« Les bonbons chinois » de Mian Mian, Fureur de vivre des jeunes amants dans la Chine underground

Chef de file d’une nouvelle génération de romancières asiatiques (post-maoïste, celle de Den Xiaoping), Les bonbons chinois de Mian Mian a défrayé la chronique en 2000 lors de la parution en Chine de ce premier roman, censuré avant d’être traduit avec retentissement (simultanément avec le superbe « Shangaï Baby » de Zhou Weihui qu’elle a d’ailleurs accusé de plagiat) à travers le monde dont la France en 2001. Qualifié de « scandaleux » ou de « sulfureux », ce roman est avant tout emprunt de cette poésie asiatique à la fois désespérée et douce qui caresse chaque phrase même lors des scènes les plus violentes. Roman de l’amour absolu, de l’auto-destruction, des sentiments extrêmes refusant tout compromis, de vies vouées à leur art et à leurs émotions qui prédominent sur toutes les nécessités et de la fuite en avant comme unique mode de vie. Portrait émouvant et intense d’une certaine jeunesse des années 90 au coeur des grandes villes de Chine : de Shangaï à Pékin…

« Le ciel s’est éclairé, sa lumière est tombée sur les ruines de mon existence, de mes prières, je me suis dit : tu peux être un auteur nu. »

Résumer « Les bonbons chinois » (« Tang » en VO signifiant à la fois « sucreries », l’insolence ou le fait de passer à gué une rivière…) à une énième version de la trilogie « Sex, drug and rock & roll » dans l’empire du Milieu, comme on l’a beaucoup entendu, serait injustement réducteur (et totalement faux) !
Il ne s’agit en effet que d’une toile de fond. Mais la saveur -amère et forte- des bonbons chinois est ailleurs. Des bonbons qui ont le goût des larmes, des terreurs et des déchets que l’auteur a ravalé « pour en faire du sucre à l’intérieur de moi, parce que je savais que c’était pour ça que vous pourriez m’aimer« , explique-t’-elle en exergue. Une saveur particulière qui saisit la gorge et tous les sens dés le premier chapitre.

Son héroïne Xiao Hong, double à peine voilé de l’auteur, est à l’aube de sa vie et de son apprentissage amoureux. Ivre de découvertes et profondément blessée par le suicide de sa meilleure amie au collège, l’adolescente n’écoute que ses sensations et son coeur. Au mépris de toute raison ou de tout (bas) matérialisme.
Ayant abandonné ses cours, elle tombe éperduement amoureuse de Saining, un jeune chanteur de rock underground, tout aussi sensible et fragile qu’elle. « Saining était un poème difforme, même moi je ne le connaissais pas vraiment, jamais je ne saurai imiter les cicatrices du rêve sur son visage. »
Deux « petits chats curieux », deux papillons de nuit fougueux, épris de liberté, inconscients qui s’aiment comme des enfants (le côté « bonbons » ?), sans penser « à demain, se laissant entretenir par leurs parents plutôt aisés, et refusant toute responsabilité. Une jeunesse nihiliste et passionnée.

« J’ai senti que j’allais devenir une femme avec beaucoup d’histoires. Mais toutes les histoires ont leur prix. »

En proie à un mal-être que même leur amour intense ne parvient pas à enrayer, ces deux amants maudits et marginalisés partiront ensemble (puis séparément) dans une dérive urbaine de Shanghai la dépravée à Pékin l’austère jusqu’à Shenzhen la sauvage, ponctuée de concerts, de poèmes, de disques des Doors mais aussi de prostitution, d’alcoolisme, de drogue (l’héroïne, « la blanche, cette voleuse qui vous pique tout »… « la vie et la mort suspendues comme deux palais au dessus de ma tête »), les hospitalisations, la déchéance psychique et physique…
« Mes humeurs sont comme les cheveux de mes hommes … Les cheveux de Saining volaient dans les rayons de lumière floue. J’aimais ses cheveux, ils étaient comme mes états d’âme. »

