« Tendre est la nuit » de Francis Scott Fitzgerald, l’envers du décor sous le soleil de la Riviera

Tendre est la nuit de Fitzgerald, deuxième grand roman qui domine son oeuvre (dont le superbe titre est un hommage à un poème de Keats, « Ode à un rossignol », en exergue du roman), suit de près l’écriture et la publication de « Gastby le Magnifique ». Les ventes de ce dernier ayant été décevantes (25 000 exemplaires en un an), l’écrivain avait décidé de travailler sans attendre à un nouveau roman. La première esquisse date de l’été 1925 mais ce n’est qu’en 1934 qu’il put l’achever en raison de nombreux évènements plus ou moins tragiques qui jalonnèrent cette période et qui vont influencer son inspiration : son séjour à Hollywood en tant que scénariste pour United Artists (qui lui fit créer les personnages de Rosemary Hoyt et de sa mère), la première dépression nerveuse de Zelda son épouse qui dut être hospitalisée en Suisse (lieu où se déroule une partie du roman), la mort de son père en 1931 (que son héros Dick Diver connaîtra aussi). Aujourd’hui considérée comme une oeuvre maître de la littérature américaine du XXe siècle, ce témoignage poignant d’un homme trop romantique pour résister aux aubes vives, celui d’une « génération perdue » qui ne peut survivre hors de son « monde d’amour, de beauté, de sécurité sacrifié dans un ouragan de folie amoureuse », ne connut pourtant à l’époque qu’une critique réservée et un public indifférent, avant de disparaître des librairies assez rapidement… Embarquement pour un univers de luxe où miroitent les reflets de frivolité et les illusions amoureuses jusqu’aux aubes cruelles :

« Les hommes remarquables frôlent constamment le bord du précipice. Ils ne peuvent pas faire autrement. Quelques-uns ne le supportent pas. Ils renoncent.« 

« Tendre est la nuit » c’est un peu la saga de la « Jet set » américaine des années 20, celle des actrices, grand médecin ou riches héritières qui passent leur temps dans les plus prestigieux hôtels d’Europe, dans les capitales ou les luxueuses stations balnéaires (Riviera…). Dans cette Europe d’après-guerre, en pleine ébullition intellectuelle et culturelle, ces « expatriés » courent sans cesse vers un ailleurs plus désirable, un ailleurs fantasmé, un monde qui leur soit propre tel que la Côte d’azur où le soleil – menteur- brille toujours sur leurs illusions clinquantes, sur le décor de théâtre où ils projettent leurs rêves, leurs aspirations, tout leur être finalement sans jamais parvenir à satisfaire leurs attentes. Le rêve de l’ailleurs se transforme alors en cauchemar car le monde méditerannéen, si plein de promesses, n’est qu’un inacessible mirage en carton pâte.

Cette « high society » qui fascinait tant l’écrivain et qui la conduira à sa perte à force d’excès : « Les gens riches sont différents de vous et moi disait-il à Hemingway. Les bijoux, les Rolls-Royce, les châteaux, les domestiques les protègent, en font une race à part. ». Une classe oisive et futile dont les seules préoccupations consistent à savoir où ils iront dîner, se distraire le soir ou leur prochaine destination de vacances… Un petit monde doré et privilégié qui souhaite faire de sa vie « une fête » au cours d’une nuit et d’une jeunesse éternelles loin de la réalité.

Dick Diver incarne le coeur de ce petit microcosme. Ce jeune et brillant psychiatre, époux de la richissime Nicole Diver, possède un don unique : la capacité de métamorphoser un lieu banal en un lieu « magique » par la grâce de son charme. « Etre admis pendant un moment, dans l’univers de Dick était de toute façon une expérience inoubliable. Il donnait aux gens l’impression d’avoir pour eux des attentions particulières, de déceler, sous l’amas des compromissions, (…) ce que leur vie pouvait avoir d’unique et d’incomparable. Personne ne résistait longtemps à son exquise politesse, aux égards qu’il poussait si loin, et de façon si intuitive, qu’on ne pouvait les mesurer qu’aux résultats qu’il obtenait. (…) Tant que vous le considériez comme un tout parfait, auquel rien ne manquait, que vous y adhériez sans réserve, il ne travaillait qu’à vous rendre heureux. Mais au premier soupçon, à la première lueur de doute, qui paraissait remettre en jeu l’intégralité de cet univers, il disparaissait à vos yeux et c’est à peine si l’on se souvenait de ce qu’il avait bien pu dire ou faire. »

