« De mal en pis » d’Alex Robinson : L’âge des possibles… avant 30 ans

De mal en pis (« Box Office Poison » en VO) d’Alex Robinson est le premier roman graphique de ce new-yorkais, publié en 21 fascicules par Top Shelf en 1996. Compilés en un volume, il sera ensuite nommé aux prix les plus prestigieux. Il remportera l’Eisner Award puis le prix du 1er album lors du 32e festival d’Angoulême 2005, largement plébiscité par les lecteurs qui ne peuvent plus décrocher une fois entamé ! Véritable « roman fleuve » (nouvelle tendance des romans graphiques de « Lucille » de L.Debeurme à « Blankets » de Craig Thompson) de 600 pages, ce récit chorale nous entraîne dans la vie d’une bande de 5 jeunes new-yorkais, pré-trentenaires, à l’aube de leur vie professionnelle et de couple. A l’heure des premiers vrais choix qui façonneront leur vie, leur avenir… Un roman de formation moderne et urbain, d’une grande richesse, drôle et attachant dans la veine des séries « Friends » ou « How I met your mother » sur fond de « Génération X« . Il traite aussi en filigrane de la difficulté d’écrire, de vivre de son art et pose un regard sur le milieu des comics actuel :

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Sherman est un jeune new-yorkais fraîchement diplômé en littérature anglaise et vivotant de son (mac)job de vendeur en librairie qu’il DETESTE le jour (et aspirant écrivain -raté- la nuit) ! Il vit une colocation avec un jeune couple, Jane (qui cherche à percer en tant que dessinatrice) et Stephen (prof d’histoire). Après quelques flash backs sur sa vie d’étudiant et amour de fac, Dorothy (jeune journaliste branchée) entrera dans sa vie. Enfin, Ed, l’un de ses meilleurs amis, dessinateur également qui cherche un éditeur pour son album et finit par rentrer au service d’un vieux dessinateur acariâtre, Flavor. Ce dernier occupera également un rôle majeur dans l’album au fur et à mesure que l’on découvrira son passé et l’injustice dont il est victime…

Par intermittence et au gré des mésaventures, d’autres personnages feront leur apparition : collègues de librairie, voisinage haut en couleur (avec une concierge monstrueuse, encore pire que celle de Monsieur Jean c’est dire !), deux jeunes-filles en fugue, journalistes libidineux, éditeurs cupides ou encore amis de passage (dont un serial-dragueur)…
Bref un roman d’une grande richesse humaine qui sait s’attarder sur chacun des personnages, y compris les secondaires. L’entourage proche de Sherman est ainsi particulièrement travaillé et même si l’histoire est plutôt centrée sur ce dernier, il n’en reste pas moins que les autres ont aussi leur propre trajectoire et personnalité bien mises en avant.
Alex Robinson livre une peinture très vivante de cette petite bande à cet âge charnière où l’on doit se construire après les errances de l’adolescence et où l’on reste parfois encore adulescent… L’Amitié, l’amour, l’engagement, loose, spleen et surtout un idéalisme inévitablement accompagné de quelques désillusions… autant de thème universels traités avec sensibilité. Actes manqués, occasions ratées ou au contraire retournement de situation… qui peut savoir de quoi demain sera fait ? Les chances et les choix façonnent l’avenir de chacun(e). Chacun(e) tente de tracer sa voie et de ne pas « rater sa vie ».

On s’attache ainsi plutôt à l’un ou l’autre. Ed, le plus loser de tous (éternel célibataire encore vierge, vivant chez ses parents beaufs patentés qui n’y entendent rien à sa vocation) qui va progressivement réussir à s’en sortir et aura finalement peut-être la plus belle destinée… Il y a aussi la mal-aimée Dorothy de son vrai prénom Béatrice, un beau personnage féminin bohème, ambivalent et tourmenté dont on sent les failles, la fragilité derrière une apparence de peste, et qui va progressivement s’ouvrir aux autres, s’adoucir. Sa relation avec Sherman, en particulier dans ses crises, est assez émouvante.
Enfin, Flavor est sans doute le plus magistral dans ses excès et sa tragique déchéance, passant du statut de bourreau à celui de victime (spolié de ses droits par son ancien éditeur). Le récit de sa vie est parfois un peu trop intrusif ou longuet (même si certains lecteurs ont au contraire préféré cette partie à la vie des autres protagonistes : à chacun ses préférences selon ses affinités mais tout le monde y trouve son compte, c’est l’intérêt du livre !).

