« L’insoutenable légèreté de l’être » de Milan Kundera : « Que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? » (1/2)

L’insoutenable légèreté de l’être (titre sublime s’il en est) est le plus célèbre roman de Milan Kundera, écrivain tchèque (émigré en France depuis les années 70), publié en 1984 (date qui fait étrangement écho au roman du même nom et qui présente le point commun de dénoncer le totalitarisme) et adapté au cinéma par Philip Kaufman en 1988). Entre le roman et l’essai, la fable et l’allégorie, ce livre inclassable, aux multiples niveaux de lecture, vient nous rappeler, sainement, qu’il n’y a définitivement pas de règle en littérature.

La structure particulièrement originale de cette histoire d’amour multidimensionnelle aux accents politique, philosophique voire métaphysique peuvent parfois dérouter voire rebuter certains lecteurs tandis que d’autres s’extasient au contraire sur sa richesse et la finesse de ses analyses. Retour sur ce livre culte, influence certaine de la nouvelle génération littéraire:

L’insoutenable légèreté de l’être : une construction romanesque mélodique

Avant tout, c’est la construction narrative minutieuse qui frappe dans L’insoutenable légèreté de l’être. Milan Kundera, qui recourt souvent au lexique musical (et reproduit même un fragment de portée de Beethoven, véritable « bande son » du roman avec son quatuor « Es muss sein »), nous donne en effet à lire une partition où se jouent une série de « motifs » et de « variations », tour à tour symétriques ou parallèles, qui finissent tous par se rejoindre, harmonieusement, au fil des sept grands mouvements qui la compose.
Entre ces motifs, il entrelace ou superpose une deuxième voix, celle de l’auteur omniscient, démiurge qui fait entendre une autre résonance ou ajoute d’autres nuances à la mélodie principale : politique, philosophique, existentielle ou encore mythologique.

« L’histoire » et ses « personnages » sont régulièrement éclatés et disséqués (sans que le roman ne perde de son rythme) un peu comme si l’on assistait à une pièce de théâtre au décor dépouillé, où le metteur en scène surgirait des coulisses par intermittence pour commenter ce qui vient de se dérouler ou rejouer la scène sous une autre perspective, le point de vue d’un autre personnage, distordant la chronologie en se projetant dans le futur avant de retourner dans le passé avant de revenir au présent.

Bien que déstabilisant, ce parti-pris, qui vise à toujours remettre en cause les certitudes du lecteur, ne rompt jamais la fluidité du récit. Dans la même optique, il nous rappelle que ce que nous lisons n’est que fiction et que les personnages (davantage des figures) qui s’y débattent ne sont que des produits de son imagination, ce qui donne un caractère parfois abstrait voire archétypal et donc une forme assez allégorique. Il nous met ainsi en garde contre le prêt à penser et nous invite à toujours fouiller ce qui se cache derrière.

L’insoutenable légèreté de l’être : exploration de la mythologie de la rencontre amoureuse

L’insoutenable légèreté de l’être revisite ainsi avec originalité le thème classique de la rencontre amoureuse, sous le signe d’Anna Karénine, à travers Tomas, brillant chirurgien de Prague et Tereza, sorte de Cendrillon moderne, jeune et modeste serveuse d’un coin perdu de Bohême. Une rencontre faite de 7 hasards : « Le hasard a de ces sortilèges, par la nécessité. Pour qu’un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s’y rejoignent dés le premier instant comme les oiseaux sur les épaules de Saint François d’Assise. »

Une rencontre très métaphorique (« L’amour peut naître d’une seule métaphore. ») qu’il décrit et décrypte longuement jusqu’à lui conférer une aura mystique en la rapprochant de Moïse (Tomas compare Tereza à « une enfant mise dans une corbeille enduite de poix » lâchée au fil de l’eau et qu’il devait recueillir). Il mène ici une réflexion sur le hasard et le déterminisme (dans quelle mesure notre destin est-il écrit et devons-nous lui obéir/le suivre -à quoi fait écho le « Es muss sein » de Beethoven »- ? Qu’est ce qui sous-tend nos décisions (celle de choisir de vivre avec quelqu’un et de lui être fidèle pour le restant de ces jours par exemple…). Mais aussi déjà se méfie de ces « signes », « coïncidences », ces « métaphores » que nous interprétons idylliquement alors qu’ils ne sont peut-être que des mensonges que l’on s’invente pour mieux s’enfermer dans un destin ?

Par la suite du roman il n’aura de cesse d’explorer cette dualité qui a donné son titre au roman : la légèreté de la liberté, l’ivresse du « vide » sans attaches, du libertinage, de l’éphémérité de l’existence (« qui ne compte pas » puisqu’elle n’a lieu qu’une seule fois), de nos sentiments, de la vérité versus le poids, le fardeau du mensonge (aussi joli soit-il comme le « kitsh » qui peut entourer une « grande marche » politique ou une déclaration romantique), de la société, des conventions et notamment du couple monogame. Il cherche à faire tomber les masques et déceler, débusquer ce qui se cache derrière à travers une multitude de situations.

La fragilité du couple dans l’insoutenable légèreté de l’être

Organisé autour du couple noyau formé par Tomas (lui-même déjà mari et père démissionnaire) et Tereza dont on suivra l’évolution, depuis leur emménagement commun jusqu’à leur mort en passant par les tensions (liées à l’infidélité du premier) qui minent leur quotidien, leurs migrations (en Suisse notamment), leur rupture, leurs retrouvailles…, L’insoutenable légèreté de l’être se ramifie en une multitude de thèmes connexes ou parallèles.

