« Survivant » de Chuck Palahniuk : le grand jeu de massacre de la vie moderne…

« Survivant », deuxième roman de Chuck Palahniuk, publié en 2001 soit deux ans après son brulôt culte « Fight Club » en 1999, Survivant est une nouvelle fable noire à la fois délirante et terrifiante sur les déterminismes sociaux, le sens de nos existences dans une société moderne ayant perdu toutes ses valeurs spirtuelles, notre propension au suicide, l’éternité ou encore notre faiblesse à vouloir coûte que coûte « croire » en un protecteur supérieur, en « un sauveur » quelqu’il soit. Il s’inscrit une nouvelle fois dans une réalité déjantée dont les excès ont été poussés à l’extrême. Beaucoup d’effets spéciaux donc, de trouvailles ou de dialogues par l’absurde, hilarants mais une construction un peu moins rigoureuse que celle de Fight CLub ou Choke par exemple…

Si vous voulez vous suicider, je ne peux pas vous en empêcher et ce n’est pas ma faute. Selon mes dossiers, vous êtes parfaitement heureux et adapté. Nous avons les tests. Nous avons des éléments de données pour le prouver. » (l’assistante sociale de Tender Branson)

Issu d’une famille de fermiers appartenant à la communauté des Creedish (une secte américaine fictive ispirée des Amish), Tender Branson, un jeune homme naïf, sorte de Candide moderne, se retrouve employé domestique au service des riches familles américaines. Un destin programmé auquel tous les membres de sa communauté sont voués lorsqu’ils sont les cadets de leur famille. Maniaque et obsessionnel, il effectue ses tâches avec une minutie exemplaire qu’il s’agisse de tondre les pelouses, de nettoyer les cuvettes de WC ou d’expliquer patiemment à ses patrons incultes comment manger un homard… En parallèle, il est suivi par une assistante sociale tout aussi, si ce n’est plus, cinglée que lui, qui lui invente des pathologies extraites du célèbre manuel « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders » et ne résoud guère son obsession du suicide.

Bien sûr comme tout personnage palahnukien qui se respecte, Tender n’est pas uniquement ce qu’il semble être : un homme à tout faire obéissant voire un peu niais. Il cultive aussi une vie clandestine de téléopérateur sur une ligne d’assistance à personne en crise qu’il a piraté. Sa façon de les aider ? Les encourager… à se suicider ! « Je décide de qui vit qui meurt rien qu’au ton de la voix que j’entends. » ou encore « Une fille appelle et demande : « Est-ce que ça fait très mal de mourir ? » Eh bien ma belle, je lui dis : oui, mais ça fait beaucoup plus mal de continuer à vivre. »

Contre toute attente, ce rôle de démiurge à petite échelle qu’il a usurpé deviendra bientôt officiel et prendra même une dimension nationale ! Le roman bascule alors dans une sorte de second récit : Alors que la vie de Tender semblait relativement figée dans sa vie monotone et ultra-contrôlée, les suicides massifs des membres de sa communauté religieuse (inspirés de ceux du Temple solaire), le transforme en « héros » puisqu’il en est l’unique survivant (menacé toutefois par l’ombre de la mort qui plane aussi sur lui).

Entraîné par un agent cupide dans les turpitudes de la vie médiatique, il devient un chef religieux, sorte de gourou star, adulé par des foules de croyants. Non sans avoir subi un « ravalement » complet orchestré par son nouveau coach de choc. « Personne ne va adorer quelqu’un qui se trimballe avec mon rouleau de lard par le milieu. » Broyé par la machine médiatique et les exigences toujours plus grandes de son public et de l’équipe de relations publiques qui le manage (et le dirige comme un marionettiste tire sur les fils de son pantin), notre anti-héros, dopé au stéroïdes et au lait bronzant, finira en cavale avec son frère et Fertilité Hollis, une mystérieuse jeune femme extra-lucide capable de prédire l’avenir et en particulier les déastres à venue (qui le suivra tout au long du récit et avec qui il entretient une relation duelle et perverse) jusqu’au cataclysme final…

C’est donc le roman du destin d’un homme et ses virages multiples sous l’influence d’un hasard capricieux que Palahniuk nous raconte… à sa façon. Et en filigrane des questions telles que : Peut-on faire table rase de son passé, Est-on pré-déterminé ? Tout est-il écrit d’avance ? Le hasard existe t’il vraiment ? A quel point les coincidences sont elles des coincidences ? L’extra-lucide Fertilité Hollis capable de prévoir l’avenir apporte quelques éléments de réponse : « Il n’existe pas de chaos. Il n’y a que des modèles et des motifs, modèles sur modèles, modèles qui affectent d’autres modèles. Des modèles cachés par d’autres modèles. Des modèles à l’intérieur des modèles. Si vous regardez de près, l’histoire ne fait que se répéter. Ce que nous appelons chaos n’est qu’un ensemble de modèles que nous sommes incapables de déchiffrer. Ce que nous ne pouvons pas comprendre, nous l’appelons non-sens. Ce que nous ne savons pas lire, nous l’appelons charabia.
Il n’existe pas de libre arbitre.
Il n’existe pas de variables.
Il n’existe que l’inévitable, dit Fertilité. Il n’existe qu’un seul avenir. Vous n’avez pas le choix
. »

