« Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil » d’Haruki Murakami, Education sentimentale dans le Japon pop-rock

« Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil » d’Haruki Murakami, roman miroir de La ballade de l’impossible, publié au Japon en 1992, est une sublime palette de toutes les couleurs que peuvent prendre l’amour et le désir dans la vie d’un homme. Le titre du roman formé de deux points cardinaux inconciliables illustre tout le dilemme auquel est confronté le héros : Le sud de la frontière (tiré d’une chanson de Nat King Cole), c’est le rêve, le possible, le lieu imaginé. A l’ouest du soleil (tiré d’une maladie sibérienne), c’est l’impossible, l’irrémédiable, la fin certaine. Hymne au souvenir amoureux, il interroge les méandres des destinées amoureuses (Pourquoi épouse-t’-on une femme et pas une autre ? L’âme soeur existe-t’-elle ? Peut-on rattraper le passé ?…). Des questions universelles auxquelles Haruki Murakami, le maître japonais du sentiment et des nuances, tente de répondre en sondant les coeurs et les émotions au plus profond, depuis l’enfance à l’âge adulte. Un chemin initiatique à la nostalgie envoûtante qui s’achève -tragiquement- comme un conte emprunt de poésie et de sensualité asiatique…

Tout comme certaines personnes aiment en cachette les orages, les tremblements de terre ou les pannes d’électricité, moi j’aimais les signaux puissants et secrets que le sexe opposé émettait vers moi. Ces signaux, appelons-les « force d’attraction« .

Un amour d’enfance est un thème romanesque par excellence, en particulier lorsqu’il se double du thème éternel de l’amour impossible, cher à Murakami. Auréolé de pureté, il renferme une forte charge émotionnelle et prend souvent la forme d’une « parenthèse enchantée » pour ceux qui l’ont connu. « Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil » exprime remarquablement la force tellurique des émois passés, des rêves et des sentiments enfouis. C’est aussi une poignante histoire d’amants maudits, de « star-crossed-lovers » comme la chanson de Duke Ellington : les amants nés sous une mauvaise étoile que le destin s’acharne à séparer… Un classique littéraire donc que l’écrivain japonais transfigure avec une esthétique à la « Wong Kar Waï » (entre In the mood for love et 2046).

Hajime, le narrateur nous fait ici le récit du parcours de sa vie comme on lirait l’éducation sentimentale d’un Frédéric Moreau. Sa vie amoureuse débute en effet très tôt puisque dés 12 ans, il se lie d’amitié avec la douce Shimamoto-san, une camarade de classe, enfant unique comme lui et partageant sa passion de la musique. Ainsi, ils passent des heures à écouter des disques de Rossini, la symphonie pastorale de Beethoven, Peer Gynt ou encore Nat King Cole (jeunes donc mais déjà mélomanes pointus !). Dans cette ambiance de tendre complicité naîtra entre eux un amour platonique qui prendra brutalement fin avec leur déménagement. Mais son souvenir et en particulier ce geste innocent et magnifique qu’elle aura (elle lui saisit la main pour lui montrer quelque chose) resteront ancrés en lui comme son premier trouble charnel et amour véritable :
« Aujourd’hui encore, je me rappelle nettement cette sensation si différente de tout ce que j’avais connu jusqu’alors, et de tout ce que je ressentis par la suite. C’était simplement la menotte tiède d’une fillette de douze ans. Mais il y avait rangé à l’intérieur de ces cinq doigts et de cette paume comme dans une malette d’échantillon, tout ce que je voulais et tout ce que je devais savoir de la vie. C’est elle qui m’apprit, en me prenant la main, qu’il existait bel et bien un lieu de plénitude au coeur même de la réalité. Au cours de ces dix secondes, je m’étais senti comme un parfait petit oiseau. Je volais dans le ciel, sensible au vent dans mes plumes. Depuis le ciel, je contemplais des paysages lointains. Même s’ils étaient trop loin pour que je puisse distinguer avec exactitude, ce qui s’y trouvait, je savais désormais qu’ils existaient. Un jour ou l’autre, je pourrais y aller. Cette vérité me coupait le souffle, faisait vibrer ma poitrine. »

