L’étranger d’Albert Camus : « C’est à cause du soleil »… (1/2)

L’étranger, ce bref premier roman d’Albert Camus, auréolé du titre de « livre de poche le plus vendu en France » avec ses 6,7 millions d’exemplaires écoulés en Folio, publié en 1942, traduit en 40 langues et adapté au cinéma par Luchino Visconti en 1967, aura connu une postérité qu’un Sartre (par ailleurs ardent et enthousiaste critique dans Situations I*) lui envierait. Sa Nausée, publiée 4 ans plus tôt, ne connaît en effet pas aujourd’hui la même aura*… Même si les deux anciens frères ennemis font aujourd’hui figure de « classique ». Il est au centre de l’actualité lors des 50 ans de sa mort en 2010 (dans un accident de voiture à l’âge de 47 ans) mais aussi suite à la polémique engendrée par la proposition du président Sarkozy de transférer ses cendres au Panthéon (refusée par le fils de l’écrivain craignant la récupération politique et ayant suscité de nombreuses indignations comme la Tribune rédigée par le philosophe Michel Onfray fervent camusien), l’écrivain, prix Nobel de littérature en 1957 n’a jamais cessé d’alimenter le débat. En 2013, il est adapté en BD par Jacques Ferrandez. En 2014 un jeune auteur (journaliste algérien) Kamel Douad signe un livre remarqué adoptant le point de vue de « l’Arabe » tué dans « Meursault, contre-enquête ».L’étranger, deuxième opus de sa trilogie de l’absurde (aux côtés de sa pièce « Caligula » et de son essai « Le mythe de Sisyphe ») tout particulièrement, suscite (et continue de susciter!) une infinité d’interprétations allant du politique au philosophique jusqu’au psychanalytique…

Et c’est précisément là que réside toute la puissance de L’étranger qui reste volontairement ambigu et conserve sa part énigmatique jusqu’au bout. Chaque fois que j’en reprends la lecture (…) son pouvoir intact opère de nouveau. », disait Alain Robbe Grillet (l’Etranger est parfois analysé comme précurseur du Nouveau roman). A travers son célèbre héros, Meursault, cet homme au comportement « étrange », rétif au masque, au jeu social, il décrit avec une prose aussi limpide que minimaliste, « la nudité de l’homme face à l’absurde »… :

La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé.

Un homme ordinaire est informé du décès de sa mère, il se rend à l’enterrement ; la chaleur le fatigue. Il s’ennuie chez lui et passe son dimanche à fumer sur son balcon en regardant l’agitation de la rue par la fenêtre… La semaine, il se rend au bureau et « travaille bien ». Parfois son patron est « un peu mécontent » ou « aimable ». Il boit des coups invité par son voisin qui veut être « son copain » ; cela lui est égal. Et puis surtout il va nager au soleil avec la belle Marie au corps brun et au visage de fleur… De lui, on ne sait pas grand-chose, des détails semés ici et là qui nous le font deviner. Il vit seul à Alger, son nom est Meursault, il est d’origine française, il est employé de bureau, il est encore jeune… Une vie ordinaire d’un homme sans histoire, « sans ambition » comme dit son patron… Un homme plutôt solitaire et discret. Les anecdotes, les incidents de la vie courante s’écoulent. Sans accroc vraiment notable.

Les chapitres, les rares dialogues se suivent comme des scènes qui mettent en lumière tour à tour différents angles de vue, différentes facettes du personnage, sans que le tout ne soit jamais livré et ne puisse être vraiment appréhendé, saisi. Il y a toujours quelque chose qui nous échappe au fil des pages et ce jusqu’à la fin. Un portrait brossé par petites touches apparemment anodines. Jusqu’à ce qu’éclate le drame que l’on sentait couver malgré tout, comme si tout cela « cachait quelque chose ». Le roman bascule alors dans un procès kafkaïen : cet homme sera jugé par la société. Pour un crime bien différent de celui qu’il a réellement commis…

Meursault, le fascinant portrait d’un « étranger » insaisissable

L’étranger fait partie de ses romans dont l’intérêt repose entièrement sur son héros et narrateur. Une voix. Une psychologie, des comportements, des réactions, une perception singulière aux autres, à la société qu’il l’entoure. L’étranger c’est le portrait d’un homme qui se dessine en creux, par déduction, par interprétation de ses pensées, de ses actes. Camus ne nous décrit jamais explicitement ses traits de caractère, il nous laisse interpréter librement ses petites phrases « Ce n’est pas de ma faute », « J’étais fatigué », « J’ai dit que cela m’était égal », lancées abruptement. Est-il un naïf enfantin, un simple d’esprit, un insensible indifférent à tout ou au contraire un esprit sage, mesuré, à la grande intelligence, un passif nihiliste ou un homme révolté de l’intérieur ? Le lecteur oscille, hésite et ne parvient jamais à le cerner véritablement, ce qui fait toute la puissance de son caractère. Tout du long, le lecteur cherche à le comprendre, à mesure qu’il nous parle et se dévoile.
Camus applique ici à merveille la fameuse règle d’écriture américaine : « Show, don’t tell » (Montrer sans dire).

