« Je m’en vais » de Jean Echenoz: Détourner le réel et les conventions

Je m’en vais de Jean Echenoz, roman lauréat du plus prestigieux prix littéraire n’a pourtant pas fait l’unanimité. Si beaucoup ont acclamé son sens du merveilleux, la « magie de son écriture », sa « densité », sa finesse ou encore son style « désopilant », d’autres auront pu le trouver décevant quant à ses ambitions initiales voire ennuyeux. Comme son nom l’indique, ce roman est le récit d’un homme qui s’en va, qui quitte sa femme plus précisément pour des destinations incertaines et éphémères : d’autres femmes, une expédition au Pôle Nord, un détour au service soins intensifs d’un hôpital et divers déménagements dans l’Ouest parisien cossu…

Auteur léger », « décalé », « exigeant », héritier du nouveau roman, novateur… : autant de qualificatifs attribués à Jean Echenoz, auteur emblématique des éditions de Minuit, et auteur d’une vingtaine de romans depuis 1979 (son premier roman « Le Méridien de Greenwich », prix Fénéon).
Echenoz, l’un des rares contemporains étudié à l’Université, ayant participé à la nouvelle traduction de la Bible dirigée par Frédéric Boyer, fait partie des grands auteurs français actuels, aux côtés d’un Modiano ou de Le Clézio, régulièrement couvert de louanges aussi bien des critiques ( « Jean Echenoz construit l’une des entreprises littéraires les plus originales et les plus fécondes du roman français d’aujourd’hui : la subversion du roman par déstabilisation douce. » ) que des lecteurs mais aussi fait plus rare par ses confrères contemporains* (cf : l’enquête de Télérama sur les 10 livres préférés de 100 écrivains francophones en 2009 où il était cité pour Ravel notamment). Philippe Djian le considère même comme le meilleur styliste actuel* tandis que Nicolas Fargues* le cite régulièrement comme modèle d’inspiration.
Le romancier et réalisateur Xabi Molia admire son art à « reprendre des genres populaires, le roman d’espionnage ou d’aventure, mais toujours en les passant au tamis de la médiocrité et du prosaïsme. Avec des personnages ordinaires dans des situations qui ne le sont pas. »

Sa marque de fabrique ? Sans doute son art à croiser les registres et les genres : roman policier, d’espionnage d’aventures, sur fond de (satire des) mœurs contemporaines, le tout avec un humour fait d’ironie douce et de gravité, et un culte du détail. Au sujet de son œuvre, l’auteur indique vouloir « brouiller les pistes » ou encore écrire des « romans géographiques (…) avec du mouvement ». Tout ceci peut sembler bien mystérieux pour le néophyte échenozien. La lecture de de l’un de ses romans phares, « Je m’en vais » (prix Goncourt 1999), éclaire quelque peu ses déclarations :

Plus qu’un homme qui s’en va, il s’agit plus d’un homme qui erre finalement, qui cherche à combler un vide après un mariage raté et sa vie un peu étriquée de galeriste d’art contemporain où le succès n’est pas forcément au rendez-vous, du moins au début du livre. Cet anti-héros, un certain Ferrer, quinqua (désab)usé, vieux séducteur un peu cynique, un peu nihiliste, libidineux sur les bords, a quelque chose de (sous-) houellebecquien (notamment avec les personnages de la voisine au parfum asphyxiant ou encore l’« infirmière au physique idéal d’infirmière discrètement fardée, délicatement bronzée, peu vêtue sous sa blouse, également responsable de la bibliothèque (…) prénommée Brigitte. » du bateau)… : « Quoique très fatigué, peut-être revenu de tout, Ferrer ne renonce pas à regarder passer les femmes si peu couvertes en cette saison, si désirables aussitôt que cela lui fait quelques fois presque mal, comme un fantôme de douleur dans le plexus. On est ainsi, parfois, tellement sollicité par le spectacle du monde qu’on en viendrait à oublier de penser à soi. »

Ou encore cette petite pique anti-libérale : « On restructure les étages que l’on adapte aux lois de la bureautique pour obtenir des locaux spatieux, paysagers et doublement vitrés, afin d’y accumuler encore et toujours plus de capital. » Enfin on remarquera un autre tic typiquement houellebecquien : l’insertion d’info de type encyclopédique (cf le passage sur les accords de Schengen)

