Virgin suicides de Jeffrey Eugenides : What it feels like for a girl…

Virgin suicides de Jeffrey Eugenides, publié en 1993 et devenu culte grâce à son adaptation par Sofia Coppola en 2000, est peut-être l’un des plus beaux romans dramatiques écrits sur l’adolescence au féminin, l’ennui cruel des petites banlieues policées, le corps en métamorphose, la fascination ou encore l’innocence perdue… Son titre est inspiré d’une chanson du groupe « Cruel crux » (dont l’une des héroïnes, Lux, était fan). Son auteur Jeffrey Eugenides, orginaire du Michigan (le lieu où se déroule le roman) alors inconnu et âgé de 33 ans, a depuis obtenu le prix Pulitzer en 2003 pour son deuxième roman « Middlesex » et vit aujourd’hui à Berlin après avoir enseigné à Princeton. Particulièrement intéressant par sa forme narrative, « Virgin suicides » esquisse un portrait éthéré et onirique de cinq soeurs dans l’Amérique moderne middle class, héroïnes malgré elle d’une auto-destruction insidieuse et révélatrice plus globalement d’un contexte social particulièrement ravageur derrière ses abords tranquilles…

« Je vous pose la question : la tristesse est-elle un don ? L’intelligence une malédiction ? »

« On voit bien docteur, dit-elle, que vous n’avez jamais été une fille de treize ans. » (Cécilia Lisbon, après s’être ouvert les veines)

C’est tout d’abord la forme particulière et originale de ce court et intense roman qui en fait tout son intérêt. A la façon de « Gatsby le magnifique » où c’est le voisin Nick Carraway qui observe et relate les péripéties de Gastby, Eugenides a choisi de raconter l’histoire de ses héroïnes, les 5 soeurs Lisbon, d’un point de vue extérieur, celui de leurs voisins, adolescents de leurs âges, amoureux et surtout fascinés par elles. C’est cette perspective qui donne tout le relief à l’histoire en créant un mystère autour de ces jeunes filles que l’on ne pourra jamais réellement cerner. On reste derrière leur porte, leur grille, les fenêtres de leurs chambres. On reste derrière leur secret qui les rend si passionnantes. Un halo, une zone d’ombre qui jamais ne se lèvera entièrement et qui les transforment en légende, en mythe…

Ces jeunes américaines sont les filles d’une famille middle class protestante, père professeur de mathématiques et mère sorte de desesperate housewife maniaque et horriblement stricte, vivant dans une banlieue tranquille du Michigan, faite de sages pavillons bordés de paisibles ormes. Bref a priori rien de plus banal. Et c’est bien tout le style évocateur et onirique de l’auteur qui parviendra à transcender ces jeunes filles à travers le regard de leurs admirateurs secrets qui les espionnent de l’autre côté de leur rue.

La forme présente aussi l’originalité de ne pas être linéaire mais de débuter à la fin du drame (le suicide des 5 jeunes-filles) et de remonter progressivement, en flash back discontinu, le temps. Les narrateurs ont désormais la quarantaine mais n’ont jamais oublié celles qui ont hanté leur jeunesse… Il nous replonge dans leurs années lycée et surtout dans leurs souvenirs méticuleux des filles Lisbon qu’ils connaissent dans les moindres détails grâce aux nombreuses « pièces à conviction », accumulées, à la façon d’une enquête officieuse, au fil des années : le journal intime de Cécilia, leurs rédactions, carnets de note, photos jusqu’à leurs rapports d’autopsie…

Ils ont aussi effectué des interviews de leurs professeurs, camarades de cours, amants fugaces, voisins ou même livreurs de la famille : toute personne ayant pu les approcher de près ou de loin, afin de les « comprendre ». Mais aussi et surtout leurs propres observations, fruits d’une surveillance assidue de leurs allers et venues, tentant d’interpréter, de décrypter le moindre de leurs faits et gestes entre leur jardinet et leur pavillon, étendues sur leur gazon, errant dans la cour de récréation ou les couloirs, fumant en cachette dans les vestiaires, écoutant des disques de Cat Stevens ou des Rolling Stones, regardant le ciel, rêvant d’ailleurs et surtout mourant littéralement d’ennui… Mais aussi l’observation de leur maison, leur geôle, qui devient elle aussi une matière vivante et changeante reflétant leurs états d’âme.

