L’entreprise, le travail et les « prometteurs » vus par l’écrivain Yann Moix (extrait n°3 d’Anissa Corto)

Traumatisé par ses études de maths (imposées par ses parents) qui se sont soldées par un échec cuisant puis par des études en école de commerce, Yann Moix ne manque jamais, dans ses divers romans, de tourner en ridicule le monde de l’entreprise, l’absurdité de sa hiérarchie ou de son fonctionnement bureaucratique ou encore le bûcher des vanités du monde médiatique. Pour notre plus grand plaisir ! Voici quelques extraits choisis de ces joutes cyniques, extraites de son troisième roman Anissa Corto où le héros a choisi de se cantonner à un job alimentaire de personnage déguisé (« Donald ») pour le parc d’attraction Disney :

« Dans la rue, il y avait des milliers d’êtres humains. Ils se pressaient autour de moi ; ils me bousculaient, ils allaient au travail avec une certaine violence envers ceux qui n’y allaient pas. Leur manière de me bousculer savait que moi, je n’y allais pas. Ils intégraient à leur bousculade, à leur célérité dans les couloirs du métro où ils convergeaient, telle une flèche géante, tous dans la même direction (celle du travail rémunéré), une supériorité qui semblait dire : « Je sais ce que c’est de ne pas en avoir, mais moi j’en ai ». Les salariés ont une manière bien à eux de bousculer. Tout est dans l’épaule. Ce sont des épaules spéciales. Des épaules rémunérées. Elles sont comme greffées sur cette chair qui fait des chèques, en endosse, possède des « tickets-restaurant ».

« Nous vivons dans un monde où, pour s’occuper de contrôle de gestion dans une PME dijonnaise spécialisée dans le matériel de jardinage, il s’agit, armé de huit années d’université et de treize diplômes (dont obligatoirement un de mécanique quantique et trois de langues orientales), d’être capable d’apprécier la profondeur liquide des bleux de Vermeer et d’émettre des hypothèses sur la manière, trop véloce et presque surjouée, dont Augustin Dumay exécute le Concerto pour violon n°4 de Mozart. La pensée de Martin Heidegger n’apparaissait plus que comme un atout supplémentaire, un petit plus, pour passer mes journées dans le costume de Donald Duck. »

« Je partageais mes frissons avec des salariés de Tourcoing, de Narbonne, de Louviers. Ils travaillaient dans un bureau pendant toute l’année. Chaque été, ils partaient dans la jungle, sur les océans, au bout du monde avec leur femme, croisaient des tigres, arpentaient des collines, se perdaient vaguement dans le désert, se retrouvaient, visitaient les souks et apprenaient les rudiments du turc, de l’arabe ou de l’hindou, avaient quelques coliques. Ils revenaient de loin sans jamais y être vraiment allés.
Sabine est en sueur. Jean-Louis prend des médicaments spéciaux. Les moustiques ont attaqué Robert. Le furoncle de Louise s’est infecté. Cela fera des souvenirs, vive la sueur et les sacs à dos. Nous raconterons nos crampes. Nos hématomes. Nos piqûres. Nous avons failli nous perdre. Nous avons failli nous faire attaquer. Nous avons failli nous noyer. Nous avons failli nous faire enlever. Nous avons failli avoir la fièvre jaune. Nous avons failli nous faire dévorer. Nous avons failli y rester. Nous avons failli vivre. C’est la grande aventure du presque. »

« Paris est une ville de prometteurs. On vous appelle, on voux convie, on vous invite ; la machine à promettre se met en branle : Paris vous appartient. Je rappelais, timide : le prometteur était en réunion avec des prometteurs. Le prometteur promettait de me rappeler, mais on ne savait pas quand. L’automne passait dans la succession des femmes inacessibles, des souvenirs douloureux, des répondeurs muets. Et j’imaginais angoissé, mes prometteurs promettant à d’autres, et tenant peut-être avec ces autres les promesses qu’ils n’avaient pas tenues avec moi. J’avais été oublié, je n’étais plus qu’un déjeuner lointain, un coup de fourchette évasif. »

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