De « Superstars » à « Héroïne » d’Ann Scott : Passion sulfureuse et destructrice entre filles de la génération techno…

Avec la sortie de son deuxième roman Superstars, Ann Scott, ex-musicienne et mannequin devenue écrivain,proche de Virginie Despentes et de Patrick Eudeline, est sacrée auteur culte en 2000, à l’âge de 35 ans, après un 1e opus « Asphyxie ». Ce roman (étiqueté « pop » et « générationnel ») dense, moite, sensuel doux et violent à la fois est empli de la sueur des dance-floors, de ses effluves hallucinogènes, des bits hypnotiques de la musique électro-techno des années 80-90 (chère à la célèbre DJ Sextoy décédée en 2002, amie de l’auteur ayant inspiré le roman) mais aussi des larmes des héroïnes… C’est aussi et surtout une palpitante histoire d’amour passionnée, une histoire de dépendance, de jalousie amoureuse dans « le milieu des filles » selon son expression, et qui l’a placée un peu malgré elle comme le porte-voix de la communauté homosexuelle. Une sorte de « L World » (photo ci-contre) d’avant l’heure qui garde une dimension universelle où chacun peut se projeter. Un coup de maître, un roman must-have ! Début 2006, la romancière star lui a donné une suite, controversée : « Héroïne ».

Qui sont les « Superstars » ? Certainement pas ces candidat(e)s à « la célébrité à tout prix », formatées dans les « Staracs » et autres « Recherche de la nouvelle star »…, qui à l’époque n’existaient pas du reste !
Ce sont au contraire les amazones libres et sauvages qui peuplent les nuits underground de Paris. Indépendantes et fougueuses, elles tueraient pour avoir le meilleur look (en particulier le petit tee-shirt moulant sérigraphié à l’inscription la plus originale-Last night a DJ fucked your wife ou Substance…- , pantalons baggys et nombrils percés…) dans les soirées des hauts lieux du night-clubbing : du Rex au Pulp en passant par le Dépôt ou le Palace…, pour s’ennivrer au son des meilleures platines et draguer… Le jour, elles gravent tous les disques qu’elles peuvent, échangent leurs références ultra-pointues (allant de Birds, Patti Smith, Bowie, Manson, Iggy pop, Rolling stones, New york dolls les who côté rock, Aphex twin…) dans le domaine, reçoivent leurs amant(e)s, récupèrent des trips ecsta, coke ou héro de la veille, regardent MTV en boucle en buvant du coca, tchatchent des heures au téléphone sur les derniers potins du groupe, exposent leurs oeuvres dans des vernissages, sont danseuses, barmaid ou vendeuses dans des friperies branchées… en attendant la célébrité et la fortune…

Mais ne les confondez pas avec de banales « fashion-addicts, filles à papa », car ici le style est avant tout une question de créativité et d’identité culturelle, plus précisément musicale. Une attitude et un état d’esprit.
Il y a Louise, la trentaine, la narratrice du roman et alter-égo de l’auteur, qui vient de recevoir une avance de 100 000 francs pour sampler son premier album naviguant d’aventure en aventure hétéro ou homo, pas encore totalement détachée de son ex possessive et tyrannnique, la vénéneuse Alex (qui serait inspirée de DJ Sextoy) qui sort désormais avec la jeune et tentatrice Inès. Autour de ce tryptique central, actrices du drame passionnel au coeur du roman, une pléiade de personnages secondaires tournoient : notamment ses colocataires Pallas la bourrue au grand coeur et Alice la superficielle … Ann Scott brosse ici pour la première fois un portrait, vu de l’intérieur, du milieu lesbien et n’hésite pas à les brocarder au passage comme lorsqu’elle s’amuse à les répertorier à l’aide d’un « jeu de 7 familles » : la famille « des camionneuses-brutes épaisses qui ne se remettent pas de ne pas être née avec une bite » jusqu’aux « charmantes petits garçons manquées » ou « fille moderne à l’allure unisexe »…

Dans ce monde 100% féminin, de rares figures masuculines font quelques apparitions tel Nikkie, le bassiste rock et ex-grand amour de Louise qui a dû mal à trancher entre sa vie hétéro et homo (Je n’arrivais pas à accepter l’idée de n’aller qu’avec des filles (..) je fantasmais gravement à l’idée de passer pour une hétéro.)…