L’auteur confie, pour sa part, avoir souhaité écrire un roman sur les incidences néfastes du système éducatif occidental. On forme et on apprend aux enfants à être les meilleurs moutons de panurge possibles dans une vaste machine économique. On ne leur apprend pas à créer ou à entreprendre quelque chose de leur vie. Ils sont juste formatés pour être de bons employés et pour être « conformes » à la norme… », explique t’il.

Il amorce aussi une critique des méfaits de la surmédiatisation basée sur le mensonge et du diktat des apparences (qu’il approfondira dans « Monstres invisibles » tout en livrant un pamphlet acide sur la religion et le fanatisme : « Si Jésus Christ était mort en prison, sans un seul spectateur, sans personne pour le pleurer ou le torturer, aurait-il été sauvé ? » ou encore « La clé du salut, c’est la quantité d’attention que vous recevez. La grandeur de votre image. Votre part de marché. Votre visibilité publique. Le reconnaissance de votre nom. Votre suivi presse. Le bouche à oreille. »

« Vous ne pouvez pas vous tromper, prier Dieu c’est justement sans danger. Vous n’avez même pas à y réfléchir. »

Nous attendons tous « qu’il se passe quelque chose » dans nos vies, qu’on nous sauve, qu’on nous écoute, que l’on nous aime. Un besoin irrépréssible de s’en remettre à une force supérieure, mystique (le pouvoir des prières…) nous habite. « Les gens ont besoin de savoir sur qui rejeter la faute. » On retrouve là les obsessions messianiques de l’auteur et des codes religieux détournés, pour être appliqué à la vie consumériste moderne. Obsessions qu’il développera plus particulièrement dans Choke.

Enfin, Survivant dénonce le puritanisme de l’Amérique et de son malaise/fascination refoulés face au sexe qui conduisent dans le roman à la mise en place d’un PornFill (terrain d’ensevelissement d’ordures pornographiques) ou encore à l’invention de faux sévices sexuels subis par le héros pour captiver son audience… Le héros cultive également une virginité maladive (voir extrait à ce sujet).

Dans ce deuxième roman, l’auteur nous comble, comme à son habitude, de trouvailles plus délirantes les unes que les autres : de la rédaction du « Livre des prières très communes » avec des prières pour tout et n’importe quoi (la prière pour retarder l’orgasme, pour perdre du poids ou pour empêcher les PV de stationnement…) à celui du « Livre de la Bible pour le Réaménagement des Cuisines et des Salles de Bain ». On pourra cependant lui reprocher le manque de fluidité dans le basculement du roman. Le changement de cap à 180° entre la première et la deuxième partie du roman pourrait laisser croire que l’auteur tournait en rond dans la première piste qu’il s’était tracée et avait envie de passer à autre chose…un peu abruptement… Pour autant, il parvient à conserver une certaine logique en dépit des rebondissements à répétition qui jalonnent l’itinéraire cauchemardesque de son héros.
Originalité du roman : il s’ouvre sur un crash aérien commandité par le héros dont nous suivrons ensuite à rebours, comme un flash back, les dernières années de son existence l’ayant conduit à cette situation extrême (ainsi les chapitres et les pages suivent un ordre décroissant. Sous la forme de confessions à la boîte noire du Boeing 747 vide, à quelque 8 000 mètres d’altitude.

Si vous avez déjà lu Survivant, consultez l’explication donnée sur sa chute finale sur Wikipédia.

Visuel d’illustration : Nicolas Cage dans « Sailor et Lula » de David Lynch

2 Commentaires

    • Yann sur 19 novembre 2006 à 15 h 37 min
    • Répondre

    "Originalité du roman : il s’ouvre sur un crash aérien commandité par le héros dont nous suivrons ensuite à rebours, comme un flash back, les dernières années de son existence l’ayant conduit à cette situation extrême (ainsi les chapitres et les pages suivent un ordre décroissant. Sous la forme de confessions à la boîte noire du Boeing 747 vide, à quelque 8 000 mètres d’altitude."

    Inspiré de "running man" de S.King ! compte à rebours de 99 à 0 et crash aérien…

    Fight club a paru en 1996 et survivant avant 2001 donc.

    La traduction des deux en français a beaucoup de faiblesses, dommage, sinon deux livres excellents

  1. Merci beaucoup Yann de ton éclairage. Même s’il n’est pas 100% inédit, cette forme à rebours reste relativement originale pour un roman (plus commune déjà au cinéma adepte du flash back).
    Sans avoir lu la version originale, j’ai trouvé que le récit restait puissant au niveau littéraire.

Répondre à Alexandra Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.