Rosemary, jeune actrice débutante et starlette d’un succès hollywoodien du moment (« Daddy’s girl », film au titre et au thème particulièrement symbolique) succombera immédiatement à ce séducteur qu’elle rencontre sur la plage de Nice où elle est venue également se reposer avec sa mère à laquelle elle est profondément attachée. Cette attirance suivie d’un adultère sera le point de départ de ce récit riche en rebondissements et « révélations », qui entraînera le lecteur dans la vie tourbillonnante du couple et du petit groupe de nantis (Abe North, musicien maudit alcoolique et amoureux de Nicole et son rivale Tommy Barban, l’arrogante soeur de Nicole, Baby Warren…) qui gravite autour d’eux, de Paris à Zurich jusqu’à Naples ou encore Rome…

« Il avait l’impression que son visage ne cachait plus rien, qu’elle était totalement elle-même, impression qu’on a souvent lorsqu’on observe quelqu’un qui ignore qu’on l’observe ».(Dick regardant Nicole)

Peu à peu la façade lisse de ce couple parfait se lézardera, dévoilant les secrets (que l’on évitera de déflorer pour mieux savourer l’effet de surprise !), les manipulations et les « fêlures » qu’elle dissimule, jusqu’à leur désagrégation 5 ans plus tard entrapinant la déchéance de Dick qui ne supporte pas la perte de son « halo magique ».

Comme dans Gatsby le Magnifique, Fitzgerald structure son récit sur plusieurs niveaux à la fois temporels, géographique et de points de vue. Cette construction accentue sa profondeur et modifie la perspective de l’histoire au cours de sond éroulement. Le cœur de l’intrigue se déplace continuellement au gré de l’évolution des personnages, de leurs sentiments et de leur perception mutuelle mais aussi de l’importance qu’ils prennent à tour de rôle, à un moment ou à un autre du roman. Dick Diver constitue tout de même le noyau central autour duquel se joue le drame qui couve et qui en sera la victime au final.

La première partie du roman est particulièrement réussie : lumineuse, elle respire la joie de vivre et l’insouciance des personnages que l’auteur nous fait découvrir progressivement par leurs traits de caractère -la nervosité de l’une, l’autorité de l’autre ou encore leur charisme, leur assurance ou au contraire leur lourdeur grossière- comme lorsque l’on fait de nouvelles connaissances.
Très vite le caractère solaire de Dick se détache et subjugue la jeune Rosemary. Il incarne alors une figure assez paternaliste à son égard (qui fait écho à son rôle dans « Daddy’s girl »). Il sera aussi son premier amour même si leur relation restera assez ambivalente tout au long du roman entre passion folle, jalousie, renoncement ou détachement…
Elle est symétrique à celle qui unit Nicole et Dick dont on se rendra compte plus tard qu’elle est aussi fondée à l’origine sur ce rapport paternaliste-protecteur puisque Dick a soigné Nicole. Il s’ensuit un triptyque particulièrement tendu qui déchirera Dick perdu dans ses sentiments contradictoires et par le trouble qu’il ressent pour l’une et l’autre femme. « Il comprit que cette façon d’agir marquait un tournant dans sa vie, qu’il se mettait lui-même en marge, qu’il était en complet désaccord avec son passé, en complet désaccord également avec l’image qu’il espérait donner de lui à Rosemary. Dés le début il avait représenté, pour elle, l’exemple même du savoir-vivre. » ou encore « Quand une petite fille réussit à troubler un homme d’un certain âge, les choses deviennent épouvantables. »

A travers ces deux héroïnes majeures du récit, se dessine l’idéal féminin fitzgeraldien décrit avec finesse et poésie : celui d’une femme enfant, délicate, fragile, innocente et… très dépendante des hommes. Comme en témoigne cette émouvante description de Rosemary : « Ses mains étaient ravissantes, ses joues d’un rose surprenant, qui semblait être le reflet d’une excitation passionnée, comme celle qui vient aux enfants, quand ils ont pris un bain froid, le soir. Son front remontait délicatement jusqu’à l’endroit où ses cheveux qui l’encadraient comme un heaume héraldique, jaillissaient en cascades de boucles folles, de mèches et d’ondulation, d’un jaune cendré mêlé à d’or. Elle avait des yeux très grands et très clairs, humides et brillants, lumineux et limpides, et son teint avouait cet éclat naturel que faisait naître à fleur de peau le jeune et vigoureux battement de son coeur. Son corps se tenait délicatement sur le dernier fil de l’adolescence – elle allait avoir dix-huit ans, et atteindre sa plénitude, mais on voyait encore sur elle des traces de rosée. »

