L’ivresse de la solitude : regard sur quelques (plus ou moins) célèbres « no-lifes » littéraires : A rebours (Huysmans), Moon palace (Auster), La trilogie sale de la Havane (Guttierez)

« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. » Pascal, Les Pensées

Le hasard de mes lectures m’a conduit à lire simultanément trois romans (« A rebours » de JK Huysmans, « Moon palace » de Paul Auster et « La trilogie sale de la Havane » de Pedro Juan Guttierez) a priori sans rien de commun entre eux, tant par leur époque, leurs thèmes que leur contexte géographique. Et pourtant j’ai réalisé à leur lecture qu’ils étaient tous trois liés, en particulier les deux premiers par un thème central : celui de la solitude (induisant un ennui vertigineux) sous le signe de Pascal, pionnier des « no-lifes littéraires » :- ) Le qualificatif anglicisme « no-life » est apparu avec le phénomène des joueurs de jeux vidéo compulsifs, si je ne me trompe pas. Au Japon (où ils sont particulièrement nombreux), on les appelle des « Otakus ». Autant dire qu’à l’époque d’un Huysmans on ne parlait pas en ces termes !
L’écrivain étant un animal solitaire (et tropical ajouterait Guttierez !), ce sentiment est donc assez récurrent en littérature, en particulier chez les romantiques, mais il m’a plus nettement frappée dans ces œuvres :

En particulier celle décrite dans « A rebours » le célèbre chef d’œuvre de Joris Karl Huysmans, cet auteur bien que renommé n’est pas aussi connu qu’un Zola ou qu’un Flaubert. Et pour cause son roman a de quoi rebuter quelque peu. Je l’ai lu pour ma part avec un certain ennui et déplaisir mais il m’a, paradoxalement, inspiré beaucoup de réflexions et j’ai relevé grand nombre de passages dans ses pages souvent ardues.

La préface de l’auteur écrite 20 ans après apporte, en outre, un éclairage assez passionnant sur cet ovni littéraire en expliquant, non sans humour, sa rupture avec l’école naturaliste de l’époque menée par Zola (dont Huysmans était un proche), j’y reviendrai car cela ne peut que nous faire aussitôt penser à ce débat stérile qui nous agite autour de la « littérature-monde » versus la très décriée autofiction. Sans entrer dans l’analyse de cette œuvre, ce qui n’est pas le but ici, A rebours dresse le portrait d’un homme, dandy dit « décadent » à la fin du XIXe siècle, qui décide de se retirer de toute vie sociale, parisienne plus précisément, pour s’installer dans une maison situé en banlieue à Fontenay-aux-roses. Et ainsi débute le récit d’un isolement total avec pour seuls compagnons (outre ses domestiques) l’art, la littérature (religieuse en particulier), la peinture (Gustave Moreau entre autres) mais aussi de nombreuses autres activités d’esthète allant des liqueurs grand cru à la botanique précieuse ou encore la gemmologie… Une des scènes d’anthologie de ses nombreuses lubies réside dans l’achat d’une tortue pour « meubler » son tapis et raviver son éclat. Il ira notamment jusqu’à faire dorer sa carapace à l’or fin et la sertir de pierres (avant que la pauvre bête ne succombe à ce traitement !)

S’ensuivent une série d’exposés très érudits (et parfois assez rébarbatifs) dans « une prose aqueuse et une rhétorique ampoulée » (je vole ici les qualificatifs que l’écrivain emploie lui-même à l’encontre de Saint Ambroise). Bref, on plonge dans un huis clos étouffant, oppresssant avec cet être totalement oisif et imbus de lui-même, misogyne il va de soi (qui jamais ne m’est devenu attachant et reste relativement irritant et détestable tout du long), qui se rêve pur esprit et compte sur son imagination seule pour l’extirper de la bêtise mercantile et mondaine de son époque. La question que pose ici Huysmans est de savoir jusqu’à quel point il est possible de fuir et s’évader par la littérature et l’art ? Jusqu’à quel point peut-on ignorer la réalité, la société, son époque, les Autres pour se composer un monde sur-mesure ?

