« Journal d’une jeune chinoise sur le Net » de Mu Zimei : Aventures entre Canton et Pékin…

C’est en 2003 qu’a été publié sous forme de livre (traduit en 2005, aux éditions Albin Michel en France) le blog de la chinoise Mu Zimei (de son vrai nom Li Li). Aboutissement du succès phénoménal rencontré par le journal intime en ligne de l’auteur, une chroniqueuse cantonaise de 25 ans, diplômée de philosophie. Elle y confie ses aventures multiples et rencontre un buzz sans précédent lorsqu’elle évoque sa relation avec une star locale de la musique (marié). La ruée médiatique aidant, elle devient un phénomène de société, censurée comme il se doit par le gouvernement. Nympho, exhib’, une traînée ou au contraire une femme libre voire une égérie féministe favorisant « l’éveil social de la chine post-maoïste »… : on a tout entendu pour la qualifier. Mais ce « Journal d’une jeune chinoise sur le Net » (traduction un peu racoleuse du titre original « Lettres d’amour posthume ») ne doit pas être réduit au simple « récit de ses galipettes amoureuses ».

Il y a bien une âme derrière son discours blasé et volontiers provocateur ( « Les hommes, c’est comme les CD, tant que je n’appuie pas sur Play, ils ne font pas de bruit »). Les scènes érotiques à proprement parler ne sont d’ailleurs pas légion mais laissent plutôt la place à une réflexion sur les comportements amoureux et sexuels des hommes et des femmes tout en dessinant entre les lignes le portrait d’une jeune femme blessée et fragile en quête d’elle-même… et des autres.

« Tu sais, je ne suis pas très exigeante. Je vis dans la précarité depuis trop longtemps. Il suffit que tu me dises que tu m’aimes, je suis à toi. Si tu m’abandonnes, je suis aux autres. Si tu me reprends, je suis à nouveau à toi. »

Première originalité du livre : il a été entièrement retranscrit sous sa forme blog, sans faire l’objet d’une réécriture romanesque.
On le lit donc comme un journal traditionnel de juin à novembre 2003, les allusions technologiques modernes en plus (elle évoque les commentaires, non retranscrits, ou encore certains blogueurs et autres « links »…). La lecture en reste néanmoins très fluide. « Je couche ma vie sur blog dans un style narratif. Mon journal c’est ma lutte désarmée. », annonce-t-elle.

Des fêtes d’anniversaire, concerts, boîtes de nuit, bars, on suit cette « fleur d’opium » comme elle se surnomme, dans ses odyssées urbaines dans les rues de Canton, Pékin et parfois Shangaï. Et l’on découvre son univers qui tourne essentiellement autour des hommes à qui elle est reliée en permanence par son téléphone portable (elle a établi plusieurs groupes dans son répertoire : « déjà baisé », « à baiser », « imbaisable » et « en option » !) et Internet (ses amants du Net). A coup de textos et autre cyber-messages, elle fixe et organise ses rendez-vous « de baise », sans plus de préliminaires. « Pour beaucoup d’hommes et de femmes, faire l’amour est l’étape ultime de la rencontre. Alors que moi je commence par là« .

Comme un homme, elle a choisi de distinguer le corps des sentiments et de s’amuser au lieu de « soupirer » en se mourrant d’amour comme certaines de ses congénères qu’elle méprise. « J’aimerais que la vie ne soit qu’une suite d’aventures. », affirme-t-elle. Et se moque parfois de l’étonnement des autres en se comparant à « une espèce d’extra-terrestre« .

Elle le revendique haut et fort (peut-être un peu trop pour qu’on puisse la croire tout à fait d’ailleurs…) : « Je constate autour de moi que les gens normaux constituent la classe dominante. Ils pensent détenir la vérité. Je n’aime pas leur définition arbitraire du bonheur. Je n’aime pas non plus le bonheur qu’ils incarnent. Je me sens seule contre tous et je subis leurs attaques : « Tu ne t’ennuies pas à vivre seule ? », « C’est intéressant de multiplier les aventures ? ». Ca me met hors de moi. (…) La majorité des bien-pensants rêvent d’une vie charnelle débridée, mais la principale différence entre les Asiatiques et les Occidentaux, c’est que les Asiatiques préfèrent l’imaginer plutôt que de la vivre. »

Très vite, sa personnalité impétueuse et déterminée apparaît. Une rage semble l’habiter et son mode de vie semble être plus le résultat d’une vengeance que d’un hédonisme même si elle prend du plaisir (« Le fantasme est une glace pleine de délices. »).

