SUITE : L’ivresse de la solitude : regard sur quelques (plus ou moins) célèbres « no-lifes » littéraires : Moon palace (Auster), La trilogie sale de la Havane (Guttierez)

Le hasard de mes lectures m’a conduite à lire simultanément trois romans (« A rebours » de JK Huysmans, « Moon palace » de Paul Auster et « La trilogie sale de la Havane » de Pedro Juan Guttierez) a priori sans rien de commun entre eux, tant par leur époque, leurs thèmes que leur contexte géographique. Et pourtant j’ai réalisé à leur lecture qu’ils étaient tous trois liés, en particulier les deux premiers par un thème central : celui de la solitude. Suite du billet avec quelques impressions sur « Moon palace » de Paul Auster et « La trilogie sale de la Havane » de Pedro-Juan Guttierez :

Dans « Moon Palace » de Paul Auster, qui en matière de solitude fait figure d’expert (un de ses premiers romans s’intitulait même « L’invention de la solitude », écrit à la suite de la mort de son père), c’est un autre type de personnage, un jeune étudiant que l’on suit s’enfoncer progressivement dans un cauchemar de solitude et de faim aussi (contrairement à un des Esseintes qui se délecte de mets délicats de bout en bout, hormis lors de ses crises de spleen). Il y explore ces thèmes de prédilection très pascaliens que sont la recherche de sa vie intérieure visant in fine à une quête de soi extrême ne pouvant que conduire au néant et à la mort. Il y a notamment ce passage assez marquant où il devient SDF et vit dans Central Park, nous racontant comment il tente de survivre, face au regard des autres et de la normalité. C’est assez bien vu et poignant (bon il faut bien trouver quelques qualités tout de même…). « Si les rues m’obligeaient à me voir tel que les autres me voyaient, le parc m’offrait une chance de retrouver ma vie intérieure , de m’appréhender sur le seul plan de ce qui se passait au-dedans de moi. Je m’apercevais qu’il est possible de survivre sans un toit sur sa tête, mais pas sans établir un équilibre entre l’intérieur et l’extérieur. »
La solitude d’un autre personnage, Effing, est aussi vertigineuse en particulier lorsqu’il raconte sa retraite dans le désert : « Il était descendu dans la solitude à une telle profondeur qu’il n’avait plus besoin de distractions. Bien que cela lui parût presque inimaginable, le monde petit à petit lui était devenu suffisant. » J’ai lu ce roman (chaudement recommandé !) dans le cadre du dossier sur Paul Auster que nous préparons avec mes collègues de Buzz littéraire. En dépit de leur enthousiasme, je dois reconnaître ne pas spécialement avoir apprécié non plus ce roman, en raison notamment de ses invraisemblances, qui mêmes volontaires je suppose, m’ont paru le plus souvent ridicules et nuisent à l’émotion censée être ressentie (comme pour un Quinn par exemple dans « Cité de verre » autrement plus poignant). Mais après discussion et réflexion post lecture, je reconnais que certains passages/idées sont plutôt profondes et très justes (en particulier la réflexion sur la chaos de l’univers en relation avec son propre chaos intérieur et la notion de contingences bien entendu, sa grande spécialité).

Enfin, dans La trilogie sale de la Havane, un roman du cubain Guttierez que je m’étais promise de découvrir après avoir beaucoup apprécié son « Animal tropical », le narrateur, alter ego de l’auteur nous dépeint sa vie de misère à Cuba, au milieu de la crasse, des immeubles qui s’écroulent, des flics prêts à vous coffrer pour la moindre initiative ou même pour rien, de la sueur, du sperme et du rhum. Souvent comparé (à raison) à Bukowski et à Miller (pour une comparaison locale, on pense aussi à Djian), Guttierez nous parle aussi ici de la solitude qu’il ressent et de son sentiment d’inutilité dans un pays qui n’offre aucune perspective et réprime sévèrement toute tentative de libre penser ou initiative.
Il nous raconte son quotidien où le sexe sert souvent de dérivatif voire de palliatif à l’ennui et au désespoir qui le taraudent mais aussi la folie jamais très loin… Mais derrière ses nombreuses aventures et histoires sans lendemains, cet homme, sans attaches, dévoile au détour des lignes l’immense solitude qui l’habite. « Je continuais à vivre sans la bonne combinaison de fréquentations et de moments de solitude. Ce que je veux dire, c’est que je restais déséquilibrée et que mon isolement me pesait. »
Au cours du chapitre « Je résiste à la solitude », il développe plus particulièrement ce sujet :
« Là, j’étais seul, vraiment seul. Autour de moi, l’air s’est fait plus léger. Il m’en coûtait beaucoup d’apprendre à accepter la solitude. A devenir autarcique. Je reste persuadé que c’était impossible. Ou inhumain, plutôt, « l’homme est un être social » m’avait-on répété tant de fois… ca, ajouté à la chaleur des tropiques, au sang latin, à mon fabuleux métissage, bref tout se liguait autour de moi pour me rendre incapable de vivre en solitaire. C’était le défi que je devais relever, le filet dont je devais me dégager : apprendre à jouir de la vie, dans mes propres limites. Et le problème n’est pas simple, loin de là : les Hindous, les Chinois, les Japonais, tous les gens inscrits dans des cultures millénaires ont consacré une bonne part de leur temps à définir des philosophies et des techniques destinées à enrichir la vie intérieure. Et malgré tout, chaque année, des milliers de personne se suicident de par le monde, écrasées par leur solitude intrinsèque. C’est qu’on ne choisit pas d’être seul :on se retrouve dans cet état peu à peu, et alors il n’y a plus d’issue. Sinon résister. Vous entrez dans cette immense plaine désertique et vous ne savez plus que faire, tout connement. Souvent, vous vous dites que le mieux est de vous enfuir, vers un autre pays, une autre ville, ailleurs. Mais vous n’y échappez pas pour autant. D’autres fois, vous décidez que vous vous préoccupez trop de vous-même et de votre fichue solitude qui empire chaque fois que vous vous retrouvez dans le silence et l’isolement : bon il est temps de passer à l’action, vous pensez, et vous sortez de votre trou, vous allez chercher un ami, ou une femme qui vous donnera un peu de sexe, ou je ne sais qui, n’importe qui pour rompre la solitude car vous n’ignorez pas qu’une fois dans cet état le rhum et l’herbe vous dépriment encore plus. Un peu de sexe, alors. Et sinon, au moins un ami. »

Pour l’instant, je suis à la moitié de ce journal qui me déçoit aussi un peu et auquel j’ai préféré son roman « Animal tropical ». Le principal problème réside peut-être dans sa forme décousue, le fait que l’on passe à chaque chapitre à une nouvelle tranche de vie avec de nouveaux personnages, de nouvelles maîtresses. Il n’y a aucune continuité, aucun personnage récurrent hormis le narrateur qui nous répète toujours un peu les mêmes choses. Malgré tout sa voix me reste attachante. Ainsi des trois romans ici présentés c’est en tout cas celui que j’aurai lu avec le plus de plaisir…

Lire la première partie du billet sur « A rebours de JK Huysmans »

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