Toutefois, la femme américaine des années 20 s’émancipe à son grand dam. Il l’indique ses regrets à quelques reprises à travers notamment la figure de Baby Warren, la sœur de Nicole : « Combien de siècles faudra-t-il pour qu’une nouvelle génération d’amazones finisse par comprendre qu’un homme n’est vulnérable que si l’on touche à son orgueil ? Mais dés que l’orgueil est atteint, il s’effondre en miettes, comme le pauvre Humpty-Dumpty de Lewis Carroll – … ? » ou encore « Celle qui se tenait devant lui, vindicative et survoltée, était la Femme américaine. La lutte était trop inégale. Comment pouvait-il s’opposer à cet instinct de nettoyage, de stérilisation, qui avait anéanti le moral d’une race entière et transformé en nursery un continent ? »

« Je m’ennuie, tout m’ennuie… Un homme est souvent capable de jouer les enfants perdus auprès d’une femme. Mais comment y parviendrait-il, lorsqu’il est vraiment un enfant perdu ? » (Abe North)

La deuxième partie du roman comprend un flash back qui met alors en valeur le personnage de Nicole et révèle la faille qu’elle tente d’enrayer. Elle amorce aussi la lente chute de Dick qui ne parvient plus à porter sur ses épaules le fardeau de la folie de sa femme : « Comment supporter que cette femme si belle, cette tour élancée, ne sache pas se tenir droite, qu’elle cherche toujours un appui, qu’elle ne puisse le trouver qu’en lui ? (…) Nicole était Dick. Elle était la moelle de ses os. »

C’est aussi une peinture caustique et cruelle des « conventions sociales », de l’hypocrisie sociale (« être bien élevé »), l’importance des apparences « d’être parmi les gens qui comptent », « être bien vu et reçu dans les plus belles soirées » que livre l’auteur de même qu’un tour d’Europe particulièrement vivant : La Riviera est une sorte de paradis terrestre fait « d’ombres vertes » des arbres sur la « corniche d’Or », d’une mer « en contrebas de leur hôtel, qui prenait des couleurs aussi mystérieuses que celles de l’agate et de la cornaline, dans les rêves d’enfance, plus verte que le lait verdi, plus bleue que l’eau des lessiveuses, d’un rouge plus sombre que le vin. A Paris, Dick et ses amis vont boire des vermouths au Fouquet’s bar, au Ritz ou au Crillon. Nicole va acheter des fleurs rue de Rivoli… Le « charme de la vie française » ? « les petites femmes rigolotes, les hommes qui discutent dans les cafés, avec des centaines de « Voilà ! », et les couples, joue contre joue, qui dérivent sans fin vers un ailleurs de nulle part, où le plaisir ne coûte rien. »

« Il faisait encore noir pendant qu’ils roulaient, mais l’ombre refluait déjà vers les confins du ciel, et Baby, mal réveillée, sentait ses nerfs vaciller constamment entre cette promesse du jour et la nuit. Elle eut brusquement le désir de gagner le jour de vitesse, et c’est vrai que parfois, dans les avenues assez larges, c’est elle qui semblait victorieuse, mais chaque fois que cette aube sur le point de naître, hésitait un instant, de brusques rafales de vent se levaient avec impatience, et l’obligeaient à repartir. »

Comme dans Gatsby Le Magnifique, F.Scott Fitzgerald parvient ici à croiser le clinquant et l’intime, le futile et l’universel, la rédemption et la perdition, dans un style ciselé et foisonnant. En fin analyste des tourments de l’âme, il restitue, dans ce roman emprunt d’une douloureuse nostalgie, le subtil déchirement qui va s’emparer peu à peu des personnages et de Dick en particulier, âme trop romantique et sensible pour résister aux jours trop limpides. « Quand on arrache les gens à leur obscurité, ils finissent par perdre la tête, quelque soit leur charme, et le mal qu’il se donne pour nous bluffer. » On peut tout de même s’interroger sur la cohérence voire crédibilité entre l’instabilité émotionnelle de Dick (« sa fièvreuse excitation à laquelle succède un accès de mélancolie ») et sa fonction de psychiatre…