Elle tente de nous (se ?) persuader qu’elle n’a pas besoin de « s’engager ou d’éprouver de sentiments« . Même si quelques pages plus tard, un aveu émerge : « J’ai besoin d’amour. (…) Il m’est interdit d’aimer. Je dois mener une vie où je ne compte que sur moi-même. » ou encore « Ca m’émeut toujours de m’apercevoir que je peux être gravée dans la mémoire de quelqu’un qui ne m’a pas baisée. »

Au gré des chapitres/notes, elle se raconte : son enfance dans une famille très pieuse, son travail de journaliste dans un magazine branché de Canton, où elle tient une chronique sur ses expériences intimes à la façon d’une Candace Bushnell chinoise. On pense d’ailleurs au personnage de Samantha (la croqueuse d’hommes de la série) en lisant Mu Zimei (elle y fait d’ailleurs référence au détour d’une page). Ses petits problèmes domestiques qui deviennent surréalistes ou encore sa tignasse à frisettes (une curiosité pour une chinoise, fruit d’une permanente ratée)… Régulièrement elle s’inquiète ou souffre des attaques dont elle fait l’objet tout en reconnaissant qu’elle cherche toujours « à se jeter dans la gueule du loup ».
Et bien sûr ses rencontres masculines d’aujourd’hui et d’hier, retraçant peu à peu son éducation sentimentale et charnelle, les déceptions de la fac parmi le milieu littéraire-artistique qu’elle fréquentait. Il y aussi cette première fois à l’âge pas si précoce de 21 ans, assez traumatisante qui se solde par un avortement.

On réalise qu’elle collectionne les aventures sans lendemain avec des hommes mariés ou en couple. Ce qui ne peut que nourrir davantage ses désillusions et amenuiser encore sa confiance en les hommes qu’elle s’efforce de considérer comme des objets afin de ne pas souffrir de leur abandon. Son sentimentalisme et la tendresse qu’elle tente de refouler refont surface malgré tout « Je me faisais l’impression d’un petit oiseau à ses premiers balbutiements. (…) Tout était déjà teinté d’un sentiment de perte auquel venait se mêler un érotisme fluide. » C’est encore entre deux coups, ce constat qu’elle glisse: « Ca fait 3 ans que je suis sans personne pour s’occuper de moi. » Dans ce monde de rencontres éphémères et sans véritables attaches, sa mère et sa meilleure amie semblent être ses deux repères affectifs. Elle n’évoque en revanche jamais son père, ce qui peut conduire à quelques interprétations (recherche du père ?).

« Quoiqu’il arrive je reste détachée. Je me suis construit un espace virtuel à ma mesure dont je suis pleinement satisfaite. Sauf que cet espace a été livré en pâture et qu’à présent on veut le détruire et m’en expulser. Mais ils ne peuvent pas m’atteindre. Ils peuvent détruire ma réalité, mais ma volonté reste libre. Ils ne peuvent rien contre mon monde virtuel. »

Les personnages masculins sont dans le livre non identifiés. Sans nom et presque sans visage, des inconnus qu’elle ne reverra jamais pour la plupart, des one shot, ils sont parfois affublés de sobriquets comme « l’Indolent », son grand amour de l’Université, un taxi-driver, des artistes, des stars… Seuls ceux qui comptent un peu plus, ont droit à un prénom, comme cette histoire d’amour touchante et innocente, avec un lecteur de son journal en ligne qui l’a rebaptisée Xiaomu en écho à son propre nom (Xiaomi) qu’elle raconte avec pudeur : « Quand Xiaomi a un peu bu, il devient viril. Un homme fort, capable de haine comme d’amour, qui prend Xiaomu par la main et l’attire dans ses bras. Mais quand il est sobre, il redevient un enfant. Un petit bouillon clair aux nouilles nature qui ne comprend rien à l’amour et sait encore moins l’exprimer. »

Il y a aussi Meijing : « Meijing est très primaire, très humain, très organique, très pur, très direct. C’est un caractère lumineux. Il a cette humanité que tous les hommes s’efforcent de dissimuler, à tel point que s’ils se laissaient aller, ils seraient répugnants de vulgarité. (…) Il a des façons franches et directes. Quand une nana passe à sa portée, il ne peut s’empêcher de la toucher. Sa main gonflée de désir ne pense qu’à se plaquer sur leur cœur. Il ne réfléchit pas en terme de ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Comme moi, il pense que le contact charnel est ce qu’il y a de plus naturel entre les hommes et les femmes.« 
Elle parvient à capturer en quelques lignes l’essence des hommes qu’elle croise et en livre des portraits instantanés très vivants.

