Les vies de Luka d’Arnaud Cathrine : La vie rêvée des anges de Liverpool…

Les vies de Luka, quatrième roman (adulte) d’Arnaud Cathrine, publié en 2000 aux éditions Verticales, poursuit son exploration des thèmes de l’adolescence, de la famille et de la mort. Situant l’intrigue à Liverpool, l’auteur se glisse dans la peau d’une jeune fille de 17 ans, Luka, qui aspire plus que tout à prendre son envol, à « devenir elle-même » et à vivre enfin loin de l’ennui sclérosant de sa ville natale et de ses mornes habitants. Le romancier livre ici un portrait émouvant de « l’âge des possibles », de ce désir ardent de vivre, de la difficulté de faire des choix et de s’affranchir du poids de la famille qui peut parfois briser les rêves auxquels on s’accroche pourtant coûte que coûte pour se sentir un peu vivant…

« Si l’on devait pendre les gens qui veulent devenir eux-mêmes, la vie serait très simple, mais elle ne l’est pas et personne ne nous pendra, nous sommes seuls à fabriquer la corde qui nous enserre le cou et il faut s’éviter cette peine. »

Arnaud Cathrine nous raconte ici l’histoire et la destinée de Luka, adolescente de 17 ans vivant à Edge Hill, « une banlieue ennuyeuse et sale » de Liverpool comme elle pourrait vivre dans n’importe quelle autre banlieue d’une grande ville industrielle. Car le décor ici reste abstrait, comme toujours dans les romans d’Arnaud Cathrine, un peu comme dans le Dogville de Lars Von Triers. Les pavillons identiques les uns aux autres, les rues où pèse le silence, les « rires gras » des garçons du quartier qui l’apostrophent bêtement dans la rue, qui traînent au bar ou sur les docks, tournent autour d’un banc où on ne dit plus rien… ne sont que les contours à peine réels d’une vie étriquée. Ce qui compte ce sont les pensées, l’univers intérieur de Luka : celui où elle imagine « des heures assise en tailleurs, sa vie future », « Mes désirs sont à portée de la main. J’ai des dizaines d’images en tête. Très précises. »

Une vie qui serait digne d’en porte le nom. Une vie qui serait à Londres par exemple, où elle pourrait devenir pianiste et vivre avec son grand amour Jude rencontré dans un train (qui symbolise sans doute le passage d’une vie à l’autre). Une vie loin des souvenirs et de la maladie de sa mère ou de son oncle autoritaire qui ne comprend rien à ses aspirations. Une vie libérée des chaînes familiales pour devenir soi-même.
Même s’il lui sera difficile de quitter, son petit frère Darl avec qui elle entretient une relation quasi fusionnelle (on retrouve, comme dans « Les Yeux secs », un duo d’un frère et de sa sœur).

Alors Luka attend, fantasme, projette et surtout espère qu’une autre vie est possible : « Je veux devenir quelqu’un. J’ai toujours pensé que la vie pouvait avoir un autre goût que celui, sec et âpre, de la poussière qui couvre les trottoirs de Edge Hill, la poussière qui vient se loger sous les ongles, que nous portons à notre bouche et qui nous donne cette haleine de fantôme. »
Mais se jeter dans la vie n’est pas un acte évident et naturel quand on a si longtemps attendu : « Je sors d’un long sommeil et la vraie vie me fait peur. », confie-t’elle.
Pourtant, elle la désire si ardemment cette vie où l’on prend des risques : « Le mur n’arrive pas forcément si vite. Pour autant, tu te fais mal rien qu’à prendre autant d’élan, l’air te chauffe la peau, ça fait des brûlures, mais tu te sens enfin vivant, Darl. Tu es en vie. » Pour Luka, ce sera Jude, le corps de l’Autre qui deviendra son antidote, le seul moyen de la sauver : « Ton corps m’a redonné toute la vie. Alors quand tu es parti, tu m’as repris toute ma vie. »

Le spectre de la mort

Mais comme toujours dans les romans d’Arnaud Cathrine, la mort plane sur ces jeunes êtres: la mort de leur père, leur mère malade, le cimetière tout proche… jusqu’au travail de Luka à la morgue.

Un très beau et extraordinaire chapitre décrit avec intensité cette fine membrane qui sépare ces deux mondes : le royaume des morts et celui des vivants. Comment le premier peut assombrir voire engloutir le second. Comment l’équilibre peut s’inverser et que le premier écrase le second, le portant jusqu’au bord de l’anéantissement sans pour autant lui porter le coup fatal, le laissant juste exsangue dans cette vie en creux, ce simulacre vide. « J’ai peur. Ce qui m’attend, peut-être, au bout de la patience. Lorsque j’aurai porté en moi autant de forces vives que de corps morts, et lorsque la balance aura penché, alors j’aurai tout épuisé, je n’aurai plus que des cadavres entre les bras. » « Ou encore « Et jusqu’à quand saurais-je faire ça, fabriquer de la vie, pour tenir encore, voir plus loin ? », « C’est une loi : les forces vives se consomment, s’épuisent, ce n’est pas éternel ; les corps morts : ça reste, ça s’empile, ça s’entasse et il n’y a que la vie pour porter ça… »

Il faut lutter pour empêcher la balance de trop pencher, nourrir sans cesse ses forces vives, semble nous dire l’auteur entre les lignes. Et cela ne va pas de soi : « Pourquoi le vivant aurait-il toujours le dernier mot ?  »

De son écriture blanche et épurée, Arnaud Cathrine parvient à exprimer avec intensité le mal-être et les déchirements de cette jeune fille. Il décrit avec une grande justesse son sentiment de fougue adolescente mêlé à la culpabilité et à l’étouffement familial qui peut parfois ressembler à une chape de plomb.

Il restitue subtilement la mélodie douce-amère de l’adolescence. Ses rêves, ses ambiguïtés, ses doutes l’envie d’aller « droit dans le mur », mais de « vivre à toute force ce moment où tu fonces ». Il dépeint le désœuvrement, la solitude, la peur, le désespoir ordinaire, les démissions familiales, l’inceste ou la violence avec une certaine mélancolie tranquille mais qui prend à la gorge insidieusement.

Une réflexion sur la vie, le destin : comment conjurer le sort, échapper au gouffre, à la peur du vide abyssal sous nos pieds, à la menace du désespoir et de la folie ? De nombreuses phrases et pensées font écho aux angoisses humaines presque métaphysiques et suscitent la réflexion. Un roman baigné d’une noirceur sèche, parfois douloureuse et en même temps d’une douceur mélancolique comme une mélodie de Gymnopédie (que joue Luka d’ailleurs). Un style limpide mâtiné d’une inquiétante étrangeté liée à la confusion onirique dans laquelle navigue l’héroïne.

Il réussit aussi à prendre une voix féminine particulièrement juste en évitant les clichés notamment dans le regard que pose Luka sur les garçons et son rapport au corps ou au sexe. « J’étais sûre que Trevor répondrait à ma provocation. (…) De façon tout à fait absurde. Par principe. Les garçons tiennent beaucoup à leurs principes. »

Avec Les vies de Luka, Arnaud Cathrine pose dans sa langue sobre et profonde qui joue habilement de l’ellipse, cette question simple et pourtant vertigineuse : « La vie peut-elle l’emporter sur la mort ? »

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.