L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera : « Que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? » (2/2)

2e partie de notre chronique (voir la première partie) : La délicate articulation/imbrication d’une histoire d’amour avec le contexte politique, « Vivre dans la vérité », une obsession forte de l’auteur, La dimension philosophique : sous le signe de Nietzsche et de Parménide et discussion de sa théorie sur « l’inexpérience terrestre », Une réflexion sur l’art et la beauté et quelques mots sur l’adaptation cinématographique du roman par Philip Kaufman (avec Daniel Day-Lewis et Juliette Binoche):

La délicate articulation/imbrication histoire d’amour & contexte politique


Si je cultive une méfiance face au roman dit « engagé » qui peut rapidement verser dans la démonstration politicienne bien peu littéraire, il est quelques rares romans qui parviennent cette délicate alliance du politique et du romanesque. A l’image de 1984, de George Orwell, Kundera parvient ici à transcender le versant politique de son œuvre en lui donnant une aura presque poétique. Planté dans le contexte de l’invasion russe de la Tchécoslovaquie (en 1968, période où les intellectuels tchèques furent persécutés voire tués), le roman dénonce les dérives des régimes totalitaristes. Mais plus qu’un arrière plan, le contexte politique donne lieu à de vraies réflexions en particulier dans les deux dernières parties du roman. Tomas le héros principal en sera la victime directe en refusant d’abdiquer devant ses idées. De très beaux et poignants passages du roman sont consacrés à sa chute progressive très kafkaïenne, le dilemme qui le déchire (conserver son métier de médecin et renier ses idées ou tout perdre et leur rester fidèle). Outre le contrôle et la censure de toute forme d’expression (artistique en particulier), la désinformation, la délation ou encore le bourrage de crâne, l’auteur met en évidence ce concept de kitsch qui auréole « Dans une société régie par la terreur, les déclarations n’engagent à rien parce qu’elles sont extorquées par la violence et qu’un honnête homme a le devoir de ne pas y prêter attention, de ne pas les entendre. »

Il livre ce faisant, une analyse très humaine du système communiste avec une métaphore bien qu’inattendue mais néanmoins fort pertinente avec l’histoire d’Oedipe : « Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. » A travers le personnage de Sabina qui a fui son pays (et quitte sans prévenir Franz), il étudie la notion de « trahison » encore une fois politique et amoureuse, son refus d’adhérer au « kitsh » (un concept clé dans l’œuvre désignant l’esthétique, « le masque de beauté » artificiel dont se parent un régime politique pour faire adhérer à ses horreurs par une sorte de réjouissance obligée dans les cortèges et défilés par exemple). « L’invasion russe n’a pas été une simple tragédie ; ce fut aussi une fête de la haine dont personne ne comprendra jamais l’étrange euphorie. » Une trahison enivrante et angoissante mais surtout inévitable pour cette femme qui se refuse à « rester dans le rang » et surtout à ne pas être fidèle à elle-même, car en trahissant son pays ou ses amants, elle veille surtout à ne pas se trahir elle-même, à rester dans sa vérité, autre thème phare du roman. « Vivre dans la vérité, ne mentir ni à soi-même ni aux autres, ce n’est possible qu’à la condition de vivre sans public. Dés lors qu’il y a un témoin à nos actes, nous nous adaptons bon gré mal gré aux yeux qui nous observent, et plus rien de ce que nous faisons n’est vrai. Avoir un public, penser à un public c’est vivre dans le mensonge. »

« Vivre dans la vérité » est en effet une autre des obsessions fortes de l’auteur, fondation philosophique.
Il la convoque sous plusieurs facettes en particulier lorsqu’il distingue les 4 catégories de regard sous lequel nous voulons vivre (de l’acteur au mondain jusqu’à l’être aimé…). Le scalpel du chirurgien (profession de Tomas qui n’a pas été choisi par hasard) en est un autre symbole. Cette quête de vérité s’incarne aussi dans son souci de précision et de justesse des mots employés (autre thème cher ) Kundera qui a souffert de la mauvaise traduction première de ses écrits). A ce titre, une partie entière du roman est consacrée aux « mots incompris ». L’importance accordée aux mots que l’on emploie, ne pas fausser le dialogue en utilisant des mots qui ne seraient pas compris de la façon dont on l’entend (cf « son petit lexique des mots incompris »), ne pas se laisser prendre à leur piège. Enfin l’objectif photographique et les rêves de Tereza (où «Tomas lui donne « des ordres qu’elle ne comprend pas » comme dans celui de la piscine et des femmes nues), ainsi que les tableaux de Sabina qui révèle toujours autre chose en arrière plan illustrent aussi cette idée sous-jaçente de vérité versus l’apparence, le double-fond.