Au sujet de des Esseintes, Huysmans écrit dans sa préface écrite 20 ans après : « Je me figurais un monsieur Folantin, plus lettré, plus raffiné, plus riche et qui a découvert, dans l’artifice, un dérivatif au dégoût que lui inspirent les tracas de la vie et les mœurs américaines de son temps ; je le profilais fuyant à tire-d’aile dans le rêve, se réfugiant dans l’illusion d’extravagantes féeries, vivant, seul, loin de son siècle, dans le souvenir évoqué d’époques plus cordiales, de milieux moins vils. »
Cette approche me rappelle quelques réflexions d’Anaïs Nin, autre de mes auteurs de référence, qui écrivait dans son journal : « J’ai trouvé mes décors, mes costumes, mon mode de vie. », « Oh ! Etre libre, être masculine, et rien qu’une artiste. Ne se soucier que d’art. »ou encore « Je refuse de vivre dans le monde ordinaire comme une femme ordinaire. »

Une solitude extrémiste et une atmosphère claustrophobique qui mettent véritablement mal à l’aise et que le personnage lui-même, en dépit de toute sa détermination, ne parviendra pas à assumer jusqu’au bout et sera contraint à la fin par son médecin de retourner à Paris et de se frotter de nouveau à la réalité et au monde…

Quelques extraits choisis :
« Tel qu’un ermite, il était mûr pour l’isolement, harassé de la vie, n’attendant plus rien d’elle ; tel qu’un moine aussi, il était accablé d’une solitude immense, d’un besoin de recueillement, d’un désir de ne plus avoir rien de commun avec les profanes qui étaient, pour lui, les utilitaires et les imbéciles. En résumé, bien qu’il n’éprouvât aucune vocation pour l’état de grâce, il se sentait une réelle sympathie pour ces gens enfermés dans des monastères, persécutés par une haineuse société qui ne leur pardonne ni le juste mérpsi qu’ils ont pour elle ni la volonté qu’ils affirment de racheter, d’expier, par un long silence, le dévergondage toujours croissant de ses conversations saugrenues ou niaises. »

« Au milieu de cette solitude où il vivait, sans nouvel aliment, sans impressions fraîchement subies, sans renouvellement de pensées, sans cet échange de sensations venues du dehors, de la fréquentation du monde, de l’existence menée en commun ; dans ce confinement contre nature où il s’entêtait, toutes les questions, oubliées pendant son séjour à Paris, se posaient à nouveau, comme d’irritants problèmes. »

Pour terminer sur ce roman, une petite anecdote : j’ai beaucoup pensé à Dorian Gray en le lisant, autre célèbre portrait de dandy (mais qui m’a en revanche enthousiasmé !), du côté de Londres. J’ai appris ensuite qu’Oscar Wilde se serait apparemment inspiré de « des Esseintes » pour le créer. A cette lecture, j’ai entre autres repéré dans la lignée de cet (anti-)héros, d’autres « cousins » tout aussi esseulés et ennuyés à découvrir en particulier le fameux René de Chateaubriand auquel il est beaucoup comparé dans la préface et postface ainsi que le Antoine Roquentin dans « La Nausée » de Sartre (dont je n’ai lu que « Les mots » pour l’instant, shame on me !). Il est aussi rapproché d’un Werther (Goethe) mais là par contre je réfute quelque peu cette analogie. Werther est un être blessé beaucoup plus touchant que cet antipathique et insupportable des Esseintes ! [Alexandra pour Café livres/L’Express]

(article à suivre)

8 Commentaires

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    • folantin sur 8 janvier 2009 à 13 h 47 min
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    J’ai pas de souvenir très précis de ce livre, lu il y a une bonne quinaine d’année. Je crois que c’était le premier "vrai livre" que j’ai du lire hors contraite scolaire. En fait j’en oblitère certainement, mais les autres ne m’avaient pas marqué de cette façon ; cette impression de buter sur un truc un peu ardu, un peu chiant, mais dont tu sens qu’il en raconte plus qu’il en à l’air, et qui fait son chemin au fil des années.

