La Brève et Merveilleuse Vie d’Oscar Wao de Junot Díaz :  » (…) je ne crois pas aux malédictions. Je crois que seule la vie existe. »

Paru en 2008,La Brève et Merveilleuse Vie d’Oscar Wao le premier roman de Junot Diaz, écrivain dominico-américain, né en 1968 (par ailleurs prof de creative writing à New-York), après un recueil remarqué de nouvelles « Los boys » publié en 1996, a connu un buzz retentissant tant côté lecteurs que médias. On acclame sa « prose bouillonnante épique et hilarante » sa « tchache débridée qui met le feu à la langue » ou encore son « explosion verbale étourdissante ». Lauréat du National Book Critics Circle Award et du prix Pulitzer, tout juste sorti en poche chez 10/18, ce roman foisonnant mêle plus ou moins habilement récit intimiste et satire politique à travers l’histoire d’une famille dominicaine immigrée dans le New-Jersey. Et plus particulièrement son dernier rejeton, le fameux Oscar qui donne son nom au roman. A la fois roman d’initiation décalée et saga historico-générationnelle matinée de réalisme magique, « La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao » est un curieux mélange d’influences et de style qui finit, malgré ses défauts, par emporter son lecteur… :

Il était une fois Oscar, jeune américain d’origine dominicaine et looser patenté vivant dans le New Jersey avec sa mère et sa sœur Lola. « Notre héros, c’était pas un de ces lascars dominicains dont tout le monde tchatche – c’était pas un as de la batte ou un bachatero choucard, ni un bogosse avec un milliard de bombax scotchées au slibard. Et à part une brève période au début de sa vie, il a jamais trop eu la cote avec les meufs, le mec (ce qui est particulièrement peu dominicain de sa part). » Le ton est donné ! Obèse, geek limite otaku, fan de Stephen King, de SF et autre héroic fantasy, persécuté de tous, cette « grosse tâche solitaire » collectionne les tares et les échecs amoureux… Et pour couronner le tout, la force d’amour d’Oscar, véritable cœur d’artichaut, est inversement proportionnel au rejet qu’il inspire : « Son affection – cette masse gravitationnelle d’amour, de peur, d’envie, de désir et de concupiscence qu’il projetait vers toutes les filles à sa portée, sans exception, nonobstant leur âge, leur apparence ou leur disponibilité – lui brisait le cœur chaque jour que Dieu faisait. ».
C’est ainsi que le roman débute en nous narrant ses déboires, de la petite école à l’université, dans la veine d’un Ignatus Reilly (La conjuration des imbéciles) ou encore d’un Ed (« De mal en pis » d’Alex Robinson). Et l’on craint de tomber dans une énième histoire d’anti-héros moderne et de misère sexuelle aux clichés éculés du genre. Mais subitement on change d’univers en découvrant la vie de la sœur d’Oscar, Lola, punkette rebelle et fugueuse tout aussi malchanceuse en amour mais vraie dure à cuire. Puis, sans crier gare, on plonge dans la vie d’un autre membre de sa famille, sa mère, femme de caractère et tyrannique, à l’emprise étouffante sur sa « hija » qui « plante ses yeux jusque dans la moelle de ses rêves ».
Une femme plantureuse « aux aréoles aussi grosses que des soucoupes et noires comme de la suie » qui font sa fierté : « Ta mère est convaincue que si tu mangeais davantage de platanos tu acquerrais toi-aussi ces fabuleux caractères sexuels secondaires dignes de faire dérailler les trains. ». Cette mère, de son petit nom « Beli », nous entraîne également dans sa jeunesse tumultueuse de séductrice au physique ravageur : « (…) chaque fois qu’elle devait s’aventurer à l’extérieur, Beli avait l’impression de pénétrer dans une Salle des dangers saturée des regards lasers des hommes et des murmures assassins des femmes. ». Comme sa fille, elle tirera le mauvais numéro en s’amourachant d’un gangster qui lui cache encore bien d’autres mauvaises surprises…
On continue le jeu des poupées russes, en remontant jusqu’à son père, soit le grand-père d’Oscar, chirurgien renommé à la solde du régime dominicain dont la chute et la fin tragique est peut-être l’une des histoires les plus captivantes (et terrifiantes). Enfin, on fera la connaissance de la Inca, la mère adoptive de Beli (et sa tante), autre femme de poigne qui la recueillera.
Mais une question demeure : Oscar, éternel célibataire, connaîtra-t-il enfin l’amour ou sera-t-il lui-aussi une victime de plus de la malédiction, le fuku (mauvais sort selon les coutumes dominicaines) qui nuit à sa famille depuis des décennies ?