Parce qu’elle aura été la première, parce que justement il ne s’est rien passé ou parce que c’était « Elle » tout simplement, le héros ne parviendra jamais à l’oublier même s’il enchaînera les conquêtes : d’Izumi, sa petite amie du lycée avec qui il perdra sa virginité jusqu’à sa cousine qui lui fera découvrir le plaisir purement physiquement d’une relation exlusivement basée sur le sexe et quelques autres aventures de passage. Du premier baiser à la découverte d’un corps féminin nu en passant par les doutes, l’infidélité, la frustration ou encore la solitude, le jeune homme deviendra peu à peu un adulte sans pour autant retrouver la plénitude amoureuse éprouvée enfant. « Ce qui me troublait ou me désespérait, c’était qu’à l’intérieur d’Izumi je ne parvenais pas à découvrir quoi que ce soit qui me fût vraiment destiné. »

« Notre monde est comme ça. Quand il pleut, les fleurs poussent, et quand il ne pleut pas, elles fânent. Les lézards mangent les insectes et sont mangés par les rapaces. Mais tous finissent par mourir et se dessécher. Une génération disparaît, une autre prend sa place. C’est une règle absolue. Il y a différentes façons de vivre, et différentes façons de mourir. Mais c’est sans importance. La seule chose qui reste en fin de compte, c’est le désert.« 

Il finira par se marier, aura des enfants et deviendra même un homme d’affaires imaginatif propriétaire de deux clubs de jazz. Malgré sa réussite professionnelle et familiale, le manque affectif continue de le hanter. Murakami nous fait ici pleinement ressentir cette frustration et cette impuissance face à la perte d’un être cher qui continue pourtant bien d’exister dans un monde invisible hors de portée : « (…) Shimamoto-San n’était pas là. Comme moi, elle vivait maintenant dans un monde différent, bien à elle (…) Ici j’étais dans un autre univers, et les portes s’étaient refermées sur le passé. »

La deuxième moitié du roman bascule ensuite dans un registre baigné de surréalisme avec les visions du narrateur qui croit reconnaître son amour de jeunesse dans la rue et prend même en filature des jeunes femmes lui ressemblant. Et parce que l’on est dans un roman (a fortiori de Murakami) ce désir si fort finira par se concrétiser « comme par magie ». Mais les retrouvailles avec la chimérique Shimamoto-San revêtiront un caractère énigmatique (elle n’apparaît que les jours de pluie puis disparaît plusieurs mois sans donner de nouvelles) jusqu’au dénouement final à la fois tragique et onirique où la jeune femme promet de lui révèler son secret. Il ira jusqu’au bout avec elle au risque de briser son couple et sa « petite vie bourgeoise » dans laquelle il étouffait. C’est dans cette dernière partie que le roman prend toute son ampleur dans une atmosphère poético-érotique assez douloureuse très asiatique (en particulier les dernières scènes de l’escapade dans les montagnes, du dépôt des cendres dans le fleuve coulant vers l’océan, l’eau de la neige fondue versée de bouche à bouche pour faire prendre un médicament, la caresse de la vitre derrière laquelle se tapit le visage désormais inexpressif d’Izumi ou encore la contemplation et le culte du corps nu d’Hajime par Shimamoto-san lors de leur unique nuit d’amour…)

Comme toujours chez Murakami, la phrase est épurée et tendue et pourtant incroyablement voluptueuse. Et oscille en permanence entre le chaud et le froid. Si une pudeur et une certaine mise à distance (voire résignation) existent bel et bien, elle sont largement compensées par les descriptions délicates et sensibles qui en disent plus long sur les sentiments des personnages que leurs dialogues. En particulier les pensées intérieuses du narrateur pour Shimamoto-san, personnage mystérieux et fragile derrière sa façade impénétrable : « On ne dirait pas qu’elle manipule un simple disque, mais plutôt une âme en danger enfermée dans un fragile récipient de verre.« ou encore « Son visage me captivait. Il y avait dans son expression (…) quelque chose de sensuel et d’attirant, comme si elle enlevait doucement une à une de fines couches de peau autour d’un coeur.« 
Sans oublier cette atmosphère cotonneuse, fluide et presque suave (qui touche à son apogée dans le club de jazz les soirs de pluie où « apparaît » Shimamoto puis dans le chalet lors de la scène d’amour finale du roman) qui nous enrobe dés le premier chapitre et dans laquelle on baigne tout au long du récit.
Murakami déploie dans ce roman tout son talent pour dépeindre les ambiguités de l’âme, les circonvolutions du désir et du destin et malgré tout la victoire d’un amour absolu et desespéré.
Il livre enfin dans ce roman, en forme de parabole, une réflexion sur le temps qui passe et qui ne se rattrape jamais vraiment et sur la mort qui pèse toujours sur les épaules des amants…[Alexandra Galakof]