Couverture de l’adaptation en bande dessinée de l’Etranger de Camus par J.Ferrandez (2013).
Sa vision de la psychologie de Meursault :
« J’ai choisi de faire de Meursault un homme jeune. Pour moi, L’Etranger est un roman sur la jeunesse, il pointe un refus du mensonge et des règles de la société.
J’ai pensé à James Dean ou Gérard Philipe pour créer mon héros. « 

Il aura par la suite, sous le feu des questions, révéler quelques commentaires sur son mystérieux personnage et ses motivations (voir les interprétations du roman).

Il y a un peu de Bartleby dans la franchise candide de Meursault. Et bien entendu de « K » l’employé administratif d’une banque en particulier pour son côté abstrait (aucune description physique) et bien sûr le procès dont ils sont tous deux victimes (même si les conditions sont bien différentes). Dans cette filiation et plus récents, on pense aussi aux héros austériens, en particulier Quinn dans « Cité de verre ». On verrait bien Meursault se laisser mourir de faim, s’emmurer dans la solitude même si c’est un homme du dehors, proche des éléments, du ciel et la mer et des plaisirs terrestres. « J’ai souvent pensé alors que si l’on m’avait fait vivre dans un tronc d’arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tête, je m’y serais peu à peu habitué. » Un personnage tout en paradoxes et donc particulièrement juste et émouvant. La critique l’a aussi rapproché du héros de « La Condition Humaine » d’André Malraux à la différence que Meursault va subir les événements alors que Tchen est un homme actif, qui agit poussé par un idéal. Autre analogie plus contemporaine, celle avec L’adversaire d’Emmanuel Carrère, inspiré d’un fait divers, qui brosse le portrait du faux Dr Romand coupable du meurtre de toute sa famille. L’homme s’était réclamé spontanément de l’Etranger au cours de son procès. Et il est troublant en effet de constater que son procès a été moins celui du meurtrier que celui de l’homme qu’il était.

Le génie d’une construction narrative : une tragédie en deux actes

Organisée en deux parties égales, presque symétriques à la première personne du singulier (ce qui le fera apparenter à un journal pour certains, bien qu’aucune date ne soit jamais mentionnée), L’étranger nous surprend par son retournement de situation soudain. Le rideau tombe à mi-chemin et s’ouvre sur une toute nouvelle perspective. La première partie du roman sous ses airs anodins se change sournoisement en véritable réquisitoire à charge contre cet homme apparemment « sans histoire ». Les « amis » d’hier deviennent tour à tour les témoins dénonciateurs, accusateurs… Comme un miroir déformant, la seconde partie reflète la première en la chargeant d’un double sens sociétal. Tout s’inverse progressivement selon un savant crescendo. Chaque micro-évènement, incident devient une nouvelle preuve de sa culpabilité, venant l’accabler davantage avec une absurdité croissante.

L’étranger, roman à la beauté charnelle au contact de la natre

Moment fort si ce n’est l’apogée du roman, le procès en tant que tel, souvent objet principal de l’analyse de L’étranger, ne doit pas faire oublier les très belles pages, presque de poésie pure qui l’habitent. En particulier, les scènes de bonheur simple, cristallin de cet homme en harmonie avec la nature. Homme de la sensation… presque primitive. A son sujet, Camus a déclaré en 1946 : « Une terre, un ciel, un homme façonné par cette terre et ce ciel » Il nous dit la plage, les baignades, le soleil étourdissant, l’éclat du ciel pur, l’odeur de la terre fraîche avec une beauté charnelle, hautement sensorielle presque sensuelle, en particulier lors des scènes avec Marie. « J’avais tout le ciel dans les yeux, il était bleu et doré. Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie battre doucement. » ; « J’avais laissé ma fenêtre ouverte et c’était bon de sentir la nuit d’été couler sur nos corps bruns. » On est aussi touché par la belle description d’une rue vue depuis sa fenêtre, de l’après-midi jusqu’au soir, au gré du changement progressif de la lumière, le pavé mouillé, l’animation…