« De mal en pis », un titre qui ne reflète pas tout à fait l’esprit de cet album loin d’être sinistre.
Une certaine légèreté et joie de vivre règnent au contraire même si les personnages doivent affronter quelques épreuves personnelles (l’éternelle difficulté à s’engager aussi bien côté féminin que masculin, la rupture familiale –Sherman avec son père-, la jalousie, les conflits…) et autres petits déboires quotidiens. L’auteur en profite au passage pour brocarder différents milieux professionnels à commencer par une belle satire du travail en librairie. Il écorne ainsi la jolie image d’épinal que l’on peut avoir du libraire toujours affable, renseignant joyeusement son client. Un peu comme Leslie Plée le mettait en scène, Sherman ne supporte plus les requêtes stupides des clients bien peu littéraires avec en tête le fameux « Vous travaillez ici ? » asséné toutes les minutes alors qu’il porte un uniforme et un badge explicites !

Le milieu journalistique, en particulier des fanzines de comics en prend aussi pour son grade à travers la figure d’un odieux chroniqueur. Mais c’est surtout le milieu de l’édition de comics qui est ici dénoncé. Les éditeurs sont ici diabolisés, peut être sur un mode un peu caricatural et manichéen, en spoliant le pauvre créateur de ses droits d’auteur. Néanmoins belle plongée dans le parcours d’un dessinateur des années 50 à nos jours à travers Flavor, il montre aussi les dures réalités du marché (ce sont le porno et le catch qui font vendre et permettent de faire/financer la BD d’auteur…). Il livre ainsi une réflexion sur l’évolution de la BD : des super-héros notamment (et le mépris que le 7e art inspire quelque peu, l’auteur se fait d’ailleurs plaisir à la fin en imaginant une statue dans un jardin public à l’effigie du super-héros créé par Flavor).
Il dépeint aussi, avec humour, le monde des geeks fans de Star wars avec Ed en figure de proue (on préfèrera quand même la satire qu’en avait livré Joe Matt dans son excellent Strip-tease).

Robinson sait saisir les êtres dans leur complexité, leurs paradoxes avec une certaine épaisseur psychologique, passant de l’un à l’autre avec fluidité. On salue son aptitude à créer des personnages bien différents les uns des autres, tous avec leurs fêlures, complexes propres, également dans leurs physiques : de l’armoire à glace façon Stephen au maigrelet Sherman en passant par le latino Ed Velasquez. Les femmes aussi ont toutes leurs particularités, certaines avec un physique à la Modigliani.

Sans avoir la poésie d’un Chester Brown, son trait sait être original par sa mise en scène/en bulles comme pour le baiser adultère de Sherman avec tout le dilemme qui se joue en lui, d’une grande justesse tragicomique ou encore les scènes de librairie, les conflits des personnages symbolisés par des fragmentations de la page, des dialogues en cut-up, une mise en abyme avec le livre qu’écrit Sherman… Le récit est aussi dynamisé par quelques intermèdes décalés, façon interview-vérité tels que : « Que demanderiez-vous à Dieu ? », « Si vous pouviez changer un détail de votre apparence, que choisiriez-vous ? », créant une intimité, une complicité supplémentaire avec les personnages. La dynamique des deux couples (Jane/Stephen et Sherman/Dorothy) en parallèle offre aussi une symétrie intéressante.

Côté texte, c’est très riche (peut-être un peu verbeux parfois comme pour les scènes dans les bars ou les soirées) et simple, le langage est familier en général. On pourrait lui reprocher de manquer un peu de subtilité, c’est assez attendu en général. Enfin, la projection finale dans leur vie à plus long terme permet de suivre les personnages au-delà de cette période de leur vie, illustrant bien le proverbe populaire de « la roue tourne »… [Alexandra Galakof]

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