Ils livrent ainsi un portrait presque irréel voire fétichiste, où les filles deviennent des « créatures » fiévreuses, lunaires ou des « visions » dont les déplacements se muent en ballets langoureux et tragiques.

Porté par leur passion et leurs descriptions très lyriques, le lecteur finira lui aussi par éprouver la même fascination même si on se demande parfois ce qu’ont de si exceptionnelles ces filles qui, de leur propre aveux, ne sont pas des beautés (hormis Lux) et un brin godiches… C’est sans doute leur aura presque extra-terrestre qui les captive tant et surtout leur inaccessibilité liée à leurs tourments intérieurs et leurs parents surprotecteurs. Le premier suicide mystérieux de Cécilia ne fera qu’exacerber leur curiosité et donc leur désir.

Derrière ce récit qui ne pourrait être qu’un « banal » fait divers de plus, le romancier réussit la prouesse d’aborder de multiples thèmes : tout d’abord une ode à la féminité en devenir, à « l’univers des filles » avec une attention portée à la moindre des odeurs (comme celles « des canalisations bouchées par l’emmêlement infini des cheveux de filles… »), gestes ou objets des sœurs. Un élève envoyé en exploreur revient et raconte « des histoires de chambres pleines de slips en bouchons, d’animaux empaillés serrés jusqu’à l’étouffement, d’un crucifix drapé d’un soutien-gorge, de pièces brumeuses où trônaient des lits à baldaquin, et des effluves de jeunes filles qui devenaient femmes en même temps dans le même espace réduit… ».

L’auteur dépeint avec subtilité et justesse l’attrait puissant et l’érotisme violent des jeunes filles en fleur. Ces corps en métamorphose qui s’éveillent à la sensualité mais aussi qui perdent peu à peu leur innocence et sont attirés par le vide…, la mort. Le personnage de Lux, « l’ange charnel » (voir extrait) qui multiplie les amants, en est le plus représentatif (d’ailleurs elle fait mentir le titre du roman puisqu’elle n’est pas du tout vierge !). On retrouve ici mêlées les pulsions de sexe et de mort, Eros et Thanatos.

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C’est aussi un roman sur le pouvoir de l’imagination et du fantasme d’un romantisme absolu, au sens propre du terme. Les garçons qui espionnent, s’immergent totalement dans leurs projections et extrapolations allant jusqu’à reproduire leurs manies pour essayer de se mettre dans leur peau ou ressentir leurs émotions : « Nous ressentions tous la sensation d’être en prison qu’éprouve toute fille, comment cela rendait l’esprit actif et rêveur, et comment on finissait par savoir quelles couleurs allaient ensemble. »

« Nous prîmes conscience que la version du monde qu’ils nous donnaient n’était pas le monde auquel ils croyaient vraiment et qu’en dépit de toute la peine qu’ils prenaient à traquer les mauvaises herbes ils n’avaient rien à foutre de leurs pelouses. »

Enfin et surtout, ce suicide collectif, c’est l’irruption de la mort et du désordre dans le monde policé de ce quartier résidentiel aux pelouses parfaitement tondues, où il est de bon ton de « faire semblant d’être heureux tout le temps »… Des suicides qui de surcroît sont assez spectaculaires et presque mis en scène (photo de la vierge Marie dans les mains…). En particulier celui de Cécila qui se défenestre dans sa robe de mariée : « Il essayait de la dégager de la pique qui avait transpercé son sein gauche, traversé son cœur insondable, séparé deux vertèbres sans les briser, et était ressortie dans son dos, déchirant la robe pour se retrouver à l’air libre. La pique avait fait si vite qu’il n’y avait pas de sang dessus. Elle était parfaitement nette et Cécila avait juste l’air de se tenir en équilibre sur la hampe comme une gymnaste. La robe de mariée battant au vent ajoutait à cet effet de cirque. »

