Moon palace de Paul Auster, Odyssée urbaine et lunaire…

Moon palace de Paul Auster, publié en 1990, fait partie de ses romans majeurs, écrits lors de sa période littéraire particulièrement fertile aux côté de « La trilogie new-yorkaise », « Le voyage d’Anna Blume » ou encore « Léviathan ». Il contient ainsi tous les thèmes et obsessions chers à l’auteur et qui constituent l’essence de son œuvre : New-York, l’errance, la solitude, la folie, les « sortilèges du hasard » (pour reprendre l’expression de Kundera), la quête d’identité, de ses origines (et plus particulièrement du père) et l’introspection. Construit à la façon d’un roman d’aventures décalé et expérimental mâtiné d’une touche fantastique, il nous entraîne dans une « odyssée » urbaine où son (anti-) héros croisera des personnages farfelus et hauts en couleur qui peu à peu le révèleront à lui-même. Un parcours initiatique captivant pour certains, déroutant voire ennuyeux pour d’autres…

« Je considérais que j’avais vécu par les mots une trop grande partie de ma vie, et que si je voulais trouver un sens à cette période-ci, il me fallait l’éprouver aussi pleinement que possible, fuir tout ce qui n’était pas ici et maintenant, le tangible, le vaste univers sensoriel en contact avec ma peau.

Marco Stanley Fogg (patronyme haut en couleurs et symbolique puisqu’il fait référence à trois grand voyageurs, Marco Polo, Henry Morton Stanley, journaliste anglais explorateur et Phileas Fogg, héros du roman Le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne) est un jeune étudiant new-yorkais dans les années 60 qui nous raconte ses péripéties alors qu’il se lance dans la vie et tente d’en découvrir le sens. La première page du roman s’ouvre sur un résumé plutôt précis de ses tribulations qu’il va nous détailler au fil des pages : « Je voulais vivre dangereusement, me pousser aussi loin que je pourrais aller, et voir ce qui se passerait une fois que j’y serai parvenu. (…) Petit à petit j’ai vu mes ressources diminuer jusqu’à zéro ; j’ai perdu mon appartement, je me suis retrouvé à la rue. Sans une jeune fille du nom de Kitty Wu, je serai sans doute mort de faim. Je l’avais rencontrée par hasard peu de temps auparavant, (…) Ce fut la première période. A partir de là, il m’est arrivé des choses étranges . J’ai trouvé cet emploi auprès du veil homme en chaise roulante. J’ai découvert qui était mon père. J’ai parcouru le désert, de l’Utah à la Californie. »

Ces lignes qui amorcent le roman ont-elles vraiment été les premières écrites par Paul Auster, ce qui supposerait qu’il avait déjà en tête une structure précise du déroulé de son roman, alors que l’on aurait plutôt l’impression que les idées lui sont venues au fil de l’eau et qu’il les a juxtaposées les unes aux autres… Le ton est en tout cas immédiatement donné : au lecteur de se laisser embarquer ou pas par ce mystérieux et atypique jeune-homme. Un jeune homme lunaire pour un roman placé sous le signe de la lune, symbolisant les lois du hasard, et qui débute d’ailleurs « l’été où l’homme a pour la première fois posé le pied sur la Lune ». Son titre Moon palace est un autre clin d’œil à l’astre nocturne, un peu comme Lynch aime à en faire, et fait planer une atmosphère de mystère sur le roman. L’enseigne lumineuse de cet hôtel est qu’un indice de plus, « un oracle », dans l’énigme existentielle de notre héros : « Suspendues là dans l’obscurité, comme un message venu du ciel même, ces lettres étaient magiques. MOON PALACE. Une chambre nue et sordide avait été transformée en un lieu d’intériorité, point d’intersection, de présages étranges et d’évènements mystérieux, arbitraires. »

En réalité ce sont plus les digressions philosophico-artistiques du narrateur qui font tout l’intérêt de ce roman même si ses considérations ont été énoncées avant lui par un certain Pascal (la chambre), Sénèque (accepter son destin) ou autre Platon (la grotte d’Effing) …

« C’est tout ce que je mérite, me dis-je. J’ai créé mon néant, il me faut maintenant y vivre. »