Parmi les scènes explicitement érotiques (qui restent rares finalement contrairement aux dires médiatiques), on pourra retenir le « rendez-vous intime » avec Meijing dans un hôtel bon marché où elle décrit plus précisément dans sa langue minimaliste et directe leurs préliminaires qui débutent sous la douche : « On se déshabille. L’eau chaude jaillit du pommeau et coule sur nous. On s’embrasse. Nos silhouettes se reflètent dans le miroir. Un corps d’homme légèrement mat, un corps de femme plus pâle, l’accord parfait. Je me cambre et j’ondule… Dans cette chambre un peu pourrie, seul le miroir est sexy. On s’allonge sous les fins draps blancs. Il continue de m’embrasser en haletant légèrement. Sa main effleure mon clitoris. Mon désir est aussi plein que son pénis. »
Elle relate aussi parfois des expériences insolites comme ce « trip avec un peintre », « ambiance L’Empire des sens » : « Il m’a entièrement épilée et m’a enfoncé un œuf dans le *** (…) On aurait dit qu’il venait d’accomplir une performance plastique. Du grand art !« 
Son sens de l’humour assez cynique n’est jamais loin, comme à l’occasion de la panne de sa bonbonne de gaz vide : « Ce soir, plus que jamais, je suis dans la nécessité de coucher avec un homme si je veux une douche chaude. »

Les moments de fragilité qu’elle dévoile par éclairs alternent sans transition avec des passages plus crus où elle explique par exemple froidement une technique de masturbation d’un homme. Et jamais à un paradoxe près elle conseille à un de ses partenaires : « Tu sais, on prend mieux son pied quand on se laisse émouvoir par l’autre. » ou encore « La jouissance psychologique est plus importante que la jouissance physique. »

Plus on avance dans son journal, plus elle affine sa « philosophie » de vie libertine et défend ses positions qu’elle qualifie d’ « humanitaires et humanitaristes » : « Les relations sexuelles dévoilent ce que taisent les relations tout court. La nudité et la sexualité sont révélatrices de notre humanité. C’est pourquoi la meilleure façon de connaître un homme est de coucher avec. L’intimité permet de se faire une idée de l’animalité et de l’humanité de chacun. Multiplier les expériences me permet de cerner la part d’humanité des hommes mieux que n’importe quelle femme qui court désespérément après l’amour« .
Elle interroge aussi, ce faisant, les notions de pureté (la bienveillance) et d’impureté.

Dans une langue blanche et tendue, tour à tour sèche, abrupte ou mélancolique, elle mêle des extraits de lettres, de dialogues mais aussi de longues listes de DVD’s que cette cinéphile va louer au acheter chez Kendig (de quoi vous faire de bons programmes ciné asiatique : de Kitano à Kurosawa son réalisateur préféré) et de CD’s dont elles fait aussi quelques mini critiques express très personnelles. Elle raconte aussi beaucoup ses rêves (érotiques ou réminiscences…), manie pas toujours passionnante à laquelle se laisse aller beaucoup de diaristes… Et élabore ses petites théories plus ou moins pertinentes, plus ou moins profondes sur la société, les classes sociales… Elle évoque aussi la littérature érotique orientale (« Madame Xixi « ou « De la chair à l’extase, son roman préféré). Et analyse (superficiellement) l’écriture érotique en affirmant : « On a pas besoin de mener une vie dissolue pr produire une œuvre érotique. » (tel Sade en prison) ou encore « On a pas besoin d’avoir fait l’expérience d’une chose pour la décrire. »
Elle mêle ainsi différents styles de prose par des procédés rappelant ceux du cut-up de Burroughs.

Au final, le cheminement psychologique et intellectuel de l’auteur donne envie de tourner les pages si l’on s’attache à cette voix qui cache (mal) sous ses airs désabusés, sa fragilité ou au contraire de décrocher si l’on n’y est pas sensible (certains lecteurs ont pu se lasser de certaines répétitions ou de la superficialité de certains de ses aphorismes tout en lui reconnaissant leur force d’interpellation).
Un caractère plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord qu’il faut savoir décrypter entre les lignes, pour percer les fêlures. A chaque lecteur de s’en faire sa propre interprétation… [Alexandra]

A lire en complément le dossier Le potentiel érotique de la littérature

Une interview vidéo de Mu Zimei dans sa « garçonnière » (en chinois, traduction en anglais) :

1 Commentaire

  1. la parcelle de liberté au coeur d’une société communautariste
    pied de nez

    la découverte de l’autre derrière le costume et la façade
    assumée

    avec ses vertiges

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