Ces suicides violents et sans cause apparente déstabilisent les mentalités formatées qui hésitent entre nier ou au contraire s’appesantir d’une façon presque obscène (comme les articles à répétition de la journaliste locale). Et surtout chercher à l’expliquer : Pacte de suicide entre les soeurs? Parents trop stricts ? Dépression ? Schizophrénie ? Des indices sont distillés –en particulier la séquestration finale des filles et leur dépérissement progressif- mais aucun ne l’explique complètement.
La « vérité » échappe.
C’est ce qui est le plus troublant dans ce roman, : à aucun moment on ne découvre clairement LA cause de ces suicides en série. Le secret inavouable : un viol, un inceste, une mère folle, une maladie, manque d’amour… ? Non, rien de tout cela. Juste un étrange et lourd climat de malaise presque Lynchéen qui plane mais reste obscure.

En dépit du caractère tragique de ce premier roman, on oublie souvent aussi d’indiquer l’humour teinté d’une douce ironie de l’auteur qui a l’art des petits détails décalés (comme la psychologue scolaire qui a en fait… un faux diplôme) ou des descriptions truculentes tel que Trip Fontaine, gros nigaud qui passe son temps à se faire bronzer sur son matelas pneumatique et étrangement premier grand amour de Lux, le père fan d’astrologie qui accroche ses miniatures du système solaire au plafond de sa classe ou encore la difficulté des « stratégies de séduction » (voir extrait)… Si le procédé de « fausse enquête » fonctionne bien sur les trois quart du livre, il s’enlise légèrement à partir de l’incarcération des héroïnes mais demeure toutefois un beau roman sur l’adolescence et son vertige des sens. [Alexandra Galakof]

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Du livre au grand écran : Sofia Coppola a parfaitement retranscrit l’atmosphère de flottement et le romantisme presque Hamiltonien qui règne dans ce livre en l’accentuant même encore. Les filles Lisbon sont plus éthérées et insaisissables que jamais dans son film. Le livre éclaire aussi de nombreuses zones d’ombre du film qui est volontairement beaucoup plus flou et qui peut parfois frustrer. Sa lecture permet de mieux comprendre ce que l’on devinait à l’image simplement.

A lire aussi: Extrait choisi de « Virgin suicides » de Jeffrey Eugenides, L’épreuve du téléphone amoureux

2 Commentaires

    • EMMATITE sur 30 octobre 2009 à 1 h 59 min
    • Répondre

    j’ai trouvé le film pas mal mais c’est vrai que descartes était français et en bonne française qui se respecte, pour moi, il manquait d’un lien, d’un fil conducteur. Si cette histoire est tiré d’un fait divers et qu’on ne peut soit disant pas donner d’explication sur leur geste, il y a tout de même une composante qui est le suicide de 5 ados et ce n’est pas normal du tout. ma question est toute bête : pourquoi c’est arrivé à elles et pas à d’autres, il y a forcément plusieurs raisons à cela et il aurait été intéressant d’avancer des hypothèses. Pourquoi personne ne l’a fait. J’ai lu des travaux de lycéens qui tournaient autour des remaniements psychologique qu’elles auraient pu subir. le suicide prend des visages parfois différents mais il reste toujours un aboutissement, c’est la solution à une tourmente, qui est bien souvent la résultante de pensées morbides et de scénario suicidaire face à une souffrance. il manquait des éléments et c’est bien dommage

    • Andarta sur 30 juillet 2017 à 16 h 42 min
    • Répondre

    L’art se passe d’explications…
    « Virgin Suicides » est un chef d’oeuvre littéraire, point barre.

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