Le démon d’Hubert Selby Jr, Harry un ami qui vous veut du mal… malgré lui

Le démon d’Hubert Selby Jr, publié en 1976, ce troisième roman (après Last Exit to Brooklyn et La Geôle) de l’écrivain culte de la génération beat américaine, est souvent considéré comme son chef d’œuvre absolu. Bien différent de l’univers sordide habituel de ses écrits, il a choisi dans ce roman de mettre en scène un jeune yuppie, un jeune cadre dynamique, dont seul le prénom résonne comme un signe de mauvaise augure, Harry (prénom que l’auteur reprend systématiquement de roman en roman pour incarner son héros souvent condamné d’avance : du Harry primaire et violent de « Last Exit To Brooklyn » au Harry fantasque qui hallucine dans « La Geôle » en passant par le Harry dévasté par la drogue de « Retour à Brooklyn »). Promis à une destinée dorée, il sera pourtant la proie de ses obsessions mentales qui le conduiront petit à petit à une autodestruction irréversible… Un magistral portrait d’un homme en lutte contre lui-même dans la société puritaine et étouffante du rêve américain.

« J’ai fini par comprendre qu’il fallait arrêter de résister au démon, juste le regarder en face. C’est la résistance qui m’a tué. Ça m’a amusé, après avoir vu mon existence dévorée par la violence, d’apprendre que le premier sens latin de ce mot est « force de vie » Hubert Selby Jr

What’s wrong with Harry White ? (Qu’est ce qui ne va pas chez Harry White ?). A priori rien. Au contraire ! Harry est un jeune cadre dynamique de Manhattan à qui tout sourit (surtout les femmes) et tout réussit. Ce génie des affaires est l’enfant unique chéri de ses parents et de sa grand-mère dont il fait la fierté. Des scènes d’amour familial parfait frôlant la caricature sont d’ailleurs décrites abondamment en début de roman (en particulier l’anniversaire de mariage de son aïeule) : « Il songeait à sa famille, et en se rappelant leur bonheur, une immense chaleur l’envahit, comme si on venait de lui injecter une drogue dans les veines ; la façon dont ses parents dansaient et se regardaient, le rire de sa grand-mère et ses larmes en voyant ses amis valser ensemble pour leurs noces d’or. – et l’mage sur laquelle il s’attardait, celle qui chérissait le plus, l’image de sa mère l’embrassant pour lui souhaiter une bonne nuit, son bonheur visible dans ses yeux et sensible jusque dans le bout de ses doigts (…) Harry continua à jouir du sentiment que lui inspirait le souvenir de cette scène, content davoir fait le bonheur de ses parents. »

Choyé par ses proches et sans responsabilité, il peut se consacrer pleinement à son travail et jouit des plaisirs de la vie avec insouciance et plaisir. Il sort ainsi beaucoup au cinéma avec ses amis, à la piscine ou joue au base-ball… Le bien-être et l’ambition occupent une grande place dans sa vie.

Harry est aussi et surtout un grand séducteur auquel les femmes ne peuvent résister. Il multiplie les conquêtes à la moindre occasion, à l’aide de stratégies savantes. Sa cible ? Les femmes mariées, qu’il aime « enculer » comme l’annonce sans ambages la première page du roman. Il sait leur parler et obtenir leurs faveurs sans effort. Il les suit dans la rue, le long de la cinquième avenue, à Times square, dans les grands magasins ou encore les accoste sur les bancs de Central Park, pendant sa pause déjeuner. Il s’amuse avec elles, les fait languir avant de les laisser tomber après « consommation ».

Harry est célibataire et se complait dans cette liberté absolue de Don Juan moderne. Pourtant cet appétit sexuel revêt chez lui une frénésie inhabituelle de même que les petits jeux auxquels ils se prêtent pour mieux humilier ses maîtresses. « Un mec qui bande ne pense plus« , le taquine gentiment ses amis face à ses faiblesses qu’il ne peut réfréner et qui lui dictent leur loi.

« Puis il prit conscience du sentiment grandissant d’excitation qui s’emparait de ses jambes et de ses reins, de la peur d’être pris qui grondait en lui et lui tordait les tripes. Il se laissa volontairement envahir par ces sentiments et ces sensations, et il perdit la notion du temps et se laissa bercer par l’émoi qui palpitait en lui.« 

Au fil des pages, ce comportement compulsif s’accentuera dangereusement, révélant une vraie dépendance sexuelle qu’il ne parviendra bientôt plus à contrôler. Harry est ce que l’on appellerait aujourd’hui un « sex-addict », figure désormais populaire de la littérature contemporaine américaine (dont le Choke de Chuck Palahniuk en est peut-être la plus aboutie). A l’époque, Selby nomme « démon » cette fièvre sexuelle qui s’empare à intervalle réguliers du héros et le pousse à se jeter littéralement sur les femmes qui attisent sa concupiscence. Mais cette attitude n’est que la partie émergée de l’iceberg, le symptome premier d’un mal plus profond.