Ainsi les thèmes centraux du livre, la solitude et le nihilisme sont explorés dans leurs formes les plus extrêmes : Fogg ira jusqu’à se laisser dépérir (à noter que Paul Auster fasciné par le roman « La faim »* d’Hamsun à qui il a consacré un essai « L’art de la faim », a dépeint dans nombre de ses romans des héros qui comme celui de Hamsun s’enfoncent dans un cauchemar de solitude où la faim comme le souligne Auster n’est que le signe physique d’une véritable « altération de la conscience ») avant d’errer en clochard dans Central Park tandis qu’Effing, le vieil homme aussi acariâtre qu’attachant en fauteuil roulant dont il sera ensuite au service, raconte son expérience d’ermite dans le désert de l’Utah. « Il était descendu dans la solitude à une telle profondeur qu’il n’avait plus besoin de distractions. Bien que cela lui parût presque inimaginable, le monde petit à petit lui était devenu suffisant. »

Bartleby moderne, Fogg refuse aussi de travailler, non sans humour :
« -Tu peux pas payer ton loyer si tu bosses pas.
– Mais je travaille. Je me lève le matin comme tout le monde, et puis je m’applique à essayer de vivre encore toute une journée. C’est un travail à temps plein. Pas de pause café, pas de week-ends, pas de bonus ni de congés. Je ne me plains pas, remarquez, mais le salaire est plutôt bas. »

A une vie bien rangée et sécurisée, il choisit au contraire de « s’abandonner au chaos de l’univers ». Il précise : « l’univers me révèlerait en dernier ressort une harmonie secrète, une forme, un plan, qui m’aideraient à pénétrer en moi-même. La condition était d’accepter les choses telles qu’elles se présentaient, de se laisser flotter dans le courant de l’univers. »

Se laisser dériver en roue libre sans cadre et obligation le conduit à un état d’enfermement intérieur intenable : « J’avais vécu à l’intérieur de mes pensées pendant trois ou quatre jours, et en me réveillant un matin je m’aperçus que j’étais ailleurs : revenu dans un monde de fragments, dans un monde de faim et de murs blancs et nus. (…) L’univers pesait à nouveau sur moi, et je pouvais à peine respirer. »

Alors que la mort le guette, il sera finalement sauvé in extremis par un groupe d’amis : J’avais sauté du haut d’une falaise, et puis juste au moment où j’allais m’écraser en bas, il s’est passé un évènement extraordinaire : j’ai appris que des gens m’aimaient. D’être aimé ainsi, cela fait toute la différence. Cela ne diminue pas la terreur de la chute, mais cela donne une perspective nouvelle à la signification de cette terreur. J’avais sauté de la falaise, et puis, au tout dernier moment, quelque chose s’est interposé et m’a rattrapé en plein vol. Quelque chose que je définis comme l’amour. C’est la seule force qui peut stopper un homme dans sa chute, la seule qui soit assez puissante pour nier les lois de la gravité.

Un sauvetage qui coïncidera avec une rencontre amoureuse avec la belle Kitty, une danseuse d’origine chinoise. On pourra regretter que cette histoire et leur relation n’aient pas été suffisamment creusées et restent assez superficielle en comparaison avec sa relation avec Effing ou même Barber par la suite. Le roman baigne toujours dans une atmosphère onirique voire fantastique dont une des plus belles scènes, très poétique, est peut-être celle du suicide d’Effing avec le parapluie « magique » dans les rues de New-York, qui par le pouvoir de l’imagination évite d’être mouillé par la pluie… : « C’est l’esprit qui domine la matière Fogg. Nous avons enfin réussi ! Nous avons percé le secret de l’univers ! »

Il y a aussi bien sûr le mystérieux passé de peintre d’Effing et de cette œuvre inconnue et probablement perdue à jamais qu’il a réalisée dans le désert. Auster livre ici en filigrane une réflexion intéressante sur la valeur de l’Art et la beauté : « Les tableaux qu’il peignait étaient crus racontait-il, rempli de couleurs violentes et étranges, de poussées inattendues d’énergie, un tourbillon de formes et de lumière. Il n’aurait pu dire s’ils étaient laids ou beaux, mais la question n’était sans doute pas là. C’étaient les siens et ils ne ressemblaient à aucun de ceux qu’il avait vu auparavant. » ou encore « Après tant de mois à l’écoute d’Effing, je m’étais peu à peu figuré son œuvre, et je me rendais compte à présent de ma réticence à laisser quoi que ce fût troubler les beaux fantômes que j’avais créés. Publier l’article aurait entraîné la destruction de ces belles images, et il me semblait que cela n’en valait pas la peine. Si grand artiste eut-été Julian Barber, ses œuvres ne pourraient jamais se comparer à celles que Thomas effing m’avaient déjà données. Je me les étais rêvées d’après ses paroles, et telles elles existaient, parfaites, infinies, plus exactes dans leur représentation du réel que la réalité même. Aussi longtemps que je n’ouvrais pas les yeux, je pouvais continuer à les imaginer. »