Saga générationnelle
Ces destinées générationnelles contées successivement, qui se croisent et se recoupent au fil des époques, dévoilant secrets de famille et vieilles légendes, font l’originalité et la force du récit. Cette construction narrative parfaitement découpée renouvelle l’intérêt –croissant- du lecteur qui se demande où cette saga familiale riche et déjantée va le mener…
Diaz campe une galerie de personnages hauts en couleurs en particulier les femmes qui prédominent. Femmes victimes, abandonnées ou trompées, mais femmes battantes, matriarches à la féminité triomphante. Fidèle aux goûts latins, l’auteur se régale de descriptions de bimbos portant « des strings à vous faire péter la cornée » ou encore « battant des cils à s’en fouler les paupières »… Même si elles ne récolent que des désillusions : « J’avais envie que d’une chose, danser. Au lieu de quoi, j’ai récolté esto, disait-elle, en ouvrant les bras pour englober l’hôpital, ses enfants, son cancer, l’Amérique. » déplore ainsi la mère d’Oscar.
Des personnages tous caractérisés par leur malchance tragique mais aussi leur soif « d’amour atomique » toujours frustrée.
L’auteur en profite pour jeter au passage un regard ironique sur la famille dominicaine : « Ils sont comme ça, les Blancs. Ils perdent leur chat, et ils transmettent un avis de recherche à toutes les polices du pays, tandis que nous, les Dominicains, on perd notre fille et il est plus probable qu’on n’annule même pas notre rendez-vous chez le coiffeur. »

Une verve latino pimentée !
En France nous avons Ravalec, Despentes ou Faiza Guène qui ont su dynamiter les codes classiques voire bourgeois de la langue littéraire. Outre Atlantique, après Bukowski, Thompson ou Miller qui ont donné leurs lettres de noblesse littéraires à l’argot et au langage cru, il faudra désormais compter avec Junot Diaz qui invente, lui, une langue métissée à mi-chemin entre la tchatche des rappeurs, l’anglais et sa langue maternelle l’espagnol (ce qui l’on appelle le spanglish en VO). Plébiscitée par la presse et les lecteurs, cette gouaille a largement contribué au succès du roman, même si elle aura pu déstabiliser. Les « cailles », la abuela, une « bande de morenas » émaillent ainsi les pages.
Servie par un humour truculent et décalé, cette prose colorée, à l’image de la couverture du livre de poche 10/18, est suffisamment dosée pour ne pas lasser même si certaines connaissances en espagnol sont parfois nécessaires pour tout comprendre…
La traduction en français restitue bien les jeux de mots (à part peut être pour le « Fuku » traduit en « Faux cul » au lieu de « Fuck you »…) et cette oralité très vivante et rythmée. Si l’ensemble peut parfois être un peu excessif et outrancier, il reste accrocheur et attachant.

« Mais si toutes ces années m’ont appris quelque chose, c’est bien ceci : tu ne peux jamais t’enfuir. Jamais. La seule manière de s’en sortir, c’est de rester. »

Un roman engagé ?
En filigrane, Diaz retrace la douloureuse histoire de son pays, la République Dominicaine, souvent méconnue. Une dictature sanguinaire sous la coupe de son terrible « jefe » : Trujillo. Il articule avec plus ou moins d’habileté sa dénonciation politique (qui reste simpliste tout de même) et l’histoire de son roman même si les nombreuses notes de bas de page renseignant sur les crimes et massacres (des haïtiens notamment) de ce tortionnaire alourdissent parfois le récit et le cassent quelque peu. Tour de force, l’écrivain parvient à conserver son ton tragicomique même lorsqu’il aborde la question des martyres et de la torture.
Mais sa satire politique tourne davantage à la farce avec un Trujillo dépeint comme une sorte d’ogre ou de Barbe bleue consommant les jeunes-filles des parents apeurés. Plus intéressante, sa réflexion sur l’immigration dominicaine aux Etats-Unis, sa diaspora et son portrait de la ville de Saint Domingue lorsqu’Oscar redécouvre ses origines, « sa pauvreté à se flinguer » et sa beauté, de la Boca chica à la Villa Mella, les conchos et les guaguas… Ses descriptions rappellent ici celles du cubain Guttierez. Il évoque à cette occasion l’écrivain péruvien Mario Vagas Llosa (« Il n’a pas eu à faire grand-chose à part s’imprégner de l’atmosphère comme une éponge ») tandis qu’en exergue, il cite Derek Walcott.