Même l’amour sincère qu’il éprouve pour la femme qu’il épousera et ses enfants ne parviendront à enrayer cette malédiction qui pèse sur lui. Il repoussera sans cesse les limites enchaînant les aventures de plus en plus violentes et glauques (il se met à « chasser » des « loques imbibées d’alcool » dans les quartiers interlopes des docks). Et l’on comprend finalement que la finalité n’est pas sexuelle mais correspond à un exutoire pour laisser s’exprimer son esprit tourmenté en quête d’exaltation. Exaltation qui rime avec chaos et folie, ses seuls échapatoires jusqu’à l’issue fatale.

« Il n’y a jamais de différence fondamentale entre l’histoire ancienne et l’actualité. Il n’y a que des variations sur un même thème. La fièvre qui habitait Harry était si forte et renaissait si vite après les brefs instants de répit qu’il connaissait que ses descentes nocturnes aux enfers se firent plus fréquentes.« 

Selby brosse ici un magistral et douloureux portrait masculin à travers lequel il dépeint le désir sexuel incontrôlable qui est avant tout une souffrance intense pour celui qui le subit. Une source de culpabilité et de détresse insoutenable. Mais aussi et surtout l’aliénation sociale d’un homme qui veut, qui doit, réussir conformément au modèle décidé pour lui, par ses parents, ou ses patrons.
Toute la force de « Le démon » réside dans cette bombe latente, non identifiée, qui sommeille dans le héros et qui se manifestera progressivement jusqu’à l’explosion finale. On a l’impression qu’il y a deux parties dans le livre : une première partie bénie qui baigne dans une sorte de bonheur sans nuages où seuls quelques signes annonciateurs émergent parfois.
Puis la descente vertigineuse vers sa chute inéluctable. Il est curieux d’ailleurs d’observer que la famille d’Harry qui est si présente dans la 1e partie disparaît complètement dans la seconde (remplacée par sa femme et sa belle-mère qui seules se préoccupent de son sort et de sa santé). On pense au héros de Camus dans L’étranger qui goûte lui aussi avec ce même abandon aux plaisirs simples de la vie, du moins dans la première partie du livre.

« Il faillit hurler de joie en contemplant le chaos qu’il avait sous les yeux.« 

L’analyse psychologique d’Harry White est absolument saisissante et se complexifie de page en page avec la retranscription exacte du moindre de ses sentiments et sensations au gré des évènements de sa vie et de ses rapports avec autrui. Harry est un personnage qu’on ne parvient jamais à cerner (ni lui d’ailleurs en perpétuelle lutte contre lui-même). Il est fascinant de suivre l’évolution de ce personnage totalement schyzo (il dit d’ailleurs qu’il y a « deux Harrys » à la façon d’un Dr Jekyll). A travers différentes scènes et incidents, il nous fait part de ses fréquents allers-retours entre malaise, assauts de confusion et d’anxiété, l’appréhension et les craintes qui le torturent puis le retour à la sérénité voire à la pleine jouissance de la vie. Car Harry est aussi un grand épicurien comme le décrit à merveille cette scène du Country club où il rencontrera sa future femme : « Seules ses sensations emplissaient, et dans une demi-smnolence, il était conscient de la brûlure du soleil sur son dos, de l’odeur d’herbe et de terre, du contact de celles-ci et de son corps sur la serviette (du frôlement des mouches et autres insectes qui exploraient son dos et ses jambes mais surtout de la présence de Linda allongée à ses côtés sachant que ce même soleil brulait son dos et que ces mêmes petits insectes quittaient son corps pour se poser sur le sien, et respirant l’odeur mouillée qu émanait d’elle lorsqu’elle était sortie de la piscine, odeurs d’eau, de peau et d’air qui l’excitaient et lui restaient présentes à l’esprit alors que le soleil avait fait disparaître toute trace d’humidité. Il se complaisait dans ce monde d’impressions et de sensations quand il s’avisa au bout d’un certain temps qu’il y avait autre chose, une autre sensation… une sensation de bien-être. »

« (…) Au même instant il sut qu’il allait sauter, que rien ne pourrait l’en empêcher, et il eut le sentiment que c’était la chose à faire, que c’était bien, que c’était exaltant, et tout son corps se mit à trembler…« 

