Combien de fois je t’aime de Serge Joncour : Les amoureux précaires, « L’amour, cette désolation scandée de merveilleuses surprises »

Sorti en 2006, Combien de fois je t’aime de Serge Joncour, qui vient d’être ré-édité en poche (J’ai lu) est son septième livre, remarqué notamment pour son roman U.V, faux thriller à la Tom Ripley, adapté au cinéma en 2007 (avec entre autres Laura Smet, d’après un scénario co-signé de Lolita Pille). L’auteur fait partie de cette nouvelle génération d’auteurs qui aime à analyser notre époque et à tourner en satire ses dérives, en particulier médiatiques (c.f ses romans « Une idole » ou « Que la paix soit avec vous »). On pense plus particulièrement à Pierre Mérot en lisant ce recueil de nouvelles.
Après la tentative de François Bégaudeau (« Vers la douceur »), passablement éreintée par la critique, cet ouvrage, auréolé de louanges lui, raconte aussi, à sa façon, les amours modernes précaires, au temps d’Internet et des téléphones portables… 17 variations, 17 tranches de vie, tour à tour touchante, torride, tendre, mélancolique ou un peu pathétique, d’un point de vue masculin… plutôt désenchanté. Extraits choisis :

Du décalage entre un quinqua et une jeunette en couple à la mère solo qui tente de vivre une aventure malgré son enfant qui dort à côté en passant par l’amant dépourvu par une maîtresse distante ou abstinente jusqu’à la passagère dans le train qu’on rêve d’aborder ou le couple qui recourt à la procréation assistée… Ce sont encore tous ces petits accommodements que l’on fait lorsque la solitude ou le désespoir rôdent, les jeux de séduction et ses paradoxes, la confusion des sentiments…
Joncour nous parle de ces relations en pointillés et des impasses, avec malgré tout une intensité, une vie, un désir qui refusent de tiédir ou de se taire.

Derrière l’apparente banalité, il sait saisir le ou les détails incisifs pour revisiter, avec justesse, les classiques de la rencontre, l’espoir, le fantasme, l’attente ou la déception amoureuses. Et dit l’incommunicabilité qui règne, faussée par la virtualité des écrans : « l’amour est tout ce qui nous sépare » pour reprendre l’un de ses titres qui résume bien l’ambiance générale.
Mais il nous montre aussi que l’amour c’est aussi et surtout tout ce qui s’insinue entre les failles et les interstices, des instants éphémères et précieux comme cette scène entre un gendre et son beau-père au moment de Noël devant un jardin un peu kitsch illuminé.
Il y a parfois un côté delermien dans sa façon d’exhumer ces « plaisirs minuscules ».
Ecrites à la première personne du singulier, ces nouvelles révèlent une multitude de visages masculins : l’enfant, l’écrivain, l’homme seul, l’homme marié, l’homme adultère, l’homme vieillissant, l’homme sans enfants, le père, l’ami…
Avec un style épuré qui lui réussit mieux que lorsqu’il essaie de faire des effets de plume un peu lourds (cf : son roman U.V), Joncour révèle une belle humanité, en dépit d’un recueil inégal. Coup de cœur pour la nouvelle « Toute une vie dans un portable » où un homme refait défiler sa vie et ses rencontres à travers le répertoire de son portable.

Extraits choisis :
« Une rencontre, c’est un moment de grâce, sur le coup on se sent idéal et drôle, bien dans sa peau ; c’est fou ce qu’on aimerait ressembler à cette image qu’on donne de soi dans ces épisodes là. »
« De toute façon une relation à deux, ça part sur les bases d’une imperfection, l’osmose ou les accords parfaits, ça n’existe pas, même dans les histoires, jamais. » « Tant qu’on a pas fait l’amour il n’y a pas que les corps qui restent à distance, la complicité reste hantée par cette question-là, de savoir si on se touchera un jour ou pas, et comment ça se passera. »
« D’être deux ne divise pas la tristesse de l’autre. »
(« La goutte de sang »)

« A un moment j’ai la sensation de sentir vibre mon téléphone au fond de ma poche, objectivement je le sens, alors que non, personne n’appelle. J’ai souvent cette illusion-là dans la journée, de le sentir frémir le long de ma jambe, dans la poche intérieure de ma veste, souvent même je jette un oeil. Rien. Deux milliards d’abonnés dans le monde, deux milliards de possibilités et si peu d’appels pour moi. Il m’arrive même de faire semblant de téléphoner, c’est vrai, quand j’aperçois de loin, un importun, un collègue qui pourrait me parler, ou simplement pour me donner une contenance dans un endroit où il y a du monde, dans un de ces grands moments de solitude. Il m’arrive même de le faire chez moi à la fenêtre. Depuis que je ne fume plus je fais semblant de téléphoner. je ne voudrais pas que mes vis-à-vis pensent que je vis seul à ce point. »
« Anne-Lise c’est le genre de numéro que je devrai effacer, mais j’y suis attaché à mes numéros, je les garde comme des souvenirs à revisiter
« . (« Toute une vie dans un portable »)