Ann Scott nous entraîne dans les coulisses mouvementées de leur vie amicale et surtout amoureuse, au coeur de leurs émotions les plus intimes. Elle nous dévoile les us et coutumes de ce microcosme, leurs codes et leur philosophie de vie. Sans oublier leurs petits crêpages de chignon (qui couche avec qui ?, les questions de « réputation », les rumeurs…) qui fourmillent. Un monde (ghetto ?) à la fois glamour, violent et extrême. Et restitue à merveille toute l’ambiance survoltée des boîtes parisiennes mythiques où « la musique pulse », la mise en scène, les stratagèmes et parades amoureuses des clubbers à leur âge d’or (très eighties comme le qualifie Ann Scott). « Des faisceaux de bleu balayaient les visages baignés de sueur. Une forte odeur d’herbe flottait (…) Le flux sonore s’est estompé peu à peu, jusqu’à n’être plus qu’un vague bourdonnement. Un son acid a commencé à monter. Mes pieds bougeaient déjà tout seuls. Le son s’est étiré tranquillement dans le silence, tournant çà et là, puis une basse a commencé à se profiler. Lente, aquatique, je la sentais me prendre le bas du ventre… » ou encore « Derrière le film secret de mes paupières, l’essence du son est devenue comme un torrent de lave qui me coulait du cerveau achevant de nettoyer le peu de résistance qui me restait. Une étendue de cristal s’est ouverte à moi, à perte de vue. Sous mes pieds qui ne touchaient plus sol, je pouvais voir toute la vie, un monde de racines et de petites bêtes (…) J’étais seule dans ce décor mais je savais que si je rouvrais les yeux ils étaient tous là. Et ils ressentaient tous la même chose que moi. Chacun dans son propre délire, mais tous sur la même longueur d’onde. Tous conscients d’une même et unique chose : le rythme. Tous là pour se laisser emporter loin de tout ce qui ne tournait pas rond. Loin de tout ce qui foirait toujours avant même qu’on essaie. Loin du peu qu’on avait et qui ne ressemblait en rien à ce qu’on aurait voulu avoir. »

Dans ce climat très sensuel des corps en transe qui s’effleurent, s’unissent, des peaux humides, des langues qui s’emmêlent, Louise se rapprochera, contre toute attente, peu à peu d’Inès, la petite amie de sa redoutable ex. Un jeu interdit de séduction s’engagera alors entre elles débouchant sur une liaison dangereuse, presque perverse au sens pyschologique, dont l’issue sera dévastatrice…

Avec un sens bluffant des descriptions ultra-précises et vivantes, Ann Scott signe ici une intrigue de passion amoureuse âpre à la fois émouvante et sulfureuse. Tout en illustrant les difficultés à faire les bons choix tant professionnels (arrêter de végéter pour s’investir dans un travail) qu’affectifs (Louise hésite à choisir son « camp » sexuel) ou musicaux (tiraillée entre la techno et le rock), parvenue à l’âge de la trentaine. « Deux nuits blanches d’affilée, ça devenait trop. Sans aller non plus jusqu’à dire que la trentaine fait une vraie différence, c’était comme si les autres avaient encore plein de temps pour comater sans se poser de questions, alors que moi, maintenant, à trente et un ans, je sentais que chaque jour passé à rien foutre était un jour de perdu dans la construction de la suite. La suite, pensée extra-terrestre… »

Son écriture sexy, nerveuse, intense, un peu rauque comme une voix après une nuit blanche, happe immédiatement le lecteur qui devient vite accro. Inaugurant ainsi une langue orale très picturale et visuelle, cousine de celle de Virginie Despentes.
Alternant parfaitement les rebondissements, les moments de nostalgie, de déception, de trahison ou encore de douleur, elle manie aussi habilement l’art du dialogue percutant (et toujours juste) ou des effets très cinématographiques comme les flash backs de sa rencontre et de sa relation avec Nikkie.
La profusion de détails sur les tenues, les décors, les climats ou les réactions de chacune font aussi exister avec force chacun de ses protagonistes et leur univers. Très réussies enfin, les scènes d’amour, toujours délicates, évitent ici l’écueil de la vulagarité (dont on l’a accusée à tort) ou de l’obscénité racoleuse et gratuite tout en restant explicite et forte (en particulier cette scène mythique où Louise bloque la respiration d’Inès pour décupler son orgasme).
Novice ou amateur de ce milieu s’embarque donc naturellement dans son univers qu’elle sait rendre fascinant et familier. A mi-chemin entre un Haute-fidélité version techno (et lesbien !) et Les liaisons dangereuses, Superstars se lit comme on écouterait un set voluptueux, organique et électrique dont les vibrations résonnent longtemps dans les tempes et le ventre…, slalomant entre montées d’adrénaline et pure douceur…