Dans la deuxième partie de L’étranger, alors que Meursault est emprisonné, il nous fait sentir, à travers plusieurs passages poignants, le manque aigu qu’il a du dehors. Camus enchante avec son écriture à la fois sobre et impressionniste, par petites touches sensorielles. A noter quelques similitudes sur cet aspect avec le personnage du Démon de Selby, Harry qui possède aussi cette même sorte d’hédonisme charnel et sensibilité aux sensations, au soleil…

Soleil fatal et pulsion meurtrière

Presque personnage à part entière, le soleil, envoûtant et aliénant, tient un grand rôle dans L’étranger. Sous son emprise, Meursault (nom dont l’étymologie viendrait de « Meur » pour la mer et le meurtre et « sault » le soleil), homme organique, se gorge de plaisirs mais est aussi souvent « fatigué » ou « étourdi » jusqu’à ce qu’il lui fasse perdre momentanément la raison…
Le soleil bienfaisant ou cruel est évidememment historiquement un symbole fort pour l’humain et qui s’inscrit dans une tradition littéraire riche, à commencer par le mythe d’Icare.
Il rythme ici les journées du personnage et donne lieu à de nombreuses allusions qui sont autant d’indications sur la psychologie du narrateur : « Le jour déjà tout plein de soleil m’a frappé comme une gifle » ; « Le soleil avait fait éclater le goudron. Les pieds y enfonçaient et laissaient ouverte sa pulpe brillante. » Camus le fait régulièrement intervenir jusqu’à ce qu’il occupe, menaçant et ensorcelant, toute la place lors du fameux jour tragique qui fait basculer le roman : « l’air enflammé », « un océan de métal bouillant », « toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi », « les cymbales du soleil sur mon front »… Camus tisse magistralement cette partition solaire au fil de l’évolution du rapport de Meursault au soleil. [Alexandra Galakof]

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Lire la suite de la chronique: Les interprétations données à L’étranger (un roman volontairement ambigu, Roman de la fatalité : mourir pour la vérité, La dénonciation de l’hypocrisie sociale, L’étranger, un roman colonialiste ? L’interprétation politique : une fausse bonne idée…)
* Extrait critique de L’étranger par Jean-Paul Sartre, « La grâce de l’absurde » :
« On voit donc qu’on ne saurait négliger le côté théorique du caractère de Meursault. De même beaucoup de ses aventures ont pour principale raison de mettre en relief tel ou tel aspect de l’absurdité fondamentale. Par exemple, nous l’avons vu, Le Mythe de Sisyphe vante la « disponibilité parfaite du condamné à mort devant qui s’ouvrent les portes de la prison par une certaine petite aube » – et c’est pour nous faire jouir de cette aube et de cette disponibilité que M. Camus a condamné son héros à la peine capitale. « Comment n’avais-je pas vu, lui fait-il dire, que rien n’était plus important qu’une exécution… et, qu’en un sens c’était même la seule chose vraiment intéressante pour un homme ! ». On pourrait multiplier les exemples et les citations. Pourtant cet homme lucide, indifférent, taciturne, n’est pas entièrement construit pour les besoins de la cause. Sans doute le caractère une fois ébauché s’est-il terminé tout seul, le personnage avait sans doute une lourdeur propre. Toujours est-il que son absurdité ne nous paraît pas conquise mais donnée : il est comme ça, voilà tout. Il aura son illumination à la dernière page, mais il vivait depuis toujours selon les normes de M. Camus. S’il y avait une grâce de l’absurde, il faudrait dire qu’il a la grâce. »
A propos de l’écriture « neutre » du roman au passé composé simple, Sartre disait qu’elle « accentue la solitude de chaque unité phrastique ». Jean-Paul Sartre, « Explication de L’étranger », Situations I, © éd. Gallimard, NRF (article de février 1943 publié en 1947).

A lire sur le sujet de la rivalité entre Sartre et Camus et de leur héritage et influence littéraire (à l’occasion de la pandémie Coronavirus de mars 2020 ayant relancé les ventes de La Peste de Camus):
Camus contre Sartre à l’épreuve de la postérité et des ventes et Coronavirus

** Le président américain George W. Bush, peu connu pour son goût pour les intellectuels, français de surcroît, a profité de ses vacances de l’été 2006 dans son ranch de Crawford (Texas) pour lire, en anglais, le roman d’Albert Camus, L’Étranger. Cette nouvelle a laissé toute la presse américaine pantoise… La célèbre chroniqueuse du New York Times, Maureen Dowd écrivait que Meursault « prend beaucoup de mauvaises décisions et tue préventivement un Arabe dans le sable. Il évolue dans un monde opaque, obscur et violent qui est indifférent à ses croyances et à ses désirs. S’il devait y avoir une confirmation du sens qu’avait Camus de l’absurdité de la vie, c’est que le Président le lise. » Au cours de l’été 2006, L’étranger s’est retrouvé sur la liste des « best sellers » aux États-Unis.