Le merveilleux : du réalisme magique aux sous-cultures…
Le terme « merveilleux » du titre est probablement à rapprocher du réalisme magique à la Garcia Marquez, qui teinte les destinées des personnages, versant joyeusement parfois dans l’invraisemblable. Placées sous le signe du « fuku », la fatalité du nouveau monde, elles recèlent toutes une dimension quasi surnaturelle comme Beli sauvée par une mystérieuse créature dans la clairière où elle agonisait : « Comme Superman dans Batman : Le Retour, qui puise dans une jungle entière l’énergie photonique dont il a besoin pour survivre à l’explosion d’une tête nucléaire, notre Beli puisa dans sa colère la solution à sa propre survie. Autrement dit son coraje lui sauva la vie. »
Cette allusion aux superhéros baigne aussi le livre jalonné de références SF et d’héroic fantasy, de Tolkien à E.E Doc Smith en passant par Asimov ou Lovecraft…, des opéras de l’espace aux jeux de rôle… Seul moyen d’évasion d’Oscar, le souffre douleur : « Il faisait des rêves dans lesquels il errait sur la maléfique planète Gordo, à la recherche de son vaisseau spatial écrasé, mais il ne rencontrait que des ruines calcinées, d’où s’élevaient les vapeurs débilitantes de nouvelles radiations. »
Bien que passionné, l’auteur se borne à en livrer une vision péjorative, les qualifiant de « sous-cultures » de « tâcheron ». On aurait préféré que cet univers nous soit présenté autrement que par des suites d’énumérations (un peu indigestes pour le néophyte), afin de comprendre leur sens et leur impact sur le héros. Comme Houellebecq avait su le faire dans les particules élémentaires (avec Huxley notamment). Cette atmosphère merveilleuse voire épique est encore accentuée par les références religieuses (les prières de la Inca).

Dans la lignée d’un « Testament à l’anglaise », Junot Diaz mêle la grande et la petite histoire, l’intimiste et le politique, plus ou moins adroitement (on sent parfois un peu de remplissage, de bricolage pour tout relier ou de répétitions). A la façon d’un Kundera dopé au rhum et au soleil des Caraïbes, Diaz restitue la tragédie de son pays et la force de vie et d’amour qui anime ses compatriotes malgré tout. Divertissant, riche et trépidant sans être pour autant le chef d’œuvre annoncé…

6 Commentaires

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  1. Un style vraiment hors du commun, qui nous porte et nous transporte dans un univers passionnant, drôle, bref, divertissant. Un must! A lire d’urgence!

    • solenn sur 15 septembre 2010 à 18 h 45 min
    • Répondre

    Très bon choix ce Junot Diaz. Mais je ne peux qu’intervenir quand je lis dans ce billet que Mario Vargas Llosa (un de mes auteurs favoris)est d’origine caribéenne. En fait il est péruvien donc absolument rien à voir avec les Caraïbes. C’est tout.

    • Aaron sur 15 septembre 2010 à 19 h 27 min
    • Répondre

    Bonjour
    Je lis régulièrement vos posts et je vous en remercie. C’est vraiment passionnant ! Je sors pour une fois de mon silence pour vous faire part de ma lecture de Folle Alliée par Emma Psyché, un roman sombre sur la deuxième guerre mondiale et la déportation des homosexuels.
    J’ai été très étonné de cette lecture bouleversante, je n’ai pas lâché le livre avant de l’avoir fini et je l’ai, depuis, relu avec plaisir.
    Connaissez-vous cette auteur ? Ce roman ? J’aimerais connaître votre avis, c’est important pour moi de partager cette vive émotion et de savoir ce que quelqu’un d’important pour moi comme vous l’êtes peut en penser.
    Je ne sais si vous trouverez un exemplaire quelque part en librairie, il date de 2003. J’ai vu qu’il s’en vendait d’occasion sur amazon.fr – cependant j’ai acheté le mien sur ebay.fr tout bêtement, à l’auteur qui dédicace d’ailleurs les exemplaires vendus (moins chers en plus !)
    Merci
    AAron

  2. Non je ne vois aucune filiation entre les deux auteurs, absolument aucune, le style, les thèmes, plusieurs générations, les origines,etc.. les séparent. Par contre Mario Vargas Llosa a écrit un excellent bouquin au sujet du dictateur Trujillo "La fête au bouc", un docu-fonction magnifique.

    • Liza sur 26 juin 2017 à 22 h 46 min
    • Répondre

    Bonjour! Je cherche la traduction française du passage ci-dessous :

    What is it with Dictators and Writers, anyway?

    tiré du roman La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao. Merci !

    1. salut Liza, il faut voir en fonction du contexte environnant, mais je dirai « qu’est-ce qu’ils ont tous avec les dictateurs et les écrivains quoi ! » tu as regardé la version française du livre ?

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