle voue un amour profond mais celui-ci souffre d’impuissance. A sa gauche, son amant Mark, l’homme de finances allemand, au type « aryen », viril et entreprenant qui la comble physiquement et apaise son désir.
Deux opposés tant par leur culture que leur identité masculine. A eux deux, il représentent aussi tous les paradoxes de la ville de Shangaï, ville de contrastes par excellence. A travers ces deux relations, elle explore et analyse la dichotomie entre amour et désir, sentiments et sexe mais aussi les pulsions/instincts de mort et de vie qui l’accompagnent.

Ce roman est donc loin d’être « obscène ».
Il est bien sûr baigné d’une grande sensualité voire d’un certain érotisme mais ne verse jamais dans le trash ou le vulgaire.
Tout en étant explicite,Weihui sait conférer une grande poésie et ainsi une grande intensité aux scènes charnelles qui sont toutes imprégnées d’une grande délicatesse féminine.
Elle décrit avec exaltation les baisers, les sensations amoureuses comme cette expérience avec une inconnue (une réalisatrice allemande rencontrée à une soirée) : « La douceur et l’humidité de ses lèvres m’attirent comme une étamine. (…) Nos langues s’entrelacent comme deux rubans de soie précieuse.« 
ou encore l’amour avec TianTian : « Son ventre est si pâle et si lisse que je pourrais presque y voir le reflet de mes lèvres. Doux comme de l’avoine, les poils de son pubis dégagent une odeur chaude et sucrée de jeune animal (de petit lapin puisqu’il est de ce signe), l’odeur du désir. » , « Les baisers du matin sont les plus tendres, glissants à souhait comme de petits poissons dans l’eau. »

« Mark et Tiantian appartiennent à deux mondes différents et les ombres qu’ils projettent se croisent sur mon corps.« 

Parmi les scènes les plus marquantes, on trouve celle de la boîte de nuit où son amant tente de la posséder à la verticale dans les toilettes souillés ou encore celle du téléphone où elle tient une conversation avec son petit ami Tiantian tandis que les lèvres de Mark sont sur sa petite culotte (elle y voit une signification symbolique à cette situation, celle d’avoir eu l’impression que ce soit le premier qui soit enfin dans son corps à cet instant, cette scène rappelle d’ailleurs celle du film « Deux garçons, une fille, trois possibilités »).
Elle décrit avec une grande acuité ses deux relations, dans toute leur complexité : les bouffées de tendresse pour Tiantian (« Je sens ses cils battre dans mon cou et suis prise d’une véritable tendresse de velours« ) et la violente attirance pour Mark. « Il y a trop de petites fissures dans ma vie avec TianTian que nous sommes incapables de colmater seuls. Le terrain est donc suffisamment poreux pour qu’une force extérieure désireuse de le faire s’y infiltre« .
Elle évoque aussi la masturbation (…) « je laisse glisser ma main gauche vers le bas de mon corps. L’endroit est humide, gonflé, visqueux comme une méduse. Les vaisseaux sanguins palpitent sur la paroi interne du vagin. » Elle a encore cette jolie métaphore qui décrit sa vie comme « un revolver nommé désir qui peut à tout instant faire feu et tuer. »

Une réflexion sur la création littéraire
Une dimension importante du roman, rarement soulignée, réside dans le processus d’écriture et l’art littéraire qui rythme ses pages à travers une mise en abyme du livre dans le livre. Un exercice périlleux qui peut vite sonner artificiel mais qu’elle parvient à entremêler avec beaucoup de naturel. Coco (qui vénère Henry Miller et Marguerite Duras) veut devenir écrivain et s’emploie donc à écrire son deuxième roman. Elle exprime ses élans d’inspiration flamboyants mais aussi ses moments de doute et de découragement : « La sève de mon corps passe dans la plume de mon stylo et se déverse en chacun des mots de mon roman. » ; « J’ai toujours considéré que l’écriture était un acte plein d’imprévus et de suspense, qui relève de la sorcellerie » ; « … j’ai toujours considéré que la création littéraire était intimement liée au physique. Quand je suis plutôt bien, en chair, j’ai tendance à écrire des phrases concises et nerveuses. Par contre, quand je maigris mon roman s’étire en longueur et les phrases prennent l’allure de rubans d’algues marines déployant leurs sinuosités. »
Comme chez Anaïs Nin, elle établit un lien étroit entre création et sexualité, désir charnel : « Parce que le sexe et l’amour rendent les gens brûlants, sensibles et philosophes. » affirme-t-elle. A noter aussi cette remarque qu’elle place dans la bouche de son personnage « Madonna » : « Les vrais poètes ne sont pas dans les cercles littéraires mais sur les lits en délire. » Elle évoque enfin les rapports avec son éditrice, les réunions avec les libraires et autres formalités liées à l’activité littéraire.

Une écriture poétique à la fois lyrique et épurée
Servi par un rythme de narration original et une écriture entremêlant images poético-graphiques et références pop (elle cite aussi bien Sylvia Plath qu’Erica Jong, Dylan ou le film ultraviolent d’Oliver Stone, « Tueurs-nés »…), Shangaï baby est un roman envoûtant au style incroyablement vivant et sensuel, vibrant comme un corps jeune et fougueux. A travers ses descriptions de personnages et de lieux, elle invente une poésie romantique, aquatique et urbaine qui transfigure son quotidien sous une forme féérique ou électrisante. Une écriture toute entière tournée vers ses émotions, une écriture de séductrice qui recèle de nombreux instants de grâce (en dépit de quelques maladresses un peu naïves parfois) qu’il s’agisse de décrire un bain : « L’eau chaude coule à flot. La masse de mes cheveux flotte comme un nénuphar noir à la surface…« , un moment chez l’esthéticienne « De délicats doigts de femmes s’activent sur mon visage comme un banc de petits poissons« , un ciel nocturne : « Dans le ciel profond et froid, les étoiles ont l’air d’autant de petites blessures ouvertes d’où s’écoule un sang argenté…« , ou une confrontation douloureuse : « Je l’observe en silence. Ses yeux se couvrent soudain de plusieurs épaisseurs de grisaille entre lesquelles, enveloppée dans le brouillard, une pierre de diamant blesse le regard. Cette source lumineuse percutante et dure me fait dire que je n’ai plus rien à lui révéler. Il est le seul à avoir cette conscience inouïe qui lui rend transparente notre intimité. »
L’écriture de Wei-hui se ressent tantôt comme une pluie fine tantôt comme un orage. Fluide et énergique, elle réunit les influences chéries par l’Asie : poésie, érotisme, sagesse zen populaire à laquelle elle ajoute une vraie tension dramatique qui s’achève dans un dénouement éblouissant.

Vidéo interview de Wei Hui

A voir en complément : le site officiel du film adapté du roman « Shangai Baby » (une production allemande)
Une interview vidéo de Weihui (en anglais) à propos de la suite de « Shangai Baby » : son roman « Marrying Buddha »

Bande annonce du film « Shangai baby » et interview de l’actrice principale à l’occasion du Festival de Cannes 2007

1 Commentaire

    • benoit sur 21 janvier 2009 à 19 h 26 min
    • Répondre

    J’ai beaucoup aimé ce livre.

    Que je recommande chaudement, pour toute les raisons citées dans l’article. La sensibilité, les différents thèmes abordés (relations personnelles/familiales, la création artistique, la jeunesse,…) , les personnes principaux et secondaires, Shanghai…

    Bravo, pour cette analyse très complète et très juste.

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