« Démonologie » de Rick Moody, Les démons de l’Amérique moderne exorcisés

Rick Moody est considéré comme l’un des romanciers américains les plus prometteurs de sa génération et impose sa voix originale outre-Atlantique aux côtés des Jonathan Franzen, Jonathan Safran Foer, Jeffrey Eugenides ou encore Paul Auster et Philip Roth pour les doyens… Ce new-yorkais révélé avec le somptueux « Purple America » en 2000, ausculte avec réalisme et un cynisme quasi-parodique, les maux de la société américaine gangrenée par la solitude, le vide existentiel remplacé par le matérialisme à outrance, l’âpreté au gain, le manque de repères et d’authenticité dans un monde factice où les masques prédominent, l’effacement des liens familiaux ou encore les blessures de l’enfance. On n’est jamais bien loin de la démence dans cette Amérique profonde de la côte ouest, middle class. Publiées en 2002 les nouvelles qui constituent le recueil Démonologie ont été écrites parfois à plusieurs années d’intervalle. En dépit de la gravité ou du tragique des thèmes qu’elles abordent, l’auteur réussit la prouesse d’y injecter chaque fois une sorte de comique de farce qui fait toujours hésiter le lecteur entre le rire ou les larmes… Déstabilisant, anti-conformiste et souvent bouleversant.

« Je devrai réfléchir aux responsabilités qu’il y a à représenter la réalité sans masque, (…) Je devrai créer l’illusion d’une surface lisse, je devrai ordonner la présentation des faits, je devrais attendre, laisser décanter et écrire plus tard, attendre de ne plus être en colère (…) Je ne devrais parler que de tendresse, je devrais nous inventer sur cette terre uniquement des voyages sans périls (…) Je ne devrais pas dire qu’elle avait ses démons, comme j’ai les miens.« 

Qu’est ce que la « démonologie » ? La science des démons qui habitent chacun d’entre nous ? Ces secrets, ces blessures qui pèsent sur notre âme, cette culpabilité jamais disparue, ce deuil jamais accompli, cette rupture, cet amour impossible, ces dettes et factures qui s’accumulent, ces parents qui ont tou raté, ce frère que l’on a pas voulu aider ou encore ces petites maniaqueries que l’on ne parvient pas à laisser tomber…
Ce sont les démons de l’Amérique moderne que Moody tente d’exorciser à travers ces 13 nouvelles « démonologiaques » qui nous emmènent de l’Ohio à Dallas en passant par Hawaï ou la Californie… dans les pas de personnages tous un peu désespérés, chacun à leur façon. désarroi intime

Des existences taille moyenne, pathétiques ou mesquines. Des hommes, des femmes qui tentent de croire aux décors artificiels, au mensonge social qui les entourent, de se raccrocher à des espoirs étriqués ou des rituels de « félicité domestique » pour ne pas sombrer. Des hommes, des femmes attendrissants, loufoques ou franchement exaspérants.
Avec l’art de l’inattendu, Moody dépeint ici le grand carnaval de la société qui défile dans les rues, les clubs de tourisme, les résidences tranquilles ou les fast-foods… Et s’attaque à faire valser les apparences avec une plume qui sait traquer les points sensibles, ces petits détails, ces mots qui trahissent les faiblesses et basesses humaines.

La première nouvelle (Le manoir de la Colline) est sans doute l’une des plus réussies et des plus fortes du recueil. Le narrateur est un pauvre bougre nouvellement embauché dans une société organisant des mariages (après avoir été homme sandwich dans la rue pour un fast-food de poulet). Devenu un employé modèle, il nous décrit son travail et l’ambiance « du bureau ». « Notre travail c’était d’aider les gens à célébrer dignement le jour le plus important de leur vie. De créer du bonheur, par tous les moyens imaginables. D’aplanir les difficultés, d’éliminer tristesse et chagrins, pour faire jaillir l’éclatante lumière de l’engagement mutuel. De fabriquer des souvenirs parfaits. » Plus exactement il s’adresse à une mystérieuse « Petite soeur » dont on apprendra plus tard le destin tragique. L’auteur pose peu à peu les bases de son édifice avant de tout faire écrouler. Il tisse une toile dont chaque fil finira par se rejoindre et laissera le lecteur bouleversé. Mais c’est aussi une savoureuse satire des professionnels du mariage qui n’est plus aujourd’hui « qu’une denrée commerciale enveloppée dans du film alimentaire et fabriquée en série. » Nous sommes ici en plein coeur de l’hypocrisie sociale, des masques que Moody aime tant faire tomber (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le héros de sa nouvelle s’affublera de son ancien masque de poulet lors de la chute de la nouvelle). Que signifient l’engagement nuptial et les sentiments « à la vie, à la mort » ? Quelle valeur ont t’-ils quand surgissent les drames ? Des questions auxquelles personne n’ose en général répondre franchement, préférant se noyer « dans le grand rêve américain, avec son lot de voitures, d’enfants, de petites entreprises, de plans d’épargne retraite, d’allocations familiales, de petits enfants… »