Deux ou trois choses que l’on sait sur Ann Scott :
Si son patronyme évoque des origines anglo-saxonnes, il n’en est rien car il est en réalité un pseudo choisi à l’époque où l’auteur était mannequin en Angleterre. « Les anglais écorchaient mon véritable nom sur les chèques. Ma belle-mère qui lisait « Gastby » m’a suggéré Scott en hommage à Fitzerald », dévoile-t’-elle. Née à Paris en 1965, la romancière a en effet passé son adolescence à Londres. Liée à la scène musicale londonienne des années 70-80, éprise d’un journaliste musical, elle deviendra mannequin de la scène Underground. Outre l’écriture de ses romans, elle écrira la chanson Paradize pour l’album du même nom de Nicolas Sirkis et ses camarades d’Indochine. Aujourd’hui, elle se consacre à ses romans dont Héroïne est le cinquième. Au moment de l’écriture de Superstars, elle explique qu’elle traversait une période d’indécision entre deux univers différents et que cette histoire lui reste très personnelle : « C’était ma problématique à moi, qui était pleine de clichés. C’était juste moi qui me sentais bizarre quand j’écoutais les Stones de 71 habillée avec des tee-shirts techno sous ecsta. Pareil pour les histoires de drogues ou de choix de sexualité, ça ne concernait que moi. Ce n’est pas parce que superstars a été étiqueté roman générationnel que moi j’ai tenté d’écrire un roman de génération, je n’ai fait que raconter ma simple histoire. » Elle l’analyse aussi comme reflétant une image assez « eighties » : « Il y a tout le temps des flashbacks sur le Palace, le coté rock de la chose, moi je pense que c’était là qu’on pouvait trouver des gens avec des allures incroyables, qui avaient un coté petite star d’un week-end, c’est un truc d’allure, façon de s’habiller, de mélanger les styles de vêtements, se coiffer, moi j’en vois pas souvent ou alors dans les vieux films de Warhol tu vois, moi je vis un peu dans le passé pour ça, les gens que je vois à Paris ne me fascinent plus du tout. » Enfin à propos de l’histoire entre Louise et Inés qu’elle compare dans le livre à Thelma et Louise, elle commente : « C’est vrai que c’est plus utopique d’être dans une histoire qui s’arrête, où t’es fauché par la mort plutôt que d’être dans une histoire qui se dégrade, c’est tellement horrible quelqu’un qui arrête de t’aimer ou quelqu’un qui ne t’aime plus, mais bon j’étais encore immature quand j’ai écrit ça.« 

A propos d’ « Héroine », la suite -déguisée- de Superstars, parue en 2005 :
Toujours difficile de donner une suite à un roman culte. Pourtant, Ann Scott s’y est risquée et a reçu un accueil mitigé à ce tome 2 des aventures de Louise et d’Inès. Elle annonce immédiatement la couleur en prologue :
« N’était-ce pas parce qu’elle baisait comme personne d’autre que tu as bloqué aussi longtemps ? N’était-ce pas parce qu’elle te suppliait tout le temps de l’attraper, de lui foutre des trucs dans le cul, de lui faire n’importe quoi, que tout ça t’a explosé la tête à ce point ? »

