Interview Estelle Durand et Claire Duvivier fondatrices des éditions Asphalte, « Nous ne voulons pas d’un texte arrivé chez nous « par hasard » »

Nous vous annoncions il y a quelques semaines la naissance d’une nouvelle maison d’édition, Asphalte, axée sur la littérature urbaine, le voyage et les contre-cultures. Rencontre avec Estelle Durand et Claire Duvivier, les deux jeunes éditrices, toutes deux âgées de 28 ans, qui l’ont fondée, retour sur leur parcours et leur vision de l’édition indépendante, le rôle d’Internet… :


Qui êtes vous et comment présenteriez-vous votre maison d’édition Asphalte ? Qu’est ce qui a motivé sa création ?
Estelle Durand : Mon parcours est, je pense, « classique » pour quelqu’un qui travaille dans l’édition : études littéraires jusqu’au DEA, le passage par la case du « DESS Edition » (qui m’a permis de rencontrer Claire), mais surtout en parallèle de cette formation théorique, beaucoup d’expériences dans plusieurs maisons d’édition, en littérature, en poésie, en sciences humaines, de toutes tailles et dans plusieurs services (service éditorial et service de presse). Je me suis occupée d’une revue de sciences humaines pendant 3 ans et demi. Au fil de ces expériences, j’ai appris mon métier. Mon univers littéraire est plutôt tourné vers la littérature française – mais aussi anglo-saxonne – blanche et transgenre. Je suis également une lectrice de poésie. (Tout cela va – pêle-mêle – d’Eric Chevillard, à Daumal, Rodrigo Fresan, Modiano, Bret Easton Ellis, Danielewski, Arnaud Cathrine, en passant par Michaux, Franzen, Roubaud, Rouzeau, Reverdy, et j’en passe bien sûr, l’inventaire est toujours toujours un exercice fastidieux). D’une manière générale j’attache énormément d’importance au travail sur la langue, au style, à la voix singulière des écrivains.

Claire Duvivier : Pour ma part, mon parcours professionnel dans l’édition m’a trimballée de la médecine à la fantasy en passant par l’universitaire. Je suis une grande lectrice de littérature étrangère et d’imaginaire, pour reprendre cette étiquette un peu floue qui englobe la science-fiction, la fantasy, le fantastique et autres transfictions qui ont tendance à déborder des cases. J’aime le travail d’auteurs comme Paul Auster, Christopher Priest, K.W. Jeter, Fabrice Colin, Neal Stephenson, de certains scénaristes de comics comme Alan Moore, Neil Gaiman, Warren Ellis. J’apprécie les livres-univers, les atmosphères étranges, les personnages décalés, les récits labyrinthiques.

ED : La création d’une maison d’édition à soi a d’abord été un doux rêve, puis un projet « pour plus tard » à très très long terme, qui nous trottait dans la tête depuis plusieurs années. Puis est venu le moment, tout naturellement, du grand bond en avant, toutes les conditions étant réunies : envie, finances, temps et bien sûr, disponibilité et enthousiasme de la moitié, la face claire d’Asphalte.

Quelle est votre ligne éditoriale ?
ED : Je préfère parler d’« esprit Asphalte » que de ligne éditoriale. C’est en effet plus un esprit, qui innerve la totalité des livres que nous allons publier, plutôt qu’une ligne, étroite, qui donne une direction générale, un peu dictatoriale. J’ai la vision d’un réseau englobant plutôt que discriminant, même si l’un va forcément avec l’autre. En trois mots, notre esprit c’est donc de l’urbain, de la contre-culture et du voyage. Les livres parleront d’eux-mêmes je pense. Tout cela va s’exprimer à la fois dans des romans, des anthologies de nouvelles, mais aussi dans des essais.

Comment sélectionnez-vous les auteurs que vous publiez ? Quels sont vos critères ?
CD : Nous ne sélectionnons pas des auteurs, nous sélectionnons des textes. Parfois, la découverte d’un roman formidable mène à la rencontre avec un auteur tout aussi formidable, qu’on a envie de suivre, dont l’univers colle complètement au nôtre, comme cela a été le cas avec Richard Milward, un jeune auteur anglais dont nous allons publier le premier roman. Mais le facteur déclenchant, c’est le texte.

