« La douceur » de Christophe Honoré, Les amants (et enfants) criminels

Dans ce deuxième roman, « La douceur » paru en 1999 (après l’Infamille paru en 1997 ), Christophe Honoré revient sur les terres de l’enfance aux portes de l’adolescence à travers notamment la première expérience amoureuse homosexuelle. Expérience absolue et fatale… Christophe Honoré est connu pour évoquer des sujets difficiles qui lui tiennent à cœur: l’enfance et l’adolescence, les liens entre frères, le suicide, l’homosexualité ou encore les secrets de famille. Il est réputé pour ne pas craindre de choquer ou d’explorer de nouvelles voies en littérature.

Taxé de « trash » voire de « glauque » parce qu’il ose utiliser un langage sexuel parfois cru et explicite et mettre en scène certains tabous. Son titre « La douceur » semble être l’autre nom de la douleur à sa lecture : à seulement une lettre d’écart elles se chevauchent en permanence dans le roman de Christophe Honoré à tel point qu’on ne sait plus très bien les distinguer. « La douleur qui fascine et le plaisir qui tue », ce vers de Baudelaire pourrait très bien être l’exergue de cette histoire hors norme qui mêle intimement le mal à la beauté. Dialogues butés, phrases fracturées ou hallucinées, « La douceur » nous entraîne au bout de l’horreur et de la passion.

« La douceur des gens c’est dans la bouche qu’on la ressent. Pas sur les lèvres, non, dedans, je le sais maintenant, le toucher de la langue, voilà tout est dans la langue… »

Il nous replonge dans l’univers de l’enfance, de la pré-adolescence et des colonies de vacances, à cet âge âpre du « blé en herbe », des « roseaux sauvages »… Dans cette fragilité et cette cruauté des enfants entre eux, livrés à eux-mêmes aux mains d’étrangers –les monos- loin de la bienveillance ou au contraire de la tyrannie familiale.
Dans cette ambiance spartiate et de jeune fougue virile, au milieu des tentes et des lits en fer, des duvets, des épuisettes, des assiettes de carottes râpées, gourdes et douches communes… Où l’on pisse dans des seaux, où l’on se branle et bande parfois la nuit. Cette proximité où l’on s’observe en douce, où l’on s’admire ou se déteste… Très vite, Honoré, grand lecteur et admirateur de Georges Bataille (dont il a d’ailleurs adapté le « Ma mère » au cinama), installe un climat sexuel brut, cru, déviant, où le corps est partout comme une obsession ; la nudité exhibitionniste et les fantasmes (scatologique, SM…) s’affichent sans pudeur ni tabou. Il nous raconte ainsi les vacances de Steven, 11 ans qui très vite s’éprend et vit un amour passionnel avec un de ses jeunes camarades : l’autoritaire et audacieux Jérémy. Celui qui sera sa première douceur et douleur : « Il s’est avancé à quelques centimètres de mon visage. J’ai pensé qu’il allait me mettre un coup de boule. Il m’a embrassé sur la bouche. » Il vit avec lui son initiation sexuelle en se donnant pleinement, entre deux bivouacs … même s’il ne saisit pas toujours son caractère ombrageux. « Je cours parce que je ne sais faire que ça, te courir après. »
Et puis une nuit Jérémy entraîne Steven dans la forêt et là il découvre le corps inanimé de l’un de ses camarades…
Il se retrouvera malgré lui complice de l’horreur et de la barbarie au nom de son amour.

« Pour moi la vie ressemble de plus en plus à Dieu, elle est incroyable, une suite de preuves qui attaquent et accablent ma lucidité. Ou alors peut-être que je suis déjà enterrée ? »

A cette histoire tragique, Honoré entrecroise celle du grand frère de Steven (Baptiste) et de sa fiancée Aude (la directrice du centre de vacances justement) qui prennent tour à tour la parole pour raconter les difficultés de leur couple né paradoxalement suite à ce drame. Drame qui les hante et les mènera à la rupture. « Ta tête est un caveau où tu laisses brûler l’enfance de mon petit frère. »

La lecture de ce roman est tendue par l’angoisse et la violence qui règnent tout du long : l’angoisse de la perte, du secret, de la douleur, de la mort, de la folie, la violence du désir, de la sexualité clandestine et de l’emprise des sens. Le thème de la fraternité est aussi très présent, entre les deux frères Steven et Baptiste mais aussi entre Steven et son jeune amant. En filigrane, le romancier tisse un parallèle avec l’histoire de Clodomir l’assassin de Jouhandeau et qui résume peut-être toute la portée de cet acte désespéré qui a brisé la vie des deux jeunes héros : « (…) En tuant l’amant de sa femme, il a tué le monde, non par mépris, ni par vengeance, juste il a tué le monde pour se mesurer à lui, et que se mesurer au monde, c’est être trop grand, non, trop plein, c’est pourvoir décider qui vit à ses côtés. Pour Clodomir c’est un combat perdu. Ou alors une victoire qui ne donne rien, sauf la solitude. Je voudrais t’écrire pour te demander ça, est-ce que les assassins sont seuls au monde ? » On regrette néanmoins (mais c’est sans doute volontaire) de ne pas réellement comprendre le mobile du meurtre (une vague histoire de jalousie se devine ?) qui apparaît presque comme un acte gratuit.