La dimension philosophique : sous le signe de Nietzsche et de Parménide et discussion de sa théorie sur « l’inexpérience terrestre »

Kundera, grand lecteur de Platon, Descartes, Nietzsche, Husserl, Heidegger et Sartre et qualifié d’écrivain-philosophe, place délibérément son œuvre sous le signe des philosophes et plus particulièrement de l’utopie nietzschéenne de l’éternel retour ainsi que la méditation sur la légèreté et la lourdeur de Parménide. La possibilité de recommencer et de répétition de notre vie surchargerait notre être d’un énorme fardeau de responsabilité ; le fait qu’au contraire elle ne puisse pas se répéter lui confère une vertigineuse légèreté. Loin de vouloir concurrencer les philosophes, ces références constituent davantage un arrière-plan idéologique au roman, en particulier sur les différentes décisions que les personnages seront amenés à prendre au cours de leurs destinées. Kundera attire notre attention sur le fait qu’il n’est pas possible, sur terre, planète de l’inexpérience par nature, de mesurer les conséquences de nos actes à l’avance. Il affirme donc qu’ »il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. » Pour résumer sa thèse : l’homme ne fait qu’une seule fois le chemin de sa vie et n’a la possibilité ni d’effacer ni de réparer les fautes commises.

Cette vision un peu radicale peut prêter à contestation car l’homme acquiert tout de même une expérience au fil de sa vie qui lui permet de ne pas répéter, en théorie du moins, les erreurs du passé (la première et la plus évidente étant l’expérience de l’enfant qui tombe et qui apprend donc ensuite ce qu’il faut faire pour ne plus tomber).
Au fil des pages, on réalise que cette dichotomie légèreté/pesanteur est en fait plus complexe qu’il n’y paraît et constitue les 2 faces d’une seule et même pièce. Ainsi les décisions/comportements de chaque personnage ainsi la légèreté de Tomas le volage finit par lui devenir pesante idem pour les trahisons successives de Sabina, etc.
In fine, il donne cette définition fort originale du bonheur, notamment amoureux (et la raison quelque part de son impossibilité) : « Le temps humain ne tourne pas en cercle mais avance en ligne droite. C’est pourquoi l’homme ne peut être heureux puisque le bonheur est désir de répétition. »

Une réflexion sur l’art et la beauté

A travers la peintre Sabina et l’apprenti-photographe Tereza, Kundera interroge également la notion d’art et de beauté (une notion sensible lorsqu’elle veut être régie par les autorités politiques comme Sabina en a été victime). La discussion entre Franz et Sabina à New-York révèle en particulier le principe de la beauté intentionnelle et non intentionnelle (« La beauté par erreur c’est le dernier stade de l’histoire de la beauté »), la rencontre inopinée avec la beauté dans une église ou encore la vanité de l’art et de la culture (dans les vernissages mondains organisés par l’épouse de Franz). Pour Sabina « la beauté est un monde trahi ».

A travers cette richesse thématique, sans rapport apparent entre eux, on admire la virtuosité de Kundera pour tisser des ponts et des analogies entre chaque « motif » de sa partition renforçant à chaque page sa cohérence et son harmonie générale malgré la multitude.
On s’émerveille aussi des inépuisables interprétations que l’on peut en faire, des sens premiers et cachés qui se révèlent à nous au fil de la lecture comme un puzzle que l’on pourrait assembler de mille façons. Presque complexe, il faut au moins deux lectures pour en saisir toutes les subtilités. Petit bémol, on peut néanmoins se demander si ses associations d’idées (« enrobage intellectuel/conceptuel ») ne sont pas un peu alambiquées pour ne pas dire maniérées ?, comme certains ont pu lui reprocher…
Mais ce serait bouder son plaisir car c’est aussi ce qui fait la puissance et la beauté de son œuvre servie par une esthétique à la fois poétique et artistique. Esthétique très visuelle à laquelle le cinéma n’aura pas résisté (voir ci-dessous).