De même les mises en abyme du livre dans le livre (le récit de la vie d’Effing pour sa notice nécrologique puis ensuite celle de son fils Barber à travers son roman « Le sang de Kepler ») créent différentes perspectives et effets de miroirs tout en nous entraînant dans d’autre labyrinthes imaginaires. Ce qui nous renvoie au début du roman où le héros décrivait sa vie avec son oncle Victor avant sa mort : « Il avait élaboré un jeu consistant à inventer ensemble des pays, des mondes imaginaires qui renversaient les lois de la nature. »
Moon palace peut ainsi être lu comme un vaste jeu où l’on saute de case en case au gré du hasard des dés, de situation tragique en situation pittoresque, épique voire grotesque (comme la révélation de l’identité du père de Fogg qui nous donne l’impression d’être au milieu d’un épisode des Feux de l’amour !). Un jeu où les frontières entre imaginaire et réalité ne sont jamais très claires, où les quêtes n’aboutissent jamais vraiment et où les choses existent puis s’évanouissent aussi brusquement et facilement que dans un rêve…

Paroles de Paul Auster au sujet de Moon Palace et de l’oscillation entre invention et réalité :
« La première partie de L’Invention de la solitude , « Portrait d’un homme invisible », pose au fond cette question : est-il possible ou non de parler de quelqu’un d’autre, et cette méditation conduit à la biographie. Une large partie de mon œuvre tourne autour de cela. Il s’agit toujours de raconter l’histoire des gens. Mais si on ne sait rien d’eux, comment peut-on raconter leur histoire ? C’est pourquoi, dans mes livres, il y a souvent des trous, des blancs, des fins qui n’en sont pas. Dans Moon Palace, Effing veut rédiger sa notice nécrologique. Parmi les renseignements qu’il donne, quelle est la part d’invention et la part de réalité ? La question des peintures dans la caverne n’est finalement jamais résolue. L’invention de personnages de fiction est une activité infiniment mystérieuse. D’où sortent-ils ? Dans mon cas, j’ai l’impression qu’ils apparaissent. Ils vivent dans une autre dimension mais ils sont bien réels. Le travail du livre est d’essayer de comprendre où ils se trouvent. Ce ne sont pas des marionnettes qu’on manipule, la relation entre l’auteur et ses personnages est beaucoup plus subtile. Et la difficulté provient de là, du respect de ces êtres imaginaires. Au sein de chaque histoire, j’ai souvent traité cette question, comment les personnages peuvent-ils se comprendre entre eux, ce qui reflète sans doute mon activité d’auteur, essayer de les comprendre. Comme dans Léviathan, Peter Aaron essaie de comprendre Benjamin Sachs. » (extrait interview du Magazine littéraire)

* Le héros de Kunt Hamson, sur lequel Auster, étudiant a d’ailleurs rédigé son mémoire de maîtrise, est le modèle ayant inspiré les premiers héros austériens : Quinn, Blue, Fanshawe, Anna Blume, Fogg et bien d’autres. Tous semblent, dans une large mesure, obéir aux même motivations qui poussent le héros à se laisser mourir de faim dans l’isolement le plus total. Ce jeune-homme souffre, mais seulement parce qu’il a choisi de souffrir, perd, en même temps que la maîtrise de son corps auquil il inflige un jeûne draconien, la maîtrise du langage, son seul outil pour aborder le monde. Oblitération des repères, confusion pour le héros qui devient « à la fois le sujet et l’objet de sa propre expérience », gouffre insondable d’une souffrance auto-imposée (« Dés le début il est clair que le héros n’est pas obligé d’avoir faim… »).

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