Christophe Honoré innove avec une narration tout en déconstruction qui effectue des allers-retours constants entre cet été dramatique où tout a basculé et le présent (huit ans plus tard) en mille morceaux des proches de Steven désormais interné. Un principe narratif déjà utilisé dans l’Infamille, son premier roman.
Sa langue est minimaliste, nerveuse, acérée. Elle se déploie vertigineuse dans des dialogues affolés, comme ceux des enfants, qu’il démultiplie jusqu’à les mélanger dans un vaste tout hypnotique, ou encore les discussions par l’absurde presque métaphysiques entre les deux jeunes amants. Il atteint par là une sorte de poésie noire et inquiétante qui trouve son apogée dans la description de l’insoutenable –et longue- scène du meurtre (qui évoque les meurtres d’enfant du célèbre « Sa majesté des mouches »). Christophe Honoré ne ménage pas son lecteur dont le malaise ira croissant même si une possible rédemption se laisse espérer à la fin de ce roman dérangeant et éprouvant. Un roman aride qui a l’odeur de l’herbe sèche, des sentiers de terre poussiéreux et la couleur du ciel jaune d’un « été meurtrier »…

Scarborough, la suite de « La douceur » :
Christophe Honoré a souhaité donner une suite à son roman en suivant l’itinéraire des deux frères, Baptiste et Steven que l’on avait quitté en partance pour Londres. Repoussant encore la transgression, ils vivent désormais une relation homosexuelle incestueuse au grand jour sur les rives du littoral anglais. Mais Steven va s’aprendre d’une jeune mère anglaise, Suckie, dont la fille vient de se suicider. Ensemble, ils auront un fils, Anton. Pourtant Steven ne peut enrayer ses désirs incestueux… Christophe Honoré livre ici une histoire d’amour et de mort digne d’une tragédie grecque (l’écrivain cite d’ailleurs à plusieurs reprises des vers de Sophocle): la narration fait alterner les monologues des personnages masculins en forme d’incantations. Au sein de la société anglaise puritaine qui les conspue, leurs tirades sacralisent l’amour interdit et la souillure.

Découvrez un blog réalisé par une classe de première littéraire, dans le cadre des Assises Internationales du roman, qui a étudié le roman « La douceur » de Christophe Honoré. Au fil des billets, les élèves livrent leurs impressions et analysent certains passages. Extrait (réflexion sur les deux frères Baptiste et Steven) : « Je trouve les relations entre ces deux frères assez ambiguës, elles semblent « enflammées et aveuglantes », elles sont de plus liées à travers le temps avec des temporalités diffèrentes comme ici par exemple avec les meurtres, que tous deux ont commis, mais qu’ils n’accepteront que bien plus tard, en se rendant compte de la signification de leurs actes. Que pensez vous de ces relations ? Sont-elles simplement basées sur les liens du « sang » ? ou bien vont-elles plus loin que des relations entre frères ? » Ailleurs, un autre élève s’interroge sur le mélange de douleur et de douceur étroitement imbriquées ou sur les causes du sentiment dérangeant à la lecture : « D’une part, de la cruauté des actions et du fait qu’elles soient commises par des enfants; d’autre part l’auteur écrit comme il pense et ce, sans grand souci quant a la synthaxe des phrases. Il utilise un vocabulaire simple,crus accessible a tous d’ou l’ impression d’etre « derriere la vitre » et de tout voir d’ou cette impression de gêne. Le livre laisse place a l’imagination du lecteur,quant aux circonstances de la mort d’Antoine qui reste flou ,donc cela laisse au lecteur la possibilité d’imaginer le pire. »

Deux ou trois qu’on sait sur Christophe Honoré :
Ce breton né en 1970 a perdu son père à l’âge de 15 ans. Sa jeunesse restera meurtrie de cette mort accidentelle. Autour de ce séisme intérieur, il imagine alors toutes sortes d’histoires de famille – « le lieu premier de la censure », selon lui – au coeur desquelles le deuil revient comme un leitmotiv dépressif, énergique, câlin, sensuel, sexuel et violent. A 23 ans, il débarque à Paris, un peu au hasard, hésitant entre l’écriture et le cinéma. Critique insoumis, il tient pendant quelque temps un offensif et un brin désabusé « Billet du spectateur » aux Cahiers du cinéma dont il est viré. Dans ses romans pour les grands – parmi eux, L’infamille, La douceur, Scarborough… – des phrases courtes et tranchantes ponctuées des mots « bites » et « pédés » côtoient les fulgurances. L’influence de George Bataille dont il est grand lecteur se ressent dans ses thèmes sulfureux et transgressifs (il adaptera d’ailleurs « Ma mère » au cinéma). Pour la jeunesse, Honoré écrit une quinzaine d’ouvrages. Parmi eux, le remarqué « Tout contre Léo » qui raconte l’histoire d’un grand frère sidéen, dont la mort prévue est cachée au plus jeune fils. Ce livre anti-psychologique, délibérément non pédagogique chamboule les notions de bien et de mal chez le jeune lecteur et allie à merveille le contradictoire à l’embarras. Le livre est même encore interdit aujourd’hui dans certaines bibliothèques ! En 2001, l’auteur adapte et réalise « Tout contre Léo » pour M6. Á cause d’une scène qu’il refuse de couper, il claque la porte et c’est finalement Pink TV qui diffuse le téléfilm. Son dernier roman Le livre pour enfants évoque avec un éclat blessé et cinglant ses déboires cathodiques. Aujourd’hui, Christophe Honoré est devenu papa, romancier et metteur en scène.

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