J’en profite pour ouvrir une parenthèse : pour notre première année, nous publierons (à une exception près) uniquement des traductions. Nous ne nous fermons pas aux auteurs francophones et nous serons ravies d’en publier à l’avenir, mais il était important pour nous de poser des marques concernant notre « esprit Asphalte », de montrer le type d’ouvrages que nous avons envie de publier. Les auteurs, eux, ont des profils très variés ! Richard Milward a peu de choses en commun avec Mudrooroo, l’autre auteur de nos romans de lancement, un Australien aux origines mystérieuses qui vit actuellement au Népal…

ED : Chaque livre a son histoire, chacun a été découvert d’une façon différente, souvent par enchaînements, vases communicants, successions de liens. On explore une piste, tous les dominos tombent les uns à la suite des autres et bam, le dernier retourné, c’est un coup de cœur, qui correspond à ce qu’on a envie de publier, de rendre public, de faire découvrir à notre tour aux lecteurs. Cette chasse au trésor, ce débroussaillage, est le cœur de notre métier.

Comment utilisez-vous Internet tant dans le développement de votre maison d’édition que dans la recherche de nouveaux talents ?
CD : Notre site Internet n’est pas une simple vitrine, mais bien le prolongement en ligne de notre activité. Nous le voyons comme un lieu de rencontres entre les lecteurs, les libraires, les journalistes, les auteurs et nous-mêmes, notamment par le biais de notre blog, l’Asphalte Café.

ED : Quand quelqu’un passe sur notre site, il doit pouvoir dire : l’esprit Asphalte c’est ça, de par l’identité visuelle, les billets de blogs, les playlists, et pas uniquement en lisant le catalogue. Tout se répond. Le site concentre beaucoup d’éléments mais redirige aussi vers l’extérieur : on y trouve des liens vers des sites, des blogs d’auteurs, les livres qu’on lit (car on ne lit pas que des livres Asphalte), les morceaux qu’on écoute, etc. Pour une maison qui se crée, le site mais aussi le blog sont une manière de se faire connaître avant la parution effective des premiers ouvrages. Un moyen de fédérer une communauté de lecteurs potentiels. De donner un avant-goût de ce qui sera.

CD : Le site comprend en outre une interface permettant aux auteurs de poster leur manuscrit. En effet, contrairement à de nombreuses maisons, nous n’acceptons les manuscrits qu’au format électronique : cela nous permet de suivre les manuscrits dès leur arrivée sur le serveur et d’éviter toute perte ou tout oubli. L’objectif, à terme, est de pouvoir donner une réponse personnalisée à tous en peu de temps. Mais attention : nous ne lisons que les manuscrits qui correspondant à notre ligne éditoriale. Nous ne voulons pas d’un texte arrivé chez nous « par hasard ». Nous encourageons les utilisateurs de l’interface manuscrits à se poser des questions : quelle thématique j’aborde, dans quel esprit je m’inscris, pourquoi choisir Asphalte ?

ED : Le web s’impose également pour ce qui est de la recherche de nouveaux auteurs étrangers, que ce soit par la lecture de la presse littéraire étrangère, les sites d’éditeurs dont l’esprit est proche du nôtre, les critiques, etc.

Quel regard portez-vous sur les blogs littéraires (info, auteur…) si vous en lisez et si oui lesquels ?
CD : Pour ce qui concerne les blogs proprement dits… Je suis quelques blogs d’auteurs que j’apprécie, de maisons d’édition, de critiques… Cela étant dit, la frontière est souvent difficile à dessiner entre certains blogs et les sites d’actualité littéraire : dans les deux cas, des articles à suivre par flux RSS ou via les réseaux sociaux, la possibilité de commenter, l’interaction qui se crée entre le rédacteur et les lecteurs, la création au fil du temps d’une petite communauté d’habitués… Je préfère dire plus globalement que je m’informe en ligne, et cela ne concerne pas que l’actualité littéraire et éditoriale.

ED : il s’agit plus pour moi d’une revue de presse globale et régulière d’un certains nombres de sites qui traitent de l’actualité des livres et de l’édition. Que ce soit des sites d’information classique, de la presse web, des blogs, sans distinction.

Comment jugez-vous la situation actuelle de l’édition indépendante en France ? Peut-on encore survivre ?
Quelles sont les difficultés majeures ?

