« Bandes alternées » de Philippe Vasset, La société du spectacle « home-made »

Dans ce troisième et dernier roman, paru en 2006, qui vient clôturer sa fresque sur les relations entre création artistique et machines (débutée avec Exemplaire de démonstration et Carte muette), Philippe Vasset s’intéresse à un débat d’actualité sensible, à l’heure des staracs et du boom de l’auto-production ou auto-édition facilitées par Internet et la numérisation : « Un artiste, ne demandant qu’à être réveillé, sommeille-t-il en nous tous ? » En d’autres termes : Tout le monde peut-il être artiste ?, Y a-t-il un art officiel et des arts officieux ? Autant de questions soulevées dans ce petit opus, encore une fois assez surprenant, teinté d’une ironie cruelle envers les productions formatées mais aussi la prolifération d’aspirations artistiques indépendantes…

La création artistique est-elle un privilège réservé à une minorité d’élus et peut-on tout transformer en « art » ? Voici des questions qui ont de quoi faire réagir et auxquelles Philippe Vasset tente de répondre.

L’art doit descendre dans la rue entend-on de toute part. Mais quand on prend cet encouragement au mot, cela donne un monde où tout à chacun invente et produit ses propres créations, aux dépens de « l’Industrie artistique » comme Philippe Vasset l’appelle. C’est ce monde poussé à son extrême qu’imagine l’auteur.

La démocratisation des moyens de création (Internet, appareils numériques, ordinateurs…) a rendu en effet possible et à portée de tous la création et la diffusion d’une « oeuvre » qu’elle soit photographique, écrite, audiovisuelle ou musicale… Chacun peut s’improviser écrivain, cinéaste ou compositeur…

Les habitations (du garage à la cuisine…) se transforment en studio où l’on s’enregistre, en show-room où l’on s’expose débordant parfois sur les trottoirs ou la chaussée… « L’art, la culture n’avaient plus de lieu défini (musées, salles de concert, ciné…). Et se destinait à un public restreint à son cercle d’amis, de connaissances, sympathisants, à « sa bande ». Plus personne ne créait comme ça dans le vide, pour une audience virtuelle et idéale qu’on ne voyait jamais, qui achetait anonymement (…) Il n’y avait plus de place pour de nouveaux personnages : nos bibliothèques n’étaient plus que des répertoires, des nuanciers destinés à colorer nos vies et décorer nos intérieurs de frises bariolées dans lesquelles visages connus et anonymes se mélangeaient, se superposaient, s’hybridaient. »

Il en résulte une création « faite maison », familière, tiède, sans risque ou innovation : « On peint des toiles chaudes comme des draps« … « Nos oeuvres ressemblaient à des tournées générales : légères, périssables, elles s’élaboraient en bande, spontanément, sans autres spectateurs que les participants. »

Vasset dépeint un monde où chaque parcelle du quotidien devient spectacle, une société du spectacle démesurée et tentaculaire en somme : « La ville entière se projette sur les murs, les écrans, les tunnels : liste des appels émis et reçus, des transactions, des images de caméra de surveillance, des tickets de course…Un défilé permanent de lettres et de chiffres du sol au plafond… »

Un monde où les chefs d’oeuvre du passé sont pillés, détournés, samplés, pastichés… « A force d’extraits et de citations, nos travaux même les plus personnels étaient toujours vaguement familiers (…) Nous avions vu trop de films, lu trop de livres et écouté trop de musique pour prendre les oeuvres au sérieux et considérer qu’elles étaient intouchables. »

Il pointe aussi la perte de valeur de la création artistique ou intellectuelle, induite par le phénomène de gratuité sur Internet : « Nés avec le magnétoscope, nous avions passé notre adolescence à aller chercher de la musique et des films sur Internet : nous étions habitués à ce que tout soit gratuit, disponible et aisément consultables. Nous n’avions pas la religion du produit fini, au contraire : nous préférions les travaux inachevés, bâclés ou perdus, les oeuvres fragmentaires que l’on pouvait ouvrir à n’importe quelle page et celles qui laissaient, voir apparentes, la recette qui avait présidé à leur élaboration. »

Comme à son habitude, il entrelace deux voix, deux voix parallèles, celle d’un « nous » représentant ces artistes collectifs et alternatifs et celle plus critique d’un observateur de l’ombre.
À travers cette histoire dérangeante, Philippe Vasset s’interroge sur la création et l’enfermement, sur les résistances possibles à l’industrie du divertissement. Et envisage les conséquences de la popularité du « tout gratuit » (blogs, vidéos amateurs, réseaux d’échange de fichiers…) sur l’acte de créer et de renouveler l’art de demain…

Voir les autres chroniques sur Philippe Vasset : Exemplaire de démonstration, Carte muette et dialogue avec Philippe Vasset

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