A propos de l’adaptation cinématographique de L’insoutenable légèreté de l’être par Philip Kaufman (avec Daniel Day-Lewis et Juliette Binoche en 1988) :
Certains critiques ont pu regretter que le scénario élimine le niveau philosophique et onirique du texte, et fait disparaître l’histoire en contrepoint/miroir de Sabina et Franz. Bref, d’avoir détruit la polyphonie du texte. « L’histoire de Tomas, Tereza et Sabina est réduite à une traditionnelle histoire triangulaire, et la fragile liaison amoureuse à une banale succession de scènes érotiques à la manière d’Hollywood. » écrit ainsi Kvetoslav Chvatik.

Lire la première partie de la chronique

Paroles de Milan Kundera sur l’art du roman :
« Je me refuse par principe à expliquer mes romans, à répondre à la question de savoir ce qu’a voulu dire l’auteur, car tout ce qu’il a voulu dire, il l’a dit dans son roman. Et s’il n’a pas dit quelque chose c’est précisément qu’il ne voulait pas le dire. D’un autre côté, je me laisse toujours volontiers entraîner à parler de ma poétique. C’est sans doute un héritage de mon passé lié à la musique. l’expérience de base d’un musicien lui apprend qu’une composition s’écoute avec d’autant plus de facilité et de plaisir que sa tsructure formelle est familière à l’auditeur. »

Pour Milan Kundera, le roman doit « découvrir ce que seul un roman peut découvrir », à savoir « une portion jusqu’alors inconnue de l’existence », certaines vérités existentielles fluctuantes, floues, non systématisables, non synthétisables en quelque essai. Le roman permet de comprendre « le monde comme ambiguïté, [il affronte], au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des ego imaginaires appelés personnages) ». Chaque roman est construit sur quelques thèmes existentiels, quelques mots qui « sont, dans le cours du roman, analysés, étudiés, définis, redéfinis, et ainsi transformés en catégories de l’existence. »

Chez Kundera, la trame narrative n’est que le prétexte au développement des réflexions sur ses fameux thèmes. Ainsi ses personnages (ses “égo-expérimentaux”) sont caractérisés par une série de mots-clés. Le corps, l’âme, le vertige, la faiblesse, l’idylle, le Paradis sont les mots associés à Tereza, la figure féminine principale du roman le plus connu de l’auteur, “L’insoutenable légèreté de l’être”.

La suite du procédé peut être, grossièrement, associé à la technique du dessin. D’abord c’est comme s’il traçait sur une feuille blanche les contours d’une forme humaine. C’est l’ébauche de son “égo-expérimental”, un personnage virtuel encore vide, sans personnalité. Ensuite il “remplit” la forme en le “coloriant” ou en y déposant sa peinture. Ce sont les thèmes caractérisant la “problématique existentielle” de son personnage. Une fois le “dessin” achevé le personnage va pouvoir évoluer dans l’univers Kunderien et révéler par ses actes une des infinies “possibilités de l’existence”. Milan Kundera atteint ainsi le but qu’il fixe à tout roman : dévoiler une partie de l’existence. (source « L’art du roman », son essai sur la création littéraire paru en 1995)

1 Commentaire

    • Simone sur 7 juin 2011 à 7 h 42 min
    • Répondre

    Mais ce serait boudé son plaisir car c’est aussi ce qui en fait la puissance et la beauté de son œuvre servie par une esthétique à la fois poétique et artistique. Esthétique très visuelle à laquelle le cinéma n’aura pas résisté (voir ci-dessous).
    Ce serait bouder son plaisir: bouder est à l’infinitif non au participe.
    c’est ce qui en fait la puissance et la beauté de son oeuvre: en est en trop, puisque vous donnez le groupe de mots qu’il est censé remplacer: de son oeuvre.
    S’agit-il d’une traduction automatique?
    Excellent article par ailleurs, très éclairant.

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