Le corps exquis de Poppy Z Brite: Poétique des égorgeurs ou les dévorations amoureuses…

le corps exquis poppy z brite critique roman analyse et extraitLe corps exquis de Poppy Z Brite vient d’être ré-édité en 2015 par les éditions du Diable Vauvert, roman culte de l’ensorceleuse gothique (devenu transgenre depuis 2011, se faisant désormais appelé Billy Martin) de la Nouvelle-Orléans. Dans ce troisième roman (« Exquisite corpse » en VO), elle délaisse, les vampires pour les serial-killers qui sont selon elle, les vampires modernes de notre époque et signe du même coup son chef d’œuvre absolu à ce jour. Paru en 1996 (cinq ans après American psycho), et publié avec difficulté en France grâce au soutien notamment de Virginie Despentes ou de Marie Darrieussecq, il dresse un double portrait de serial-killers et une inédite et sanglante histoire d’amour entre eux. Réflexion sur l’amour, le désir, la mort, la douleur, la violence, la solitude ou encore la souffrance physique et psychique dans une société puritaine à la dérive, cet étourdissant roman, particulièrement haletant, pousse le lecteur dans ses derniers retranchements. Tout en l’éblouissant (d’effroi !). Ames sensibles s’abstenir !

« Ne renonce jamais à tes terreurs lui ai-je dit. Ou sinon elles te rattraperont. Quelle est ta plus grande terreur Jay ?
Il a répondu sans hésiter un instant. Sa voix sonnait creux : « La solitude ».
»

Beaucoup d’adjectifs ont été employés pour décrire « Le corps exquis » de Poppy.Z.Brite : macabre, choquant, révulsif, malsain … Il est indéniable que ce roman est violent et amoral au sens où il met en scène tous les tabous de nos sociétés (le sida, la nécrophilie, le cannibalisme, l’homosexualité,…). Mais jamais dans une optique d’exhibitionnisme ou de surenchère comme ont pu le faire certains auteurs en vue de susciter la polémique et d’attirer l’attention.

S’enthousiasmer voire s’extasier sur le Corps exquis peut donc de prime abord sembler gênant voire obscène… Les sentiments qui devraient sans doute dominer seraient plutôt la révulsion ou le dégoût violent. Faut-il être pervers pour voir au-delà de la barbarie et de la cruauté de ces pages, plutôt la quête obsessionnelle d’amour, de plaisir, une réflexion sur la solitude humaine, une lutte contre la trahison et l’abandon par des moyens extrêmes ? C’est pourtant bien ce que l’on ressent tout au long de cet incroyable roman mené d’une main de maître du début à la fin. Comment ? Pourquoi ? Ce sont avant tout les motivations et les psychologies des personnages taillées au cordeau, qui sont fascinantes. Des personnages dont les meurtres deviennent des actes d’amour dans les atmosphères interlopes de Londres à la Nouvelle Orléans (on retrouve le Vieux Carré et sa faune de jeunes homosexuels junkies à la dérive.

L’intrigue s’articule autour d’un quatuor masculin gay : Andrew Compton, le serial-killer nécrophile en cavale, échappé de sa prison londonienne (pendant son autopsie !), Jay Byrne richissime photographe de la Nouvelle-Orléans tout aussi sanguinaire que le premier et également cannibale, Luke, animateur d’une radio pirate et sidaïque. Point commun : leur attraction/amour respectif pour le jeune, sensuel et ingénu Tran, d’origine vietnamienne, ex amant de Luke, à la grâce androgyne, peau de velours et yeux à l’éclat de café… Comme toujours, Poppy Z Brite dépeint longuement chacun d’entre eux en remontant dans leur parcours, enfance et pensées. Elle tisse ensuite un roman en toile d’araignée où les différents héros, au départ isolés, vont progressivement, au gré des hasards, se rencontrer/retrouver pour une issue fatale.