Ce personnage reste malgré tout assez terne et morne. Mou plus précisément, et le fait qu’il s’embarque pour le Pôle Nord à la recherche d’un trésor ethnique, histoire de redonner un peu d’élan à sa vie, n’y change pas grand-chose. Ferrer se traîne (voire se perd) de « péripétie » en « péripétie » et nous ennuie beaucoup. En parallèle, le personnage de son collègue Delahaye qui « bouge » lui-aussi beaucoup ou plutôt fuit de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, donne la même sensation : celle de tourner en rond… L’atmosphère qui en résulte n’en reste pas moins emprunte d’une belle poésie mélancolique (qui n’est pas sans rappeler celle d’un Modiano) : « Il se sert un verre, regarde à nouveau par la fenêtre en attendant la fin du jour qui prend son temps, qui allonge définitivement les ombres des choses immobilières et végétales, des perrons et des acacias jusqu’à ce qu’eux-mêmes avec leur ombre soit noyés par une ombre majeure qui adoucit leurs contours et leurs couleurs, jusqu’à les absorber, les boire, les faire s’éteindre et disparaître et c’est alors que le téléphone sonne. », ou encore la description de l’arbre que Ferrer aperçoit depuis son lit d’hôpital.
Une écriture qui a été qualifiée, à juste titre, de « blanche » et qui peut apparaître froide pour certains, mais c’est la volonté de l’auteur de cultiver cet « objectivisme » dans ces descriptions notamment.

Ces pseudos aventures n’ont rien de palpitant et semblent plus être là pour meubler. La tournure de thriller qu’il donne aussi au roman, malgré une révélation prometteuse, tombera finalement à plat. Tout ceci paraît invraisemblable et c’est a priori ce qu’Echenoz cultive volontairement. De même la tentative de satire du milieu de l’art avec les egos des artistes à gérer, leurs valeurs fluctuantes sur le marché ou l’absence de sens artistique, reste superficielle et n’apporte rien de neuf sur le sujet que l’on ne connaisse déjà. L’humour (ou tentative d’humour ?) n’est pas absent de ce roman, qui se veut parodique, notamment à travers ses descriptions imagées de personnages comme « un radiotélégraphe à menton carré, nez fusiforme et moustache en guidon » ou encore leurs considérations/dialogues incongru(e)s : « tout est bon dans le phoque c’est un peu l’équivalent polaire du porc » ; « Donc imagina posément Ferrer, je pourrais vous mettre dans l’embarras pour vol ou escroquerie, abus de confiance… Mais déjà le vol, c’est illégal. Je pense que se faire passer pour mort n’est pas terriblement légal non plus, non ? »

On a aussi plébiscité la construction particulière de ce roman qui joue avec la chronologie au gré de chapitres. Le procédé s’il est original, paraît néanmoins quelque peu artificiel. Quant à la fin du roman, il s’achève sur une pirouette bien (trop ? légère… [Alexandra Galakof]

Citations de l’auteur à propos de « Je m’en vais » :
Le choix du Pôle Nord : « Je souhaitais offrir un contraste avec l’Inde, utilisée précédemment. Le moyen de rendre un  » exotisme  » presque neutre, minimum, silencieux, uni ; à l’encontre des paysages bariolés et bruyants de Les Grandes Blondes . Un  » ailleurs  » le plus différent possible de ce que j’avais décrit auparavant. »

L’importance des lieux géographiques et du mouvement dans ses romans : « Cela tient sans doute à mon amour du mouvement, à mon attirance pour les départs, l’exploration incessante de lieux différents. Les lieux sont des moteurs de fiction aussi importants que les personnages ; et le découpage du temps, ternaire pour le voyage (visible dans les trois parties), binaire pour les protagonistes (les allers-retours de Félix à Delahaye) de Je m’en vais, viennent lui donner un rythme particulier je crois, même s’il n’était pas évident à agencer ! »

*Citations d’écrivains au sujet de Jean Echenoz :
« Le monde qui nous entoure, l’écrivain peut le traduire parce qu’il ressent une espèce de vibration. Mais le problème est : comment la traduire, cette vibration ? C’est un travail manuel plus qu’intellectuel, un travail d’artisan où il faut tripoter les mots. Ce sont des bouts de ficelle. Un écrivain sérieux ne peut pas s’intéresser à autre chose, sinon c’est un historien ou un sociologue, ou un mauvais romancier. Le maître absolu, à ce jeu-là, est Jean Echenoz. C’est le meilleur styliste, aujourd’hui. » (Philippe Djian)

« Car avant d’être un écrivain, qu’on le veuille ou non, Jean Echenoz est un voyant. Un voyant, au sens où il appartient à cette catégorie de désespérés souriants que la nature a dotés d’hypersensibilité et d’hyperconscience dans le seul but, salutaire, de leur faire restituer du monde et des hommes une image distanciée, leur part nécessaire d’absurde. » (Nicolas Fargues, à propos de « Je m’en vais »)

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