Rencontre avec Bernard Mourad, auteur de « Les actifs corporels » (2006)

J’ai du mal à bien raconter le bonheur, je préfère le vivre.

bernard mouard5 Alors que Bernard Mourad a été nommé président du pôle des magazines français de Roularta (L’Express, L’Expansion, Mieux vivre votre argent…) en février 2015, retour 9 ans en arrière (eh oui déjà !) alors qu’il faisait ses débuts de romancier prometteur tout en menant en parallèle sa carrière brillante de banquier chez Morgan Stanley. Il accordait une interview à Buzz littéraire en mars 2006:
Pardessus bleu marine, costume raffiné et parapluie golf blanc, Bernard Mourad auteur de « Les actifs corporels » est fidèle à l’image (de banquier d’affaire) que l’on pourrait avoir de lui : une jeune homme chic et bien élevé (qui vous accueille avec un grand sourire même si cela fait dix minutes qu’il vous attend sous la pluie…).
A cette image lisse et sobre se superposent quelques scènes de son premier roman sombre et cynique (voir chonique) qui suscite l’engouement depuis sa sortie le 1er janvier 2006 aux éditions JC Lattès. Avec gentillesse et simplicité, il a accepté de répondre à toutes nos questions et satisfaire ainsi notre curiosité sur ce nouveau venu dans le paysage littéraire, bien parti pour compter ces prochaines années…

Date de l’interview : Mars 2006

MERCI DE CITER LA SOURCE ET DE FAIRE UN LIEN SI VOUS REUTILISEZ DES PROPOS/INFOS DE CETTE INTERVIEW EXCLUSIVE.
© Buzz littéraire

Comment a germé l’idée de votre roman « Les actifs corporels » : était-ce un thème qui vous « hantait » depuis longtemps ou un « flash » soudain ?

En fait l’idée est venue brusquement. Elle vient d’une déformation professionnelle. Je travaillais alors sur une introduction en bourse. Toute la journée, on me demandait de valoriser des bâtiments, des actifs… A tel point qu’au beau milieu d’une nuit, je finis par me demander si la seule entité non valorisable était l’être-humain ? Et en y réfléchissant, je me suis dit que même lui pourrait l’être. Je comparais mon raisonnement à celui d’une personne souhaite obtenir un crédit immobilier et où le banquier cherche à évaluer les risques et la valeur future de l’emprunteur.

Comment avez-vous ensuite construit l’histoire en particulier la trame et comment écrivez-vous (votre processus créatif) ?

Une fois cette idée de base trouvée, j’ai imaginé progressivement les étapes de l’intrigue en poussant la logique de la valorisation boursière à l’extrême. J’ai d’abord écrit le déroulé de l’histoire afin d’avoir la structure. Après ce premier jet narratif, j’ai relu et retravaillé chaque page, chaque phrase, un travail plus laborieux. Un ami écrivain (Oliver Rohé, auteur de « Défaut d’origine » et « Terrain vague », également journaliste à Chronicart) et ma compagne (tous deux remerciés en préambule du roman) ont été mes relecteurs.

Combien de temps s’est-il écoulé entre votre idée et l’écriture de la dernière page ?

J’ai commencé à écrire mi-2004, le livre était envoyé aux maisons d’édition en mai 2005.

Vous avez un parcours exemplaire dans le secteur économico-financier. Comment est née cette vocation d’écrivain ?

J’ai toujours été un gros lecteur et j’aimais bien écrire. Je soignais toujours mes dissertations ou même les lettres que j’écrivais à des amis. Mais je n’avais jamais eu d’expérience littéraire réelle (nouvelle…) avant ce premier roman.

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Quelles sont vos références littéraires ?

Michel Houellebecq, Régis Jauffret, Oliver Rohé en France. Aux Etats-Unis, Bret Easton Ellis, Jonhatan Franzen, Douglas Coupland, Jonathan Coe, Rick Moody. Des auteurs qui manient réalisme, cynisme, désespoir tout en restant très drôles. C’est ce mélange là que j’aime.

Beaucoup de lecteurs ont employé les mêmes termes pour définir votre roman. Vous vous sentez influencé ?

On est fatalement influencé par ce que l’on a lu mais ce n’est pas conscient.