On retrouve ici la même propension à repousser toujours plus loin les limites, à se consumer au mépris de leur corps ou de leur santé, sans jamais trouver d’issue ou de salut, des héros d’Hubert Selby Jr, de Kathy Acker ou bien sûr d’Allen Ginsberg (qu’elle cite d’ailleurs comme celui ayant su exprimer le mieux ce qu’ils ressentaient lors de la prise de drogue : « La peau tremble de bonheur, l’âme monte joyeusement à l’oeil« …). Deux destinées (con)damnées et paradoxalement fascinantes, dont on ne peut s’empêcher d’admirer la fureur de vivre, quand bien même soit-elle désespérée : « C’est d’ajouter des vitesses à nos existences qui est intéressant. », décrit-elle

A partir de la deuxième moitié du récit, elle abandonne sa structure linéaire pour multiplier les points de vue et les personnages croisés par la narratrice (en particulier ses amants bisexuels avec qui elle éprouve la crainte du sida, maladie particulièrement tabou en Chine). Ce qui peut désorienter le lecteur mais traduit également le trouble ressenti par la narratrice dans son errance et ses impasses confinant parfois à la folie…

Mian Mian nous conte ainsi « le bourbier des adolescentes à problèmes », sa « cruelle jeunesse », comme elle l’appelle. Cruelle mais aussi intensément belle, charnelle et poétique. Elle décrit avec une pureté sensuelle l’amour entre ses protagonistes. Sa langue alterne avec une étonnante fluidité les descriptions les plus réalistes (voire crues) avec un lyrisme délicat et un naturel touchant, où tendresse et violence s’entremêlent . « Il m’a fait sauter du riz avec plein de truc dedans même des pommes. Il a absolument tenu à me donner la becquée, ses yeux étaient tout près, ses grands cils humides battaient, je me suis sentie devenir moite, j’avais terriblement envie de les toucher mais je n’osais pas. Il savait parfaitement que je le regardais mais lui ne me regardait pas, se contentant de me faire manger de plus en plus lentement, j’avais du mal à respirer, sa main a touché mon sexe, il avait les doigts froids mais c’était sa main, je l’aimais bien, elle avait du sentiment. » Elle nous fait ressentir, sous forme de fragments répartis en chapitres alphabétiques, les goûts ou les tremblements des corps moites, le sang et la salive, l’atmosphère « des bars glauques à pleurer », où s’envolent parfois les lames de couteau mais aussi les lèvres pleines de ses amants qui léchent « les battements de [leur] coeur », les nerfs qui vibrent, la douleur qui monte au cœur, les plaies brûlantes, les yeux qui transpirent dans un dernier halètement, le désespoir complet, noir et silencieux, « la démence hallucinatoire, ravagée et cauchemardesque » ou encore les histoires qui puent « les chiottes, le renfermé et la peur »…

« Etait-ce pour être libres que nous nous étions laissés dériver, om est ce que notre liberté en elle même était une forme de dérive ? »

La prose de Mian Mian nous plonge dans le quotidien de la génération no future à la chinoise, celle qui a « grandi avec des films soviétiques et nord-coréens, écoutait de la musique anglaise en se gavant de nouilles dans la cuisine, en se demandant si ils n’avaient pas le sida, fumant du hasch du Xinjiang, gobant des pilules à trois yuans le flacon et se passant de la punk quand ils étaient high…« 
Ne vous attendez néanmoins pas une critique du régime politique de Tiananmen qui n’est qu’une toile de fond à l’introspection psychologique de l’héroïne. Et à son portrait déchirant et sans complaisance de sa génération indomptée et politiquement incorrecte qui cherche un sens à leur vie et l’amour tout simplement…

Lire aussi le dossier : Dossier « Ados terribles » : les nouveaux romans de la « Lost generation »
et la chronique sur « Shangaï Baby » de Wei Hui, consoeur et rivale de Mian Mian

Extrait choisi :
« C’est au petit matin que je préfère les bars, tous les gens ennuyeux ont partis seuls les vraiment chiants sont restés, des Chinois, des étrangers, des artistes et des soi-disant, des putes, des glandeurs des villes, quelques fichus connards de cols blancs, peu importe, à cette heure là les hommes ne sont plus en état de baiser, les femmes ne sont plus en état de baiser, personne ne drague plus personne, tout le monde est bien trop naze, l’aube nous envoie quelques rayons de lumière glacée, on se balance dans la musique, chacun a son propre langage coporel, c’est d’une incomparable vérité, les after hours. »