Avec une précision chirurgicale (c’est le cas de le dire !), Poppy Z Brite plonge dans les psychés déviantes de ces bourreaux et parvient à les rendre touchants sans pour autant chercher à les excuser ou les exonérer de leurs actes : « On prétend que les meurtriers récidivistes ont souffert durant leur enfance d’un traumatisme caché : un mélange pathétique de brutalité, de viol et de torture psychologique. Pour autant que je me souvienne ce n’est pas mon cas. (…) Je n’avais aucun sens moral quand je suis venu au monde, et personne n’a jamais réussi à m’en instiller un. (…) Toute ma vie j’ai fait partie d’une espèce que je croyais réduite à un seul élément. Monstre, mutant, surhomme nietzschéen – cela ne faisait à mes yeux aucune différence. » (Andrew Compton)

Ou encore : « Une mort décente. Jay trouva cette formule fort étrange. La mort qu’il dispensait était sans doute indécente, mais c’était pour cela qu’il en éprouvait du plaisir. De telles réflexions ne lui étaient guère coutumières. Il passait le plus clair de son temps à planifier ses expéditions de chasse, à torturer lentement ses proies jusqu’à ce que mort s’ensuive, puis à jouer avec leurs restes et à revivre les meilleurs moments. Mais il ne s’attardait que rarement sur ses mobiles. C’était pour lui un besoin, tout simplement un besoin qui l’avait tenaillé durant presque toute son existence et qu’il assouvissait depuis une dizaine d’années. » (Jay Byrne

Elle touche ici au plus grand des tabous : tuer pour son pur plaisir, sans qu’aucune cause pathologique ou traumatique n’existe, en l’absence totale de moralité ou de décence.
Sans jamais verser dans l’exhibitionnisme gratuit, elle n’esquive pas le détail de leurs actes et surtout leurs mécanismes de pensée et leurs fantasmes atroces les conduisant à aller toujours plus loin, sans pouvoir maîtriser leurs pulsions. Mais en filigrane, et c’est ce qui permet de donner un visage humain à ces monstres, c’est la peur de la solitude qui les guide. Ainsi Jay explique que son cannibalisme est son seul moyen pour éviter l’abandon de l’Autre : « Ses invités devenaient ses amis une fois morts, mais c’étaient là des amis sans surprise : ils lui appartiendraient pour toujours car ils ne pourraient jamais le quitter. Un être-vivant pouvait décider de tirer sa révérence. Une telle absence de loyauté est hors de portée des têtes momifiées et des os récurés. Tous les garçons de Jay finissaient par faire partie de lui. Ils restaient avec lui pour l’éternité, la chair de sa chair, ses amours intérieures. »

Dans son univers, l’amour est profond et sincère mais ne parvient jamais à sauver ces personnages de leur folie et souvent de la mort… Tout du long, une sensualité boueuse (celle du des eaux calmes du bayou et du marais) et sanguinolente vous souffle en plein visage. Avec Brite, l’horreur change de signification, servie par son style à la fois lyrique et anatomique, à la poésie noire et sulfureuse, ici à son apogée. Même les scènes les plus insoutenables de « cavités béantes » et de « trésors écarlates puants » se parent d’une vénéneuse beauté : « J’ai tué la plupart de mes 23 garçons à l’arme blanche. (…) J’appréciais la beauté qui parait alors leur corps, les étincelants rubans de sang courant sur leur peau de velours, leurs muscles qui s’ouvraient en frémissant comme du beurre doux. (…) Le parfum de la mort ne me déplaisait pas. Il m’évoquait des fleurs coupées ayant trop longtemps séjourné dans une eau stagnante, une senteur lourde et maladive qui colle aux cloisons nasales et s’insinue au fond de la gorge à chaque souffle. »

On retourne plusieurs fois le livre en cours de lecture pour contempler la photo de l’auteur : son mignon visage gothique encadré d’un sage carré à la Louise Brooks (qui désormais n’a plus rien à voir avec ce portrait puisqu’elle a changé de sexe). Comment de telles scènes ont-elles pu jaillir de son imagination, comment est-elle parvenue à s’immiscer aussi précisément dans le mental de tels personnages ? Ce roman n’est pas sans rappeler American Psycho même si les thèmes et situations sont bien différents. Comme dans ce dernier la romancière pousse l’écriture jusque dans ses derniers retranchements pour laisser le lecteur pantelant à la fin.

Deux ou trois choses que l’on sait de Poppy Z.Brite :
Née en 1967 à La Nouvelle-Orléans, récompensée en 1994 par le British Fantasy Award, biographe de Courtney Love, fascinée par l’homosexualité (et se considérant elle-même comme un « homme gay » né par indavertance dans un corps d’homme), le sang, l’alcool et la nécrophilie, Poppy Z. Brite est une auteur culte aux Etats-Unis et de la littérature dite underground. « Le corps exquis » a été refusé par ses deux éditeurs, jugé « trop extrême » ! Ce sont finalement des petites maisons d’édition qui oseront sortir ce roman.