    A titre personnel donc, ce que Huysmans m’a permis de discerner avec a rebours, et d’autres bouquins de la même période (à vau l’eau donc, mais aussi en rade), ce n’est pas la question de la "vie artiste ", ni même spécialement de la solitude mais plutôt de la compulsion.

    Peu importe en somme que des esseintes se passionne successivement pour la botanique et la patrologie, que Monsieur Folantin fasse une fixation sur sa nourriture, ou Jaques Marles passe par une série de rêves étranges.

    Ces personnages se retranchent du monde qu’à mesure qu’une espèce de préocupation phagocyte toutes les autres.

    C’est un sujet bien plus universel qu’il n’y parait.

    Qu’est ce qui fait qu’on est dans le monde ? Ceci qu’on est relié au monde par un réseau de préoccupations usuelles, communément admises dans la communauté du monde. "Il faut que je pense à présenter mes voeux de bonne année, que je boucle dans les délais ce dossier très urgent, que je fasse la révision des disques de freins et que je me rende à l’invitation annuelle au ski des anciens de ma promo."

    En même temps l’individu sent au fond de lui que tout ça ne le concerne pas vraiment, les pendaisons de crémaillère chez les Bernard. Il éprouve le besoin de hiérarchiser son attention. A nouveau, la Communauté du monde à une hiérarchie toute prévue pour prioriser les préoccupations : il y a "l’âme soeur", puis "la chair de ma chair" et puis aussi la carrière, qui se déploie dans un "plan de carrière" qui dessine une part importante des contours de la vie.

    Chez certains individus cependant, les préoccupations "naturelles" finissent par apparaitre pour des préoccupations "ordinaires", et en définitive par inspirer le dégoût. Ils s’en détournent donc, mais par un effet de vases communicants du psychisme, tout ce qui est désinvesti d’un bord se reconcentre par ailleurs. Les mecs ou les meufs se piquent soudainement de littérature, à moins qu’ils ne commencent une collection de boites de camembert.

    • folantin sur 8 janvier 2009 à 13 h 52 min
    • Répondre

    (C’est bien sûr ce qui a fini par arriver à Huysmans avec la Religion)

  1. Comme toi je n’ai pas "aimé" "à rebours" mais j’en garde un souvenir précis, et puis une question fondamentale:
    Des esseinte est-il simplement un pur snob ou bien un simple humain en quête d’absolu?
    En ce qui me concerne c’est une question importante ;))

    Sinon cet été j’ai lu "la bas" du même huyssman et pour le coup je l’ai trouvé infiniment plus fort et troublant et dérangeant qu’"à rebours"… Pourtant on en parle moins…
    Étrange?

    a+

    yann

    • folantin sur 8 janvier 2009 à 19 h 35 min
    • Répondre

    (ah mais là bas ça trouve son petit public chez les lecteurs d’anne rice)

    Vacherie mise a part, oui je crois que des esseintes est en quête d’absolu, autant que durtal quand il se plonge dans la vie de gilles de rais pour ne plus entendre parler de boulangisme, ou que françois pignon quand il construit une tour eiffel en allumettes.

    l’absolu, personne ne sait où ça se trouve, chacun est capable de le situer n’importe où, pourvu que ce ne soit pas ici.

    • yann frat sur 9 janvier 2009 à 8 h 01 min
    • Répondre

    Anne Rice? Et ben avant toi je ne savais même pas qui c’était… (shame on me!) comme tu as l’air de bien la connaitre, tu nous raconteras…
    😉
    Et sinon ce qui m’a vraiment frappé dans la bas c’est l’idée de se dire qu’aujourd’hui personne ne ferait un livre comme ça. Pas sur ce thème, pas avec cette intensité, et quelque part cette "candeur". Je crois vraiment que personne n’oserait.

