« Grand-écrivain » au féminin : la bataille de la visibilité (1/2)

A l’occasion de la Journée de la femme, le 8 mars prochain, je vais m’intéresser, au cours de ces prochaines semaines, à différentes facettes du rapport entre femmes et littérature. J’avais précédemment esquissé une réflexion sur le sexe de la littérature. Pour débuter cette série de billets, j’aimerais m’interroger sur la rareté des femmes élevées au rang de « grand écrivain ». Ce titre honorifique, ce « statut » décerné par la postérité et qui fait qu’un écrivain marquera son siècle et les suivants, qui fait que son œuvre sera lue de génération en génération en entrant officiellement dans le dit « canon littéraire » gage de supériorité et de prestige. Premier constat, le titre n’existe qu’au masculin. Et pour cause, ces messieurs y sont sur-représentés. Les femmes seraient-elles donc de piètres plumes, y aurait-il un manque de talents littéraires féminins ? Non, bien sûr il n’en est rien. Virginia Woolf plaidait dans son essai « Une chambre à soi », la cause de l’absence de conditions matérielles pour écrire. Mais les contre-exemples d’écrivains désargentés et maudits pullulent… Non, je vois pour ma part une autre explication de ce déséquilibre flagrant :


Pour comprendre un peu mieux ce phénomène, essayons tout d’abord d’identifier les raisons qui font qu’un auteur accède à la postérité. L’Histoire a montré que le succès de son vivant ne constitue pas un gage de reconnaissance future. De nombreux grands auteurs, aujourd’hui des « classiques », ont parfois, souvent, connu des échecs cuisants, avant d’être redécouverts des années, des décennies plus tard. Redécouverts par qui et comment ? Par des universitaires, des institutions, des jurys, des instances de décision, de pouvoir médiatique, politique, des lobbys qui façonnent notre culture, produit social avant tout, à un échelon national avant de s’employer à la faire rayonner à travers le monde. Or qui détient majoritairement et historiquement le pouvoir qu’il soit médiatique, politique ou économique dans nos sociétés ? A priori ce ne sont pas les femmes…

On peut donc assez facilement en déduire que les choix, les mises en avant, les mises en lumière qui sont faites de tel ou tel auteur ainsi que leur enseignement scolaire, sont (ou au moins ont été) donc opérés majoritairement par des hommes.

Historiquement, les hommes parlent beaucoup, et plus que les femmes. Ils parlent aussi plus fort et plus violemment assez souvent. Les hommes occupent le terrain, les hommes font la guerre. La guerre littéraire (titre d’un ouvrage récent d’ailleurs). Pour imposer leurs choix. Pour gagner. Historiquement, les hommes ont aussi longtemps oeuvré à bâillonner les femmes et à les moquer quand elles ont commencé à vouloir écrire et se réunir (cf, les dites « précieuses » au XVIIe siècle ridiculisées par Molière dans ses pièces, et les « bas bleus » au XIXe siècle par exemple, termes utilisés péjorativement pour stigmatiser les intellectuelles).
Au chapitre V de « Œuvres et les hommes au XIXe siècle » (1878), intitulé « Les Bas-bleus », Barbey d’Aurevilly commentait ainsi : « […] les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont des hommes, — du moins de prétention, — et manqués ! »

Ce sont donc les hommes qui, majoritairement, œuvrent à la promotion, à la mémoire, à la visibilité d’un auteur et contribuent ensuite à ce que le bouche à oreille soit entretenu de siècle en siècle. Citer un auteur (homme) plutôt qu’un autre (femme), dans un discours, un article… fait aussi partie du jeu, qui loin d’être anodin, permet d’entretenir cette visibilité constante. Enfin un conditionnement naturel se fait et vient consolider tout cela : hommes et femmes sont exposés aux mêmes références, aux mêmes discours sur ce qui est « bon », « beau » et sur ce qui est « grand » donc. Il est toujours possible de s’en affranchir par la suite et de se forger sa propre culture personnelle, d’aller découvrir par soi-même d’autres références, mais cela reste beaucoup plus difficile, nécessite beaucoup de temps et parfois de moyens que nous n’avons pas, donc le plus simple est d’adhérer à la culture officielle.

La culture officielle c’est à dire la culture dominante des hommes (plutôt blancs et hétérosexuels) de nos sociétés patriarcales donc. Sans cette bataille pour la visibilité, les écrivains, quelque soit leur grandeur, tomberaient inévitablement dans l’oubli. Certes la démonstration est un peu schématique et les mécanismes qui entrent en jeu sont certainement plus complexes, mais le principe est là. [Alexandra Galakof]

Lire la 2e partie de l’article : Le « Grand écrivain » au féminin : la bataille de la visibilité (2/2)

Visuel d’illustration : Film sur Jane Austen « Becoming Jane ».

1 Commentaire

    • Claire Menu sur 21 avril 2009 à 13 h 23 min
    • Répondre

    Votre article est excellent. Je cherchais des renseignements sur Carson McCullers citée par Françoise Sagan dans "Mon meilleur souvenir", en m’irritant déjà de ne jamais en avoir entendu parlé jusque là, tout comme de n’avoir jamais étudié Sagan à l’école puis à l’université en lettres modernes. Bref je suis en colère et découragée une fois de plus face à ce grand silence, cet effacement systématique des oeuvres de femmes. Je suis féministe en ce monde misogyne comme on est intellectuel dans la France antidreyfusarde. Enfin merci pour votre article et votre blog que je vais mettre dans mes favoris en espérant que vous gagniez en visibilité. Claire Menu.

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