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Visuel d’illustration : 2036 de Wong Kar Waï

8 Commentaires

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  1. Je suis fan d’Haruki Murakami mais j’ai trouve Au sud de la frontière assez mièvre , comparé à Kafka sur le rivage et La course au mouton sauvage…Il distille bien çà et là quelques touches de son univers onirique et quelque peu morbide, mais çà reste, à mon sens, un bouquin passe-partout…

  2. Merci Marie-Charlotte de cet avis. L’histoire peut en effet paraître mièvre (un amour d’enfance retrouvé) mais l’atmosphère et l’obsession du personnage jusqu’à l’apothèose finale sont quand même très fortes dans ce roman donc rien que pour ça il vaut le coup d’être découvert !

    • billy sur 19 octobre 2007 à 17 h 51 min
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    "jusqu’au dénouement final à la fois tragique et onirique où la jeune femme lui révèlera son secret"

    Bah…justement, elle ne revelera pas son secret. Elle le promet pour le lendemain et le lendemain, elle disparait…(ou c’est moi qui ait eu une absence..?). Elle se livre physiquement…Tout le mystère murakamien est là…

  3. Ah malheureux tu dévoiles le mystère !! Néanmoins tu as raison, cette phrase doit être nuancée, ce qui est désormais fait.

    • Krystin sur 4 avril 2010 à 21 h 53 min
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    J’ai lu ce livre en quelques heures, il me transportait.
    Il en émane une très grande sensibilité et beaucoup de passages décrivent bien la richesse et la complexité de l’âme humaine.
    J’ai eu bien du mal à le refermer et à cet instant, j’ai fortement envie de le reprendre afin de le lire de nouveau…

    • bebel37 sur 26 janvier 2011 à 15 h 24 min
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    J’ai achet" ce livre, au hazard ( connait pas l’auteur), il y a 8 jours; je l’ai commencé hier vers 20h et l’ai laché, car fini, à 23h 30. Quand je lis que ce bouquin est "terne" (?!?!), je vais vite me procurer ses autres livres.

    • Margaux13 sur 30 janvier 2011 à 13 h 04 min
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    a vrai dire, "au Sud de la Frontière, à l’Ouest du Soleil" est le premier Murakami que j’ai lu.
    Je suis relativement jeune et je ne connais pas encore toute les joies de l’amour, je comprends ces passions, mais n’en ai encore jamais vécu. je suis étudiante et je dois rendre une "fiche" sur ce roman que je considère pleinement comme un roman d’amour, bien qu’il se place surtout dans le registre des souvenirs, des "émois passés, des rêves et des sentiments enfouis (…)" comme on a pu le préciser.
    Mon professeur m’a dit ceci :" prouve-moi au moyen d’une argumentation solide qu’il s’agit bien d’un roman d’amour."
    j’ai mes idées, mais quelques âmes charitables prêtes à livrer leurs pensées là-dessus sont les bienvenues…
    merci d’avance

    • Monique sur 7 mai 2021 à 8 h 44 min
    • Répondre

    J’adore Murakami et j’ai acheté ce livre sans rien en connaître. Force m’est de co stater que cet ouvrage m’a déçue. Je n’y ai presque rien retrouvé de ce que j’aime dans l’univers de Murakami. Aucun rapport avec Kafka sur le rivage, La fin des temps, Les chroniques de l’oiseau à ressort. Bien sûr, le style est superbe, mais je suis désolée de dire que j’ai trouvé cette histoire banale.

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