Cette histoire est directement inspirée de celle de Jeffrey Dahmer, le cannibale de Milwaukee, arrêté en juillet 1991 et condamné pour meurtre et cannibalisme. Ce que désirait Dahmer, c’était tout simplement ne pas être seul et c’est ainsi qu’il tenta de se fabriquer des esclaves sexuels en trépanant des jeunes homosexuels. Une grande partie de la personnalité de Dahmer est reflétée chez Compton et Byrne dans le livre de Brite, bien qu’il ne soit pas une étude de la psychologie d’un tueur en série. Brite, sans doute par provocation, dit dans une interview qu’elle aurait bien voulu le rencontrer : pour savoir quel goût avait la chair humaine…

8 Commentaires

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    • Fred sur 14 mars 2006 à 21 h 24 min
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    Ce livre est une pure merveille bien supérieur à American psycho de BEE.

    • souffle sur la souffrière sur 22 mars 2006 à 10 h 19 min
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    je me suis posé de nombreuses questions suite à la lecture de ce livre, en particulier quelles étaient les intentions de l’auteur : dénoncer ? choquer ? révulser ? scandaliser ? interpeller ? caricaturer ?
    Désolé, mais je n’ai toujours pas de réponse… Et après tout y’a t’il vraiment une intention derrière tout cela ?
    Peut-être est ce juste une recherche de l’esthétique macabre.

    • lola sur 25 août 2009 à 22 h 08 min
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    j’ai lus de PZB "âmes perdues", "sang d’encre", "alcool", "petite cuisine du diable", et…"le corps exquis". Un livre tout proprement…exquis. Tout comme les autres…déconseillé aux âmes sensibles et coincés…miam…

    • chloé love keats sur 19 juillet 2010 à 18 h 23 min
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    Ce livre ne sert pas à caricaturer, et c’est sans doute ce qui m’as le plus plu .On découvre des personnages simplement humains, les serial killers ne sont plus des monstres mais seulement des hommes savourant la bouche écarlate de leurs amants et le doux bruit du rasoir sur une peau, se retenant de rire devant leurs grandiloquants surnoms.Un dealer, tout juste un homme ayant perdu son toit , son amant , (sa salle de bain!). Ceci accompagné d’une écriture sensuelle.

    • Cacilie Blaas sur 8 septembre 2010 à 14 h 17 min
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    Je suis juste sous le charme du descriptif.
    Ecrivant moi même sur les thèmes de l’alcool, du sang, de l’homosexualité et des personnalités déviantes/instables psychologiquement j’ai toujours cherché un roman pouvant me montrer ce que d’autres écrivent.

    Autant dire que je vais commander le roman de ce pas!
    Merci a la fanfiqueuse Bloody Dawn d’avoir mis une note sur ce livre qui m’a l’air… Exquis =3

    • Sqweegel sur 13 août 2011 à 22 h 23 min
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    Ce bouquin est une merveille,comment fait-elle ?
    C’est incroyable car l’on ressent même de la compassion pour eux! Andrew et Jay sont des êtres tellement intéressants ,on en vient même à comprendre leurs actes! C’est un livre exceptionnel tout comme l’auteur.

    • EstelleB sur 25 septembre 2012 à 23 h 35 min
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    Après la lecture de plusieurs de ses oeuvres, Brite est devenue sans conteste mon auteur favori(te)!
    Et ce roman m’as particulièrement marqué (je l’ai lu à 16ans..)
    Andrew et Jay ne sont pas si différents de nous je pense, et je pouvais parfois même identifier mes propres pensées aux leurs. Ils n’ont pas vraiment de sens du bien et du mal, il n’y a pas de limite entre les deux.
    En tout cas, je recommande vivement ce bouquin, bien qu’il puisse causer quelques appréhension, il est tout bonnement envoûtant !

  1. Oui, la construction psychologique complexe et ambivalente de ces personnages est particulièrement réussie.
    On aura pu constater dans l’actualité récente une certaine résonance avec ce roman « vieux » des 90’s : cf Luka Rocco Magnotta alias « Le dépeceur de Montréal »… Comme quoi, Poppy n’a rien perdu de son avant-gardisme et modernité et il faut en effet continuer de la lire et la faire connaître !

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