L’étranger a également inspiré en 1980 à Robert Smith, le leader et chanteur des Cure, une chanson intitulée « Killing an Arab ».

8 Commentaires

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  1. "A propos de l’écriture "neutre" du roman au passé composé simple, Sartre disait qu’elle « accentue la solitude de chaque unité phrastique" == D’après ce que me disait un prof de lettres, ce serait le premier roman à quasi totalement remplacer le passé simple pour le passé composé… Et je dirai même que c’est une des raisons principales de la réussite esthétique du bouquin : sans passé composé pour se raconter, Mersault aurait été un être bien terne.

    • Sitronick sur 1 janvier 2018 à 23 h 38 min
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    Article intéressant. Merci. À Kebina : n’est-ce pas plutôt l’imparfait à la place du passé simple ?

    • ju sur 3 novembre 2018 à 14 h 31 min
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    Les deux sont liés: l’un pour l’action, l’autre pour le reste.

    • Brigitte Ambrosini sur 18 décembre 2019 à 8 h 39 min
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    Il résonne étrangement ce roman. A l origine du meurtre une femme algérienne battue et un sale type défendu par Leur saut tout de même tué le frère de celui qui veut venger sa sœur. Condition de la femme battue racisme sint présents en plus de l absurde tout de même

      • Lili sur 19 février 2023 à 4 h 15 min
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      On ne peut pas dire que vous écrivez et comprenez correctement le français. Plutôt inquiétant…

    • BARTOLI Jim sur 19 septembre 2020 à 18 h 04 min
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    Je n’ai pas encore lu « physiquement » ce roman, je l’ai ecouté par hasard raconté par Serge REGGIANI, j’ai pris ce récit comme un coup de poing dans l’estomac, comme une révélation, je n’avais donc connu que des romans de gare, et encore, d’obscures banlieues, une narration ciselée qui nous amene au crime, l’apparent détachement de la réalité du personnage, cette quete perpetuelle de l’absolu, on s’immerge dans ALGER la Française, ses pataouetes bruts de fonderie, dont l’existence est ryhtmée par le soleil et la mer, mais on ressent la douleur sous-jacente des acteurs de ce roman, bouleversé, j’en suis ressorti les larmes au nord des levres, je n’ai de cesse de l’acheter des à present, CAMUS, une découverte essentielle dans ma vie

    • Elian Faggion sur 28 février 2021 à 10 h 35 min
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    Je m’étonne que personne ne voie ce roman pour ce qu’il est : la description précise de la psychologie d’un tueur !
    Camus nous explique simplement qu’un homme qui ne ressent rien lors du décès de sa mère, qui défend son voisin violent sans sourciller, et qui n’éprouve rien pour la femme qui est amoureuse de lui, est tout simplement un monstre, un « étranger » à la condition humaine.
    Il n’y a là rien d’absurde : celui qui ne ressent rien est capable de tuer son prochain sans la moindre raison ni sans remord, car il n’éprouve rien.
    C’est un profil psychologique bien particulier : celui d’un tueur.
    Pour moi ce livre est avant tout la description d’un monstre pour lequel Camus parvient à nous faire ressentir de l’empathie. De la même façon que dans « les bienveillantes » Littel nous met en empathie avec un monstre nazi…
    Et c’est pour cela que Jean-Claude Roland, un vrai criminel, se réclame de l’étranger. Il a dû ce reconnaître dans cette alexithymie.
    Personne d’autre n’a vu ça ?

    • Anonyme sur 28 avril 2021 à 1 h 23 min
    • Répondre

    Bonjour,
    Pour revenir sur votre post Elian Faggion, il se pourrait que ça soit l’inverse. Remarquez combien l’argumentation du procureur est tournée au ridicule sous des airs sérieux. Il suffit de voir, pour moi, le parti pris de Camus qui veut nous montre comment la société juge Meursault, et comment Meursault combat cette société qui refuse de voir l’absurde, il se bat pour le vrai contre une société aveugle. Selon moi, la première partie incite le lecteur à penser que meursault est coupable. Cependant, outre la dimension absurde, la seconde partie montre le jugement, non seulement de Meursaut, mais aussi et surtout de la société. Le lecteur a le réflexe de juger sévèrement la penser qu’il a eu quelques pages avant: penser que Meursault est un monstre simplement parce qu’il n’a pas pleuré.

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