Avec un luxe de détails matériels (rappelant Bret Easton Ellis ou Chuck Palahniuk), il décrit par le menu les suites nuptiales et leur mobilier kitsh et prétentieux ou encore les petites « arnaques » commerciales de l’agence où tout n’est que mensonge, contrefaçon et artefacts même le « manoir » n’est en réalité qu' »un affreux édifice de parpaings » et la colline le résultat « d’une récente érosion glaciaire »… Une critique sans concession du « Zénith de l’american way of life » où cohabitent le burlesque des situations comme les tâches ridicules de narrateur : réussir à organiser en même temps et sans conflit, un mariage juif et musulman prévus le même we… ou « trier les M&Ms verts »…) et la tension dramatique que l’on sent monter en filigrane et qui explosera à la fin.

Suivent ensuite des nouvelles qui démontrent les différentes facettes de son talent d’écriture capable de s’adapter à tout style narratif : d’un dialogue philosophico-anatomico-sexuel entre un couple au sujet du mariage (et de la procréation) jusqu’au catalogue détaillé d’un collectionneur maniaque de jaquettes de livres dédicacées (« Je devrais avouer que je suis un grand amateur du dos des livres, ces marques simples et élégantes de leur pouvoir de séduction. J’aime la multiplicité des jaquettes. La simplicité des jaquettes à trois couleurs au début du siècle. les jaquettes toutes simples de Salinger ; celles de Gallimard et de tous les éditeurs français. Les livres eux-mêmes m’importent asser peu…« ).

« Mon père croyait dans les bonnes vieilles valeurs du Middle West : la famille, les poignées de mains viriles, les moments passés à baratiner lourdement la serveuse de Hojo’s derrière son comptoir. »

Chacune poursuit l’exploration d’êtres dévastés de l’intérieur qu’il s’agisse d’un jeune courtier extralucide qui prédit les catastrophes à venir de son entourage mais ne sera pas capable d’aider son frère le jour où celui-ci lui demande de garder sa porshe… maculée de sang ou encore la biographie de deux frères, deux « garçons » de l’Amérique, leur trajectoire de l’enfance à l’âge adulte, de couples qui se fissurent en raison « des problèmes que l’on rencontre inévitablement quand un mariage commence à durer », de « l’hystérie de la liberté des hommes », d’une famille qui cherche à faire fortune en vendant des oeufs d’autruche et qui finira ruinée (« Mais dites moi un peu qu’est ce qui nous reste dans ce grenier à céréales qui nous sert de pays à part le mystère de l’imagination« , s’exclamera le fiston adolescent devant la déroute de ses parents et démontre que « le rêve de chaque génération encore plus dérisoire que celui de la précédente« ), d’un groupe de touristes « Nord-Est Atlantique » chassés par un ouragan à Hawaï, de la dépendance à l’alcool ou des souvenirs poisseux d’asile psychiatrique…

Incroyablement variées, elles recourent à des procédés narratifs originaux tels que les longs dialogues en italique qui s’entremêlent au récit comme des sous-sols qui révèlent ce qui ne se voit pas à l’oeil nu.
La dernière nouvelle « Démonologie » qui a donné son nom au recueil, fait directement écho à la première en revenant sur cette culpabilité et sur ce deuil insurmontable qui hante l’écrivain : celui de sa soeur. Sur fond de fête d’Hallowwen où l’auteur s’en donne à coeur joie (pour notre plus grand plaisir) pour tourner en ridicule les déguisements des enfants empêtrés dans leurs « costumes Disney dernier cri » pour ensuite retomber immédiatement sur des notes plus graves, celle d’une femme « morte de fatigue » qui tombe dans le « sommeil d’une femme harcelée, d’une femme débordée. »