Avez-vous la sensation d’avoir trouvé votre style ?

Non. Un roman c’est comme une lettre. On l’écrit puis on la relit le lendemain et l’on se dit « Comment j’ai pu écrire un truc pareil ! ». J’ai encore du travail. Sur ce roman, j’étais plus concentré sur l’histoire que sur une recherche stylistique à proprement parler.

Entrons dans le vif du sujet : Les actifs corporels. Un livre qui appelle à la réflexion et suscite de nombreuses interprétations. Qu’avez-vous voulu démontrer ou dénoncer dans ce livre ?

Je n’ai rien voulu dénoncer. Ce livre n’est ni un essai ni un pamphlet économique. C’est une fable et chacun peut y retrouver certains travers de notre société et s’en amuser d’ailleurs. Pas forcément s’en affoler. Ce n’est pas un texte anti-libéral juste un roman qui appelle à la réflexion.

Comment décririez-vous votre héros « Alexandre Guyot » qui semble dépourvu froid et dépourvu de tout sentiment ?

Alexandre Guyot est en effet une coquille vide. Il exprime rarement ses sentiments. Je souhaitais en faire une marionnette du système. Il devient le jouet d’évènements qui le dépassent.
C’est un personnage vide mais il reste attachant.

Y’a t’il une part de vous dans ce personnage ?

On me pose souvent cette question mais non. Ni Alexandre Guyot ni aucun des personnages du livre ne m’ont été inspirés par des personnes réelles. Ils correspondent plus à des caricatures de gens croisés. Laurence Kellerman par exemple est la caricature d’une femme de pouvoir mais desespérée. Ils correspondent tous à des archétypes de l’humanité.

Quel est votre personnage préféré dans le roman ?

Mmmh… Je crois que c’est Laurence Kellerman justement. Ce qui m’intéresse chez elle c’est son caractère de prédatrice mais en même temps sa grande fragilité. C’est souvent le cas chez les hommes et les femmes de pouvoir. J’aime le côté schizo de sa personnalité, brillante, puissante, impitoyable et en même temps une « petite chose » vulnérable…

Laurence Kellerman parvient à émouvoir Alexandre Guyot au moment où justement elle lui apparaît dans un état de grande fragilité (vomissante dans les toilettes du restaurant). Vous pensez que la fragilité est un facteur de séduction ?

J’ai du mal à m’attacher à des gens qui n’ont pas une part de fragilité. C’est la fragilité qui rend intéressant car on entre alors dans le domaine de l’intimité.

Quels sont les passages/scènes du livre qui ont été les plus agréables/ »jouissifs » à écrire ?

Quels sont ceux qui ont, au contraire, été plus ardus voire fastidieux ?
Parmi les scènes que j’ai pris beaucoup de plaisir a écrire, le fiasco sexuel Guyot-Kellerman tient une place toute particulière…. Ainsi que la grande réunion de crise au Ritz visant a contrer l’OPA hostile de Kellerman… Pas de passage « fastidieux » à écrire, mais disons que j’ai eu un peu plus de mal avec les deux, trois premiers chapitres (les démarrages sont souvent difficiles !).

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Il n’y a pas de moment heureux, de répit pour le héros. La seule femme (Estelle Dupuis) qui aurait pu éclairer son sombre destin lui échappe. Vous avez une vision pessimiste des rapports humains et amoureux ?

Il y a tout de même une petite euphorie du héros au début de son introduction en bourse…
Mais il est vrai que je ne tenais pas vraiment à lui faire vivre des moments heureux. J’avais envie de le laisser patauger dans sa déroute. En fait j’ai du mal à bien raconter le bonheur, je préfère le vivre. Je ne suis pas dépressif ou neurasthénique mais artistiquement parlant je trouve le malheur plus intéressant.

Le livre décrit une société devenue parfaitement transparente grâce aux mécanismes du marché, un système « plus juste et équitable », « des valeurs plus lisibles »… Doit-on y lire une proposition politique ?

Rires. Non tout cela est purement ironique mais j’ai toujours porté un grand intérêt aux questions politiques et aux inégalités sociales (il a étudié à Science-po ndlr). En fait à travers cette démonstration, j’ai voulu démontrer que l’on pouvait construire un raisonnement très cohérent et convainquant à partir d’une hérésie. Il s’agissait de démonter le mécanisme de construction des idées dominantes.