Les amours sont comme les empires : que disparaisse l’idée sur laquelle ils sont bâtis, ils périssent avec elle.

Le thème central reste la relation amoureuse étudiée sous toutes ses facettes : comment naît l’amour, la difficulté d’aimer à l’unisson, les rapports de pouvoir dans le couple (la dualité entre force et faiblesse), la difficulté de bâtir des fondations solides, la difficulté d’être heureux ensemble, de se comprendre, comment empêcher la souffrance de l’autre ou la sienne… Le personnage de Sabina, la maîtresse favorite de Tomas, femme indépendante et artiste (peintre), vient créer une dangereuse triangulaire qui menace la douce et romantique Tereza qui manque de confiance en elle et dort en serrant la main serrée de son compagnon volage.

Romantisme et libertinage : Tentatives de théoriser l’amour dans l’insoutenable légèreté de l’être

Le couple Tomas/Sabina forme donc un premier contrepoint au couple Tomas/Tereza, rappelant un peu le trio Anaïs Nin, Henry et June Miller. Il permet d’illustrer notamment le parallèle entre amour romantique où intervient la compassion et l’amour érotique (« amitié érotique*»). Sabina, la séductrice qui porte un chapeau melon d’homme hautement symbolique, fascine Tomas par son audace et sa liberté d’être et d’agir, illustré par de belles scènes dans son atelier de peinture comparé à une estrade de théâtre (« Je voudrais faire l’amour avec toi dans mon atelier, comme sur une scène de théâtre. Il y aurait des gens et ils n’auraient pas le droit de s’approcher mais ils ne pourraient pas nous quitter des yeux… »)

Il y a également le couple improbable formé par Tereza et Sabina fait d’attraction-répulsion (avec bien sûr la scène mythique et encore ô combien symbolique de la séance photo entre les deux femmes). Le regard masculin qui objectifie la femme est ici approprié par cette dernière dans un jeu érotique trouble.

Sabina forme encore un autre genre de couple avec Franz, (personnage plus secondaire et moins intéressant), son autre amant (homme marié qui l’aime en revanche d’un pur amour romantique et ira jusqu’à quitter sa femme et sa fille pour elle).

Tereza et Franz sont des personnages plus faibles et soumis face aux conquérants représentés Tomas et Sabina. A travers ces différentes combinaisons amoureuses, Kundera livre une analyse subtile du libertinage et du romantisme (Tomas est défini comme étant un Don Juan et un Tristan), des affres de l’âme et du corps (ces deux derniers termes ayant donné leur nom à deux grandes parties du roman). Il y développe quelques théories devenues célèbres comme : « L’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir là ne concerne qu’une seule femme). », ou encore celle sur « la mémoire poétique » d’un homme.

Elle cherche une issue pour sortir du labyrinthe. Elle sait qu’elle lui pèse : elle prend les choses trop au sérieux, elle tourne tout au tragique, elle ne parvient pas à comprendre la légèreté et la joyeuse futilité de l’amour physique. Elle voudrait apprendre la légèreté !

La poursuite masculine perpétuelle des femmes dans L’insoutenable légèreté de l’être

Il explique aussi la quête sans fin des femmes par les hommes : « la poursuite de l’inimaginable» et établit une analogie passionnante avec le métier de chirurgien de Tomas (notamment le passage sur le scalpel imaginaire pour « s’emparer de quelque chose qui était profondément enfoui à l’intérieur d’elles-mêmes »). L’expérience adultère de Tereza permettra encore d’affiner son discours sur l’amour purement physique et romantique.

Il ne fait jamais l’apologie du libertinage, il montre seulement ses visages, l’explique et ses conséquences (souffrance, incompréhension…), sans jugement moral. A contrario Tereza n’a « que » sa fidélité à offrir : « Leur amour est une architecture étrangement asymétrique : il repose sur la certitude absolue de la fidélité de Tereza comme un palais gigantesque sur une seule colonne. »>

Sa souffrance terrible restera pourtant toujours muette et ne se manifestera qu’à travers ses cauchemars à la mise en scène également très symbolique et sophistiquée comme des courts métrage d’art et d’essai. Des rêves terrifiants et très séquencés qui se répètent et rythment tout le récit lui conférant une atmosphère onirique (procédé déjà présent dans « La vie est ailleurs » l’un de ses précédents romans). [Alexandra Galakof]

A lire la 2e partie de la chronique L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera : La délicate articulation/imbrication d’une histoire d’amour avec le contexte politique, « Vivre dans la vérité », une obsession forte de l’auteur, La dimension philosophique : sous le signe de Nietzsche et de Parménide et discussion de sa théorie sur « l’inexpérience terrestre », Une réflexion sur l’art et la beauté, Quelques mots sur l’adaptation cinématographique du roman par Philip Kaufman (avec Daniel Day-Lewis et Juliette Binoche) et en illustration ci-dessus.

1 Commentaire

    • Diapree sur 7 juin 2011 à 12 h 06 min
    • Répondre

    Un commentaire remarquable qui prend en compte toutes les composantes de cette adaptation de Milan Kundera qui m’a fascinée et m’a donné envie d’écrire ceci:
    Si Juliette y est suprêmement émouvante, Lena magnifiquement libérée, que dire de Daniel Day-Lewis ? Il est Tomas le Magnifique: solaire, sensuel, souple et félin, regard et sourire magnétiques, véritable concentré de séduction qui fait tomber les femmes comme des mouches dans cette Insoutenable légèreté de l’être, l’un des plus beaux titres qui soient pour exprimer la dualité de l’homme, le sexe touché par la grâce, superbe !

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