Deux ou trois choses que l’on sait de Mian Mian :
Mian Mian (“Coton”, nom d’artiste de Shen Wang) est née en 1970 à Shanghai dans une famille d’intellectuels permissive (« Nos parents n’ont jamais vécu à leur époque une quelconque liberté, et ils nous ont laissé faire tout ce que nous voulions, sans conscience des dangers de la liberté », a expliqué l’auteure dans une entrevue au journal La Croix), d’un père, ingénieur et d’une mère prof de russe. A quinze ans, le suicide d’une amie de classe la bouleverse profondément. Elle se met à écrire et abandonne le lycée l’année suivante. Puis fuit en 1989, en quête d’expériences, dans une ville en pleine expansion où “s’enrichir est glorieux” (Shenzhen) et où elle reste cinq ans : Mian Mian n’aime pas parler de cette période.

De retour à Shanghai en 1994, elle y effectue une dernière cure de désintoxication, et se remet à l’écriture, principalement de nouvelles. DJ à partir de 1996 au « Cotton Club », elle se lance un an plus tard dans l’organisation de fêtes à grande échelle (elle est la première femme à organiser des concerts de rock et des raves en Chine).

En 1997 une des revues littéraires chinoise les plus prestigieuses – Xiaoshuo Jie – publie quelques-unes de ses nouvelles. La même année paraît à Hongkong (éd. Xinshiji Chubanshi) son premier recueil de nouvelles, Lalala, qui est aussitôt interdit en Chine. Mian Mian y décrit une face ignorée de la nouvelle Chine, un monde qui ne peut ni ne doit exister dans l’Empire du Milieu : celui de la drogue, de la prostitution, de l’homosexualité, de la folie, des jeunes en perdition. Mais elle le fait avec beaucoup de poésie. L’indépendance farouche de son ton et de son propos lui gagne rapidement la faveur de très nombreux lecteurs : Lalala est un livre culte, et ses éditions pirates fleurissent… Il est traduit en Allemagne (chez Kiepenheuer & Witsch) et en Italie (chez Einaudi).

Son premier roman, Tang paraît début 2000 simultanément dans la revue Shouhuo et la maison d’édition Zhongguo Xiju Chubanshe. Il déclenche une véritable tempête dans les milieux littéraires chinois et devient très vite un best-seller (40 000 exemplaires vendus en deux mois). Officiellement interdit en avril 2000, Tang est retiré de la vente. Mian Mian est la première à décrire la vie des drogués en Chine, ce qu’elle appelle la “cruelle jeunesse”. Mian Mian publie dans la foulée deux autres recueils de nouvelles, l’un à la Zhonguo Huashan Wenyi Chubanshe et l’autre à la Shanghai Sanlian Chubanshe, et travaille également au scénario d’un film, Shanghai Baby. (Source : Arte)

5 Commentaires

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  1. j etais tombé sur un reportage terrible (c’est en allemand), où mian mian cherchait son bouquin en librairie, et miracle, arrivait à la trouver… c’était par là dasshcoquillages.blogspot…

  2. Apparemment tu n’as pas été conquis par ce premier roman au vue de ta critique. Effectivement comme tu le soulignes, on est loin du brûlot politique, c’est avant tout un roman sur un certain mal être existentiel et les états d’âmes amoureux d’une jeune femme très poétique.

    • laé sur 19 juillet 2007 à 18 h 29 min
    • Répondre

    quelqu’un a t-il lu Shanghai baby?

    • lucille sur 19 décembre 2007 à 14 h 20 min
    • Répondre

    je suis entrain de lire les bonbons chinois pour mes TPE qui parle de la censure en chine et ce livre, nous montre comment la jeunesse chinoise est.
    Pour ce qui est de Shangai Baby, une copine le lit pour nos TPE…

    bisous

    • JackieShanghai sur 10 juillet 2010 à 1 h 16 min
    • Répondre

    "et ce livre, nous montre comment la jeunesse chinoise est."

    Faut pas exagerer, presque aucun chinois n’est comme ca. C’est comme si tu nous sors que tous les jeunes anglais sont comme dans Trainspotting. Ca n’est pas "la" jeunesse Chinoise, c’est une petite scene, celles des gens qui ont choisi? cette existence.

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