« De la grande fenêtre qui donne sur la rue, émane une lumière parfaite ambrée, très diluée. C’est la lueur tiède des réverbères, celle qui baigne les rues la nuit à Paris, entre jaune et gris, celle qui fait que dans la pénombre des appartements on se dinstingue assez bien, on se voit mais sans se voir vraiment, c’est parfait pour être nu, le bain idéal pour dépasser toute pudeur. » (« Son môme dans la chambre d’à côté »)

« Ce qu’on cherche dans la vie c’est pas vraiment l’apothéose des découvreurs de continents, non, en cherchant l’âme soeur tout ce qu’on veut dans le fond c’est être tranquille, avoir quelqu’un à soi le soir quand il s’agit de rentrer, une présence qui tienne au corps comme un vêtement, une idée de l’autre qu’est là à trotter toute la journée, ce qu’on veut c’est expier le sentiment d’abandon, aimer pour se sentir moins seul. » (« S’aimer jusqu’à se voir »)

« Le petit bruit réjouissant que ça fait quand m’arrive un texto, le petit tintement limpide. Ce n’est pas une torture de dormir en serrant un téléphone dans le poing fermé, non, c’est juste l’intime satisfaction de tenir quelque chose de l’autre, de ne pas avoir les bras vides à ce point. En même temps quelle horreur d’attendre un coup de téléphone comme une épiphanie, c’est être tombé bien bas vraiment que de s’en remettre à ça, à escompter des signes de vie, pour juger que l’on est soi même bien vivant justement. Quelle misère que de mendier sa ration de petites attentions, quelle misère que de passer par tous les synonymes de la détresse, quelle misère que d’être tombé si bas dans le silence de l’autre, suspendu à rien. »

« C’est vrai que si t’étais sage tu ne serais même plus intéressante, c’est tout le paradoxe : ce qui me plaît de toi c’est tout ce qui me désole. » (« L’amour est tout ce qui nous sépare »)

« Notre petit chez-nous c’est le tableau complet du couple sans illusion, ça sent l’insouciance suave et dolente comme de l’encens, ce n’est pas que je sois heureux là-dedans, de toute façon le bonheur n’est pas un but en soi, en tout cas il ne suffirait pas à me faire rester, non, ce n’est pas que je sois heureux chez nous, simplement j’y suis moi, naturel, sans faux-semblant. » (« Ce soir je rentre »)

« Quand on a perdu jusqu’à l’envie de se détruire, c’est vraiment qu’on n’a plus rien. » (« Si c’est pas de l’amour »)

Paroles de l’auteur, Serge Joncour :
A propos du téléphone portable, vecteur moderne des relations amoureuses : « Pour moi, le portable est un catalyseur de l’émotion, en ce sens qu’il permet d’aller plus vite et par là de réactualiser le schéma amoureux. Imaginez un peu, si on introduisait le portable dans Madame Bovary, l’histoire ne serait pas du tout la même… Dans ce livre, j’ai voulu travailler sur l’émotion telle qu’elle est requalifiée par l’environnement moderne. Pas en tant que sociologue mais comme observateur. Car ce n’est pas rien que de donner son numéro de portable à quelqu’un. C’est lui offrir la possibilité de vous atteindre, comme un code d’accès à vous. Contrairement au téléphone du domicile qui n’a pas cette dimension personnelle, le portable redessine la façon d’être avec l’autre. C’est aussi une forme de présence. C’est pourquoi le personnage de S’aimer un jour sur trois s’endort avec son portable quand sa maîtresse n’est pas là, comme s’il tenait un bout d’elle. Ce portable rend concret l’absence de l’autre. Aujourd’hui, je trouverais presque fou de sortir sans mon portable. Ca en serait presque une préoccupation. »

A propos de l’écriture : « J’ai longtemps écrit sans trouver la clé pour produire un texte homogène. J’ai commencé ainsi des dizaines de romans, sans succès. J’écrivais aussi d’autres choses, par diététique personnelle. Ce n’était pas un journal, je notais juste des évènements qui m’arrivaient, des sensations. Aujourd’hui, je suis toujours dans le doute. Sur ce plan, il n’y a pas d’acquis, mes expériences passées ne me rassurent pas. Mais écrire un roman est une façon d’objectiver ce doute, de déterminer si l‘idée est bonne, le personnage viable… J’écris aussi pour lever ces doutes. » (source : Le magazine littéraire)

A lire en complément : le dossier Romans « Tourments amoureux au masculin » : Entre Nick Hornby et Antoine Doinel…

2 Commentaires

    • Philippe sur 20 mai 2009 à 10 h 25 min
    • Répondre

    Billet intéressant, qui m’a donné envie de lire ce recueil. D’autant plus que j’avais bien aimé U.V.

  1. Ce bouquin est très beau mais son dernier "L’Homme qui ne savait pas dire non" sorti à la rentrée, quel ennui !

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