Les personnages féminins ne sont pas très glorieux : entre Claire la vénale, Kellerman l’arriviste cruelle ou la mère sans coeur. Certains y ont vu une misogynie latente…

Il n’y a rien de misogyne là dedans. D’ailleurs les figures masculines ne sont pas épargnées non plus… En fait je voulais que mon héros qui est un homme soit entouré de figues féminines négatives pour le mettre en danger. Il s’agissait juste de servir les besoins du scénario.

Avez vous été inspiré par le phénomène de la télé-réalité qui fonctionne un peu sur les mêmes ressorts qu’un individu coté (on décide du destin d’un candidat sur la base de ses
performances) ?

A vrai dire non je n’y avais pas songé. Toutefois le mécanisme est en effet proche. Les cotés comme les candidats d’un jeu de télé-réalité sont confrontés à une notoriété soudaine qui ensuite leur échappe.

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Il y a aussi ce phénomène de « peopolisation » amplifié par des magazines de type « Voici »…, que vous détournez dans votre roman (rebaptisé « Du côté des cotés »). Que pensez-vous de ce type de presse de plus en plus développée en France ?

A vrai dire, il m’arrive de lire « Voici » (rires) ! J’ai toujours été curieux de la vie des people qui m’amuse. Mais j’avoue que je le lis plus à la maison qu’au bureau (rires). Ces journaux ne font que répondre à une demande du marché. Je trouve hypocrite la réaction de certaines célébrités de ne vouloir que les bons côtés de la notoriété.

N’avez-vous pas peur d’en être victime un jour ?

Non vraiment à mon petit niveau de notoriété, je ne pense pas à avoir à craindre les paparazzis !

Vous préparez, je crois, un nouveau roman. Quels sont les thèmes que vous explorerez
cette fois ?

Je préfère rester discret tant que rien n’est encore fixé… Uune chose est certaine, il ne se déroulera pas dans la sphère économico-financière. Je souhaite explorer de nouveau la manière dont la vie de personnages peut basculer suite à une décision politique ou sociale.

INTERVIEW +

bernard mouard1Quel est votre rapport à Internet ?
J’ai un rapport assez compulsif à Internet. Je lis beaucoup l’actualité en ligne : financière ou littéraire (Le Figaro littéraire, Le monde des livres, Zone littéraire…). J’ai découvert aussi « le Buzz littéraire » et j’ai lu avec curiosité les avis qui ont été déposés sur mon livre.

Pensez-vous qu’il faille choisir entre vivre ou écrire ?
Non, il faut vivre ET écrire. Je ne crois pas à l’image romantique de l’écrivain détaché du monde. Je préfère les écrivains ancrés dans la vie.

Pensez-vous qu’il faille lire pour écrire ?
Evidemment ! Je crois que c’est le meilleur conseil que l’on puisse donner à un aspirant écrivain. Il faut beaucoup lire et continuer à lire pour écrire. En revanche, je ne suis pas très favorable à la mode des ateliers d’écriture. Il y en a peut-être de très bons mais pour moi la meilleure école c’est la lecture.

Quel regard portez-vous sur la littérature nouvelle génération si tentée qu’elle existe à vos yeux ?
Je suis assez fan de la nouvelle littérature américaine (Brett Easton Ellis, Jonhatan Franzen, Douglas Coupland, Jonathan Coe, Rick Moody…) Il existe de grands romanciers aui rivalisent avec les chefs d’oeuvre classiques. Leurs romans, ancrés dans la modernités, sont aussi puissants et aussi bien construits.

En France, j’ai un peu plus de mal avec le roman « trashouille » du genre « Je suis au bout du rouleau et je fume des clopes » ou « Je vais en boîte et je ne sais pas où j’en suis ». Ce sujet n’a pas encore donné de grands romans. Par contre j’aime beaucoup des auteurs comme Régis Jauffret, Oliver Rohé, François Bégaudeau et bien sûr Michel Houellebecq.

Qu’est ce qu’un « bon » livre selon vous ?
C’est un livre qu’on lit jusqu’au bout et dont on se souvient longtemps après…