Ecrit à la seconde personne du singulier, il relate l’abandon (qui mènera à l’impasse) sexuel entre ces deux femmes Louise alias Diana, 39 ans, dans le rôle d’Humbert Humbert et la jeune Inès rebaptisée Iris désormais âgée de 23 ans dans le rôle de la Lolita qui la rend folle et la méprise. Iris se pince le bout des seins comme avec des tenailles et lui annonce d’emblée : « Voilà jusqu’où je peux aller seule, emmène moi plus loin. » Même si la petite s’endort en suçant son pouce, ses rêves sont habités de fantasmes extrêmes. Pour s’échapper de sa jeunesse (déjà !) routinière, Iris rappelle Diana qu’elle n’a pas vue depuis 5 ans. Lui tend ses charmes en appât et attend qu’elle morde, un peu, beaucoup, à la folie…
« J’ai cherché à lui dire que je ne comprenais pas qu’elle ne mette pas fin à cette histoire, à ce jeu qui fait mal et ne sert à rien. » Une aventure jusqu’au boutiste qui passée au delà d’une certaine limite, détruit peu à peu la narratrice, anesthésiée qui perdra tout son confort et sa stabilité aussi bien professionnelle que sentimentale et amicale. A coup de messages sur répondeurs, SMS, silences ou colères distraits d’achats au BHV ou d’allers-retours dans la forêt… Un roman qui interroge la véritable nature des sentiments : « Etait-ce de l’amour, ou t’es-tu simplement retrouvée prise dans le grand mensonge des sentiments ? » se demande l’héroïne en errant dans la nature salvatrice.

« Je n’écris pas mes plus belles histoires mais sur les sales trucs que je veux évacuer, sur les addictions. » déclare Ann Scott à propos de cette suite. D’où le titre « héroïne », qui joue sur le double sens du terme et symbolise la dépendance à Iris (double d’Inès la petite garce de Superstars) et l’emprise sous laquelle elle maintient la narratrice. Une dépendance qui se traduit par une langue parfois hypnotique qui tourne à la litanie (« Tu te lèves le matin, tu souffres, tu attends qu’elle t’appelle, et c’est reparti pour un tour »). Sous un jour nettement plus sexuel voire un peu exhibitionniste (que certains ont regretté), Ann Scott joue les prolongations de cette histoire d’obsession amoureuse aux accents SM, en adoptant ici le ton d’une diariste qui ne contrôle plus la démesure de ses pulsions et anticipe le gouffre qui l’attend au fil des pages… Le tout servi par une écriture plus dépouillée, qualifiée par certains critiques « d’épurée et débarassée de certains tics adolescents de ses précédents ouvrages. »

Visuel d’illustration : L World

5 Commentaires

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    • Fanny sur 10 mai 2008 à 19 h 55 min
    • Répondre

    Il paraît qu’il y a un nouveau roman qui sort à la fin de l’année.Vous avez des infos???

    Réponse : Ann Scott a sorti en début d’année un 6e ouvrage intitulé « Les chewing-gums ne sont pas biodégradables » chez Scali. Voici le résumé : « Une maison de campagne, un été superbe qui s’annonce et l’arrivée d’un invité indésirable. Pour une jeune romancière française, rencontrer une sommité de la littérature américaine peut être exaltant, mais quand celle-ci s’impose pour les vacances, les réjouissances tournent au cauchemar. Dès lors, jusqu’où la bonne éducation – ou la lâcheté – permet-elle de composer avec l’inacceptable ? Dans cet ouvrage inédit, illustré par Gabriel Gay, Ann Scott brosse le portrait d’une de ces célébrités dont il vaut mieux se contenter d’acheter les livres. »
    Sur son site web http://annscott.fr/, il est aussi fait mention de plusieurs parutions à venir dont un roman chez Flammarion, début nov.08, intitulé « A la folle jeunesse ».

    • Fanny sur 5 juin 2008 à 12 h 13 min
    • Répondre

    ok merci!

  1. "A mi-chemin entre un Haute-fidélité version techno (et lesbien !) et Les liaisons dangereuses, Superstars"… Voilà de fortes promesses ! Haute Fidélité de Nick Hornby est en effet délicieux mais quand même quelques crans en-dessous du chef-d’oeuvre de Laclos (dont j’espère que vous avez vu la remarquable adaptation de Stephen Frears, avec John Malkovitch et Glenn Glose). En tous cas, votre article et la recommandation d’une amie très proche me donnent envie de m’y plonger. A suivre 🙂

    • Lureau sur 17 juillet 2010 à 14 h 53 min
    • Répondre

    elle sort son dernier livre le 18 août "à la folle jeunesse".

    • Mr TP sur 1 septembre 2010 à 15 h 16 min
    • Répondre

    "Superstars" de Ann Scott est définitivement l’un des livres les plus réalistes et poignant sur ce milieu dans ces années là.
    Un livre à lire!

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