Avec un sens rare de ce que son éditeur appelle fort justement la « bouffonnerie du désespoir », l’écrivain insuffle à chacun de ses récits une émotion noire et violente même lorsqu’il traite des sujets les plus triviaux (en apparence). Sa plume brosse avec mordant et lucidité le portrait de ses contemporains et leurs comportements : « Des garçons jumeaux, des bouilloires qui frémissent, des garçons dans d’affreuses nacelles en vinyle que les jeunes couples d’Edison (New Jersey) portent contre leur coeur, des nacelles maculées de salive de bébé, de staphylocoques et de lait régurgité, rentrent à la maison. » ou encore cette description inimitable d’un baiser : « Pour la faire taire ma seule idée fut de l’embrasser pour de bon, mes lèvres effleurant les siennes comme le soleil se faufile à travers les interstices laissés par les feuilles qui tombent par un après-midi d’octobre. Sa bouche avait un goût de soda à la cerise, de barbecue, de foin frâchement coupé…« , les enfants qui viennent au monde dans de « soudains accès de fertilité« … Il alterne comme personne les passages décalés avec les drames intimes sous-jaçents à toutes ces histoires où l’idée de la mort est omniprésente.

Jamais là où l’on attend l’auteur prend le lecteur à rebrousse poil et le confronte à des contructions narratives déroutantes faites de détours et de digressions. Ses points de départ ne laissent jamais présager de l’arrivée. Comme si l’écrivain voulait une nouvelle fois nous prévenir qu’il ne faut jamais se fier aux apparences…

Deux ou trois choses que l’on sait sur Rick Moody :
Né en 1961 à Manhattan, Rick Moody a grandi dans une banlieue résidentielle du Connecticut. Après une adolescence difficile, il demande à être interné dans un hôpital psychiatrique du Queens, expérience qu’il racontera dans A la recherche du voile noir. Il était alors très alcoolique, très drogué, très dépressif : « Je buvais du bourbon, je prenais de la cocaïne et je lisais Michel Foucault. Par instant je n’avais plus ni masse ni volume… », témoigne-t’-il. Une profonde fêlure plane sur tous ses écrits : celle de la perte de sa soeur qu’il ne se pardonne pas. « J’étais chez moi à Brooklyn, j’avais beaucoup bu, beaucoup dormi. Le matin au réveil, j’ai vu mon répondeur qui clignotait. Onze messages ! Je les ai écoutés dans l’ordre de plus en plus angoissés, de plus en plus exaspérés : »Où es-tu ? », « Réponds-vite! » Pour finir, j’ai compris que mes parents avaient avec fureur tenté de me joindre. Ils voulaient passer me prendre pour foncer à l’ôpital. Quand je me suis ébranlé, c’était déjà trop tard… »
Auteur de romans (Tempête de glace) et de nouvelles (le recueil Démonologie), il dirige aujourd’hui des ateliers d’écriture et est marié à une Quaker.

Il a dit :
« Le problème fondamental de l’Amérique, c’est qu’elle ne supporte plus qu’on lui parle de la mort. La mort est pourtant omniprésente dans le quotidien des gens, mais tenue à distance par la télévision et les médias: on la voit tellement souvent à la télé qu’on finit par oublier qu’elle n’est pas une fiction. Et si les écrivains sont un peu délaissés par les journaux, c’est peut-être parce que chacun redoute que nous ne remettions la mort au cœur du débat. Les romanciers savent dire ce que les cinéastes sont impuissants à dire. » (Source : L’Express)

Visuel d’illustration : Mulholland Drive de David Lynch

2 Commentaires

    • Alcor sur 15 septembre 2008 à 14 h 35 min
    • Répondre

    Sérieux, ce recueil de nouvelles est nul à chier. J’ai lu 141 des 337 pages qui le composent, et je frémis à l’idée de me taper le reste. Je le ferai, pourtant. Mais bon sang, cela faisait une éternité que je n’avais pas ingurgité quelque chose d’aussi creux et inintéressant.

    Fans de nouvellistes US, reportez votre choix sur "Les merveilles du monde invisible" de David Gates, sur Craig Davidson (bien qu’il soit Canadien), ou encore sur Brady Udall ("Lâchons les chiens", génial), mais par pitié, ne jetez pas vos sous pour ce bouquin de Rick Moody.

    • ARARAT sur 20 janvier 2012 à 18 h 47 min
    • Répondre

    Rick Moody me passionne, il n’y a guère que chez Tristan Egolf auteur d’un unique roman (le signeur des porcheries) et décédé par suicide en 2005, jeune, que je retrouve ce délire, cette verve , ce regard assez tranchant , cet auteur est imprévisible, A la recherche du voile noir est un ouvrage magnifique; je viens de terminer le Script, loin d’ être une nouveauté. Moi j’adore ce type, les Américains ne sont pas tous formatés ou alors ils en ont une conscience cruelle.

Répondre à ARARAT Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.