« Le démon » est ainsi, paradoxalement, traversé de nombreux moments très lumineux, de bonheur et de sensualité purs (les rires, les déjeuners « succulents et enjoués » jalonnent les chapitres) qui contrastent violemment avec les crises d’angoisse du héros dont les descriptions tant psychiques que physiologiques sont très puissantes : « Que son esprit soit torturé par le remords et le sentiment de sa culpabilité, qu’il ressente cette amertume dans la bouche et ce dégoût pour lui-même, soit, mais du moins son corps devrait être apaisé. Ne serait-ce que cela ! Ne plus avoir l’impression que ses tripes sont déchirées par de vieilles boîtes de conserve rouillées et des tessons de bouteille, ne plus éprouver cette contraction douloureuse qui lui serre la poitrine et les muscles au point d’avoir envie de hurler, hurler, hurler encore… » ou encore « Il avait l’impression de transpirer du plomb fondu par tous les pores de sa peau... ». C’est aussi ce qui fait sa force et toute son ambivalence.

Un trouble (qui a sans doute contribué à scandaliser la société américaine de l’époque) renforcé par le fait qu’Harry n’est pas issu d’une famille défavorisée, enfant martyre ou quoique ce soit qui puisse expliquer ses « déviances » et ses pulsions qui iront jusqu’au meurtre. Non, au contraire, Harry a tout pour être heureux et mener une vie parfaitement rangée : une carrière brillante, la jeunesse, le charme, une femme qu’il aime, les femmes sont à ses pieds, l’apppui de son patron, des parents aimants… Et pourtant toute cette belle mécanique de l’american dream que Harry représente en façade ne fonctionne pas. Sans qu’aucune explication logique ou rationnelle ne puisse être apportée. Même le psy -que fréquentera Harry- ne parvient pas à faire exhumer quoique ce soit chez son étrange patient. « Ses biens, l’amitié de ses collègues, l’amour de sa famille – n’arrangeait rien. Il avait tout, argent, possessions, prestige, mais tout cela était impuissant à faire disparaître ce vague sentiment d’insatisfaction et cette tension nerveuse qui le rongeaient. »

Avec « Le démon » Selby est l’un des premiers à s’attaquer au sujet sensible des apparences trompeuses en glissant sous le masque du père de famille comblé celui d’un « monstre » au regard de la société.
L’écrivain pousse même la démonstration à son extrême en accumulant les tabous en la personne d’Harry : la sodomie, l’adultère avec la femme mariée, les prostituées…, tout en les couplant à une vie en apparence bien sous tout rapport. C’est cette association contre-nature qui choqua et dérangea au plus haut point la morale d’une société puritaine et bien pensante, habituée au manichéisme du bien contre le mal et ne peut concevoir leur imbrication complexe dans une seule et même personne. [Alexandra Galakof]

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Visuel d’illustration : Gustave Courbet, Autoportrait

3 Commentaires

    • -Twist- sur 28 janvier 2009 à 0 h 13 min
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    Quel livre! Quel roman! J’en ressors tout tourneboulé, bien bouleversé, répugné parce les actes de cet Harry White et de son incapacité chronique à sortir ce démon de ses entrailles. Ce livre est terrifiant. J’en frissonne encore.

    • Nancy Neon sur 20 septembre 2009 à 4 h 11 min
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    Despite (or maybe because of) addiction of my own experience, I sat in the theater after everyone left and just bawled my eyes out. As much as I enjoyed the movie, I was more impressive with the book. Things in the film are very black and white … Allows the book for more shades of gray and nuance. For example, in my opinion, the guy that tricks with Marion for dope (the dealer, not her shrink) is a more positive, sympathetic character in the book. When Marion starts to put the bundle of dope in her purse, the dealer says something like "oh wow, I got a virgin!" Meaning he knows this is the first time she’s tricked for dope and she’s not a street wise junkie. He tells her in other words, you do not want to give your hard earned dop to a mugger so put it in a safe place (her female vault!). Not only that he tells her to break off a piece for herself so she’ll have an extra stash she does not have to share with Harry after all it’s she who "worked" for the dope not Harry! I also like how Selby shows how most people have an addiction ie Harry’s mom is first hooked on her tv show and then gets strung out on dexies and benzos. It’s realistic and humorous how her son Harry the junkie tells her how bad the stuff is! Addicts can always see another downfall addicts better than their own. ironic but very true.

  1. Merci pour cet avis très structuré !
    Je viens de lire ce roman et d’en écrire la chronique (beaucoup plus brouillon…)
    A l’imbrication du bien et du mal dans un même personnage répond aussi l’imbrication du bien et du mal dans la société : le patron de Harry White offre ainsi des promotions de préférence aux bons pères de famille alors que lui-même entretient le groupe de « filles des relations pubiques »…Quant à Linda, elle est à la fois la vierge attendant le mariage et la jeune femme en bikini, affriolante. C’est l’histoire d’un schizo dans une société (de) schizo.

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