A aucun moment la rupture n’est nette, elle s’effectue au contraire sur un mode « flottant », donnant au récit une étrange atmosphère anxiogène qui va croissante. « Le couple qu’elle formait avec Dick lui apparaissait désormais comme une ombre, imprécise et changeante, entraînée dans une sorte de danse macabre. »
Les relations entre Dick et Nicole ou même entre Dick et son associé Franz se détériorent d’une façon intangible et légère. Ce qui ne manque de déstabiliser le lecteur qui ne sait pas véritablement à quoi s’attendre jusqu’à la fin, qui elle-même restera floue. Tout au long du récit, FSF conservera son style nonchalant et raffiné aussi bien pour les prémices angéliques que la suite plus cauchemardesque où les démons du passé resurgissent et où l’autodestruction de Dick s’amorce. Ce choix peut dérouter mais c’est aussi ce qui fait sa force pour traduire ses personnages complexes aussi bien dans leur superficialité que dans leur infinie vérité. « C’est souvent plus difficile de renoncer à ce qui blesse qu’à ce qui rend heureux. »

Deux ou trois choses que l’on sait sur Tendre est la nuit et Francis Scott Fitzgerald :
« Tendre est la nuit » est sans doute le roman le plus personnel de Fitzgerald, celui dans lequel il s’efforce d’expliquer son échec. C’est aussi un roman tourné vers le passé qui s’inscrit dans la lignée des auteurs de la « Lost generation ». La première guerre mondiale ayant mis un terme aux idéaux de toute une génération d’américains, nombreux sont ceux qui s’expatrièrent en Europe, le plus souvent en France pour tenter de construire de nouvelles valeurs.
Mais le sentiment d’une perte irrévocable (qu’elle concerne les valeurs passées, l’innocence, le sens de l’Histoire, ou un certain romantisme) affleure dans les romans et nouvelles de l’après-guerre.
Le malaise éprouvé par Dick River et son acharnement à construire un nouveau monde sont typiques de l’époque. A noter que ce roman a été adapté au cinéma en 1961 par Henry King avec dans les rôles titres Jason Robards (Dick Diver), Jennifer Jones (Nicole Diver) et Jill St. John (Rosemary Hoyt) puis en 1985 par Robert Knights sous la forme d’une mini série pour la BBC avec Peter Strauss, Mary Steenburgen, and John Heard

Les romans et les nouvelles de Fitzgerald déclinent les illusions d’un enfant du siècle. Il a pris goût à la vie, aux plaisirs, aux couchers de soleil sur la Riviera, à ces amitiés flatteuses qui vous entraînent de stations de sport d’hiver en yachts et en garden-parties : le monde des riches. Ces riches, Fitzgerald les a rêvés à la manière d’un Stendhal. Il leur a donné beaucoup plus que ce qu’ils possédaient : de la magie, une sorte de poésie, un pouvoir romanesque. Il a cru qu’ils détenaient les clés du bonheur, du moins, qu’ils pourraient ouvrir les portes de ses rêves d’enfant gâté. Ses plus beaux romans, « Gatsby le magnifique » et « Tendre est la nuit » ont toutes les apparences du bonheur de vivre. Mais s’ils brillent des éclats du succès, de la facilité et des feux du talent, ils laissent pourtant une impression déchirante. On en comprendra la cause plus tard quand Fitzgerald publiera son livre le plus pathétique, « La Fêlure ». Sous les pirouettes, on sent transparaître la tragédie d’un être qui aurait voulu toujours séduire et être aimé. Son échec avec Zelda a peut-être été moins grave que le sentiment de son terrible échec devant le temps qui passe. Il gardait les yeux fixés sur une jeunesse qu’il aurait voulue éternelle. On y reconnaît l’amertume de Fitzgerald qui avait essuyé leur mépris et fut, après la Première Guerre Mondiale, le porte-parole de la « génération perdue », celle des « roaring-twenties » (les « rugissantes années 20 ») par lui baptisées « l’âge du jazz ».

1 Commentaire

    • sognes89 sur 28 février 2011 à 16 h 51 min
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    j’ai cherché à m’encourager pour entamer avec peine le livre deux, tellement je suis éparpillée… et à la lecture de votre article, le terme "Flottant" m’a rassurée, j’irai au gré des pages, jusqu’au bout. Merci

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