ED : il se créé tous les mois en France un nombre inouï de maisons d’édition. Il en meurt aussi, certes. Mais on est quand même dans un secteur incroyablement vivace, quoi qu’on en dise. Alors évidemment la concentration, la surproduction, la standardisation, les retours, la durée de vie du livre de plus en courte sont des menaces qui pèsent et qui transforme petit à petit le paysage et la manière de travailler et de concevoir le métier. Mais je ne vais pas me lancer dans des grandes théories sur l’Edition en général. Je dirais que pour les maisons indépendantes la créativité est une des clefs pour essayer de sortir du lot, car la difficulté majeure est bien là : se faire voir, se rendre visible, s’extirper de la masse, du flot de livres qui sortent toutes les semaines sur tout et n’importe quoi. Rendre ses livres visibles, cela passe par le choix d’un diffuseur adéquat, et par un travail de promotion de longue haleine qui ne néglige aucun canal : presse traditionnelle mais aussi presse web et blogs. L’autre difficulté majeure, c’est de tenir. S’installer, s’imposer, imposer un esprit, un style, un label, tout cela nécessite du temps, la reconnaissance des libraires et des lecteurs. Et pour tenir, il faut aussi les finances nécessaires. Quoi qu’on en dise, être éditeur c’est aussi être chef d’entreprise. Les maisons indépendantes ont donc le devoir d’être créatives, tout en acceptant, parfois, de ne pas vouloir aller plus vite que la musique.

Conseilleriez-vous à un jeune auteur aspirant à la publication de s’orienter vers l’édition indépendante pour parvenir plus facilement à être édité(e) ? Pourquoi ?
ED : On croit souvent qu’il est plus facile de se faire éditer par un indépendant, on pense qu’il y a moins de portes à franchir, moins d’interlocuteurs, moins de pesanteur administrative et hiérarchique. Mais attention, une petite maison indépendante va le plus souvent avoir une production annuelle plus restreinte. Pour un jeune auteur donc, les opportunités d’être publié dans une maison qui sort 8-10 livres par an semblent plus réduites que dans une maison qui en sort plus de 20. A regarder aussi, dans le catalogue de la maison, la part des auteurs étrangers et des auteurs français. Le pourcentage de « chances » peut encore diminuer…

CD : Je conseillerais surtout aux jeunes auteurs de choisir une maison d’édition dont la ligne correspond exactement au manuscrit. Que la maison soit indépendante ou intégrée dans un groupe ne fait généralement pas une grande différence. Et le meilleur moyen de saisir la ligne éditoriale, l’esprit d’une maison, c’est de lire ses livres ! Un auteur, c’est avant tout quelqu’un qui est – ou qui a longtemps été – un boulimique de lecture.

Pour notre part, le site Asphalte est en ligne, le blog est actif, mais pour les premières parutions, nous vous donnons rendez-vous au printemps 2010. En espérant vous étonner !

4 Commentaires

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  1. Intéressant, j’attends de voir les premières sorties.

  2. Oui, en effet, très intéressant et à suivre donc… Merci de cet article!

    • Yak sur 15 décembre 2009 à 19 h 46 min
    • Répondre

    Je les trouve à priori assez pathétiques. Esprit urbain? C’est d’un cheap. Le voyage, quid? Contre culture? Coooool les filles. Quant au fait de ne prendre que des traductions, mais pôvre France! Tu imagines un éditeur américain, anglais ou même espagnol dire un truc pareil… Comme dirait Gaisbourg, bonsoir les petites p… Circulez, y a rien à voir.

    • Estelle@Asphalte sur 17 décembre 2009 à 14 h 30 min
    • Répondre

    Bonjour,
    Pour notre première année, nous publierons des auteurs étrangers. Le programme éditorial devant être préparé bien en amont, nous avons arrêté notre choix sur des textes qui nous ont plu, qui ont été des coups de coeur. Et il se trouve que ces textes ont été écrits par des auteurs étrangers, mis à part pour le cas de Paris Noir, qui rassemble des auteurs de polar – mais pas que – français. Aucune déclaration d’intention là-dedans.
    Nous commençons aujourd’hui à recevoir des manuscrits et nous serons les premières ravies de publier des auteurs français. Les premiers auteurs seront notamment anglo-saxons, mais pas que. Vous verrez qu’il y aura bien d’autres aires linguistiques représentées.

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