    Enfin pour des esseinte c’est plus un jugement moral que j’essayais de poser. Moi je trouve sa démarche totalement normale mais je sens que peu sont d’accord avec moi… ;))

    a+

    yann

  2. Merci de vos réacs intéressantes.
    Par curiosité comment avez-vous eu l’idée de lire cet auteur (assez méconnu je crois, non ?).
    Moi c’est par « Folantin » (pseudo) donc 🙂

    Oui l’obsession et la compulsion pour mieux fuir le monde et les autres. Je pense qu’ils s’en servent comme succédané surtout, assez mortifère du reste…, un peu par défaut quoi.

    J’ai hâte de lire A vau l’eau pour pouvoir comparer (en espérant ne pas tomber sur un autre Bartleby !).
    ce premier opus devrait me plaire davantage car j’avoue avoir été assez déroutée par les « exposés » qui jalonnent A rebours (en même temps c’est génial d’avoir osé faire un tel livre, de pousser le truc aussi loin) mais ce n’est pas vraiment ce que j’attends d’un roman… qu’il me fasse de la critique littéraire, même si ces réflexions sont parfois intéressantes.
    En particulier ses passages sur Baudelaire avec qui il présente des similitudes bien entendu claires, phénomène de « spleen » et désir d’absolu comme tu le dis.
    A rapprocher aussi du Baron perché d’Italo Calvino
    Snob, oui il l’est sans doute aussi, on le voit par exemple qd il dit qu’il n’a pas envie de s’attarder sur Goya parce que c’est trop « grand public » même s’il aime et préfère les estampes de je ne sais plus qui, plus confidentielles.

    Comparer Anne rice à Husymans j’avoue que je n’y aurais pas songé !
    Mais c’est vrai qu’il débute ds A rebours un léger délire mystique donc j’imagine qu’il doit le poursuivre ds « Là-bas » (il est cité en effet comme une de ses œuvres majeures avec A rebours ds la préface).

    • folantin sur 9 janvier 2009 à 13 h 38 min
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    Je crois me souvenir que j’ai découvert Huysmans avec Là bas justement, sur recommandation de ma mère qui sournoisement cherchait à m’harponner à la littérature. Et effectivement, Là bas plait aux ados (et m’avait donc plu) en raison de l’objet même de la compulsion de Durtal : de même qu’un folantin est obsédé et dégouté à la fois par les nourritures qu’il ingère, Durtal est fasciné et révulsé par les rites sataniques. Le roman fonctionne un peu comme un thriller occulte à la Da Vinci Code, avec un héros investigateur qui infiltre peu a peu les cercles des sociétés occultes, à la fois horrifié par ce qu’il découvre et voulant à chaque fois en savoir d’avantage.

    Par ex : je me souviens d’une scène de cul à la suite de laquelle il découvre que sa partenaire – sataniste – avait rempli le plumard d’hosties consacrées. Suite à quoi il est pris de haut le coeur… C’est un comportement compulsif en ce sens que si Durtal est croyant, il devrait se tenir à l’écart de tout ces balsphèmateurs mais s’il ne l’est pas, les sacrilèges qu’ils lui font commettre devraient lui apparaitre pour des enfantillages ridicules.

    A rebours (lol) Là bas me fait un peu penser aux particules élémentaires. Notamment sur le rapport à la politique. Huysmans parle du Boulangisme exactement comme le Houllebecq des particules évoque Le Pen : un objet de tumulte qui secoue la société de l’époque , à propos duquel "les gens" se sentent obligés de prendre partie, et pour qui le protagoniste du roman éprouve seulement une totale indifférence. L’actualité politique est un prétexte pour signifier que le héros du roman n’appartient plus au même monde que ses contemporains. Durtal comme Dzerjinski (ortho ?) sont des persos qui se retranchent du monde à mesure qu’ils sont aspirés par leur "quête d’absolu", qui se termine en mystique.

    (on notera chez houellebecq et huysmans la même tendance à se mettre en scène à travers son personnage).

  3. peu de souvenirs de "A rebours" parce que cette lecture n’est pas récente. toutefois j’avais trouvé ce livre interessant, et même vu une pointe acérée d’humour dans ses ébats avec une ventrilogue (rire).

    Sur Gutierrez, en revanche, les impressions sont toutes fraîches :
    grain-de-sel.cultureforum…

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