De la rupture de Gabriel Matzneff, Hommage à la « rupture féconde »

De la rupture de Gabriel Matzneff fait partie du volet des essais de l’auteur (qui en a écrit une petite douzaine, dont le très controversé « Les moins de 16 ans »). Publié en 1997, il aborde comme son nom l’indique le thème de la rupture au sens large, amoureuse principalement bien sûr mais aussi amicale, « matérielle » (aux objets, aux lieux) ou encore aux changement de vie (un goinfre se met à la diététique, un mondain entre dans les ordres…) jusqu’à la plus grande rupture, celle de la mort. Il convoque, pour cela l’antiquité gréco-romaine (Epicure, Sénèque, Cicéron, les stoïciens…), ses références de prédilection mais également ses influences mystiques de Bouddha au Christ en passant par Lord Byron, Cioran, St Augustin jusqu’à Nietzsche ou encore « Les trois mousquetaires » et bien d’autres encore ! Comme le dit cet expert : « Dans la vie, tout est rupture. Soyez prêt »…

Présenter un ouvrage de Gabriel Matzneff est toujours délicat pour les raisons que l’on sait et qu’il ne faut jamais oublier. Oui, Gabriel Matzneff est un homme condamnable aux actes gravissimes, il ne faut avoir aucune indulgence pour l’homme et ses crimes contre les enfants (non pas « les lycéennes », comme on le limite trop souvent). Il y a un nom pour cela. Il n’y a rien à pardonner ici. Ce préambule, indispensable, étant fait, l’œuvre de l’écrivain n’en reste pas moins passionnante, bouleversante, lumineuse voire éblouissante, il n’y a dés lors aucune raison de la boycotter. Ce préambule indispensable fait, passons au livre:

« La rupture c’est l’éveil, la tension, le renouvellement. La douleur certes, mais aussi l’aventure.« 

Sous la forme d’une lettre symbolique qu’il adresse à son filleul qu’il vient juste de baptiser (et à travers lui les jeunes générations de lecteurs ou lectrices qui le liront et qu’il interpelle parfois au cours de l’ouvrage), De la rupture se propose de livrer la vision toute personnelle et originale de Gabriel Matzneff sur cet acte qu’il connaît bien : celui de quitter ou d’être quitté(e). Comment soulager une peine de coeur (pour laquelle il n’existe pas « d’anesthésique »), se remettre d’une rupture que l’on soit le responsable ou la victime ? Comme il l’indique à juste titre, « Nous ne sommes maîtres d’aucun de nos sentiments et les moins dociles de tous sont ceux qui naissent de la douleur : ils sont farouches et repoussent opiniâtrement les remèdes. »
Des questions éternelles auxquelles Ovide avait déjà, des millénaires plus tôt, consacré un ouvrage « Remedia Amoris » et que Matzneff cite d’ailleurs, sans partager néanmoins toutes ses « prescriptions ».
L’une de ses particularités est en effet de s’opposer à la pratique courante (et préconisée par Ovide) d’oublier, chasser de sa mémoire ses précédentes relations amoureuses ou même suprême outrage (selon lui) de brûler les anciennes lettres d’amour. Ovide écrivait par exemple : « Successore novo vincitur omnis amor » (« Toujours un nouvel amour triomphe de celui qui l’a précédé. »).
Ce qui révolte l’auteur qui estime qu’un grand amour est à jamais « irremplaçable » : « Personne n’a pris, ni ne prendra la place de nos spectres. »
Cet adorateur du souvenir amoureux (un idéal qu’il a magnifiquement raconté dans son roman « Ivre du vin perdu ») reproche vivement « aux zélateurs de la consolation rapide, de court-circuiter le chagrin, de nous priver de la précieuse expérience du deuil, de nous frustrer d’une crise si propice au retour sur soi, à l’examen de conscience et à la création. »

« Bons souvenirs, souvenirs mauvais, la différence est de peu. Un jour, tout sera englouti. Nous ne sommes sur cette terre que de fugaces voyageurs dont les joies et les peines constituent ensemble le modeste baluchon. »

Il préconise ainsi, contre toute attente, de vivre cette crise amoureuse avec gravité et d’en faire « un instrument de la connaissance de soi ». En d’autres termes, il ne faut pas chercher, selon lui, à la chasser de son esprit ou de gommer le passé mais au contraire le ressasser : « Ecrivez, clamez, publiez votre souffrance et votre indignation. Saoulez-vous de mots » afin de « purger ce poison, ce trop-plein de douleur« … Une méthode pour le moins iconoclaste et inattendue !
Dans le même ordre d’idée, il recommande, d’une manière un peu lyrique pouvant faire sourire, de ne pas avoir honte de ses larmes : « C’est ce qu’il y a de meilleur en vous qui pleure. Vos larmes sont l’eau de votre cœur, une eau qui comme celle de votre baptème, vous lustre et vous régénère. »

Il va même encore plus loin en encourageant à tirer profit de ses douleurs en « créant de la beauté avec ses souffrances, ses échecs, ses remords, voire ses crimes« . Il affirme que c’est « le meilleur moyen de maîtriser le désespoir, de purifier la honte et d’avoir le dernier mot. » Il ajoute encore superbement : « Ne tournez pas la page, noircissez-la. » puis « Dans un chagrin d’amour, l’amour est le grand thérapeute. le genre importe peu : journal intime, poème, roman, le principal est de tremper votre plume dans cette encre indélébile que constituent vos larmes, de mettre votre douleur noir sur blanc, de fixer les moindres détails de vos belles amours, de votre rupture déplorable. » L’écrivain qui a justement nourri entièrement son œuvre de ses amours déchues (ou « décomposées ») ajoute avec ferveur et humour : « Nous sommes en un temps où il n’est plus permis de se faire justice, et aucune femme ne mérite qu’à cause d’elle nous passions en taule dix ans de notre vie. L’unique manière légale que vous aurez d’assassiner la perfide sera de vous faire vampire, c’est à dire écrivain : vous boirez son sang, vous dévorerez son cerveau et son cœur, vous en nourrirez les pages d’un livre qui sera ensemble sa mémoire éternelle et son tombeau. »

On retrouvera au passage les penchants un peu misogynes et enfantins (ce qui est souvent lié) de l’auteur qui conseille par exemple (cette fois aux seuls lecteurs masculins on s’en doute !) : « En revanche une fille que vous désirez et qui, parce qu’elle ne ressent pas ce désir, vous repousse, dés la minute que vous comprenez que c’est râpé, que jamais vous ne serez amants, vous devez transmuer votre élan de tendresse en mépris d’airain, rejeter cette petite conne dans le néant, lui rire au nez si elle vous propose d’être « amis », oublier son visage et son nom. Soyez implacable. » ou encore admet : « Je suis un professeur d’égoïsme. Vous ne serez donc pas étonné que je vous demande de peser non le mal que vous allez faire, si le cas y échoit, à la jeune personne, mais celui que vous vous ferez à vous-même. (…) c’est vous et vous seul, que vous devez sauver de la noyade. »

Il reconnaît néanmoins la rareté des vraies rencontres : « Un corps se remplace, non une intelligence, non une âme.« , et appelle à la vigilance avant de rompre et de perdre tout ce qui fait l’unicité d’une personne. Raison pour laquelle il place d’ailleurs la rupture amicale à un degré supérieur à celle amoureuse, qui par sa dimension spirituelle a un caractère plus irrémédiable : « Si en amour, il est des circonstances où nous devons nous obstiner dans notre parti de rompre, j’ai la conviction qu’en amitié nous ne devons jamais permettre à une brouille de s’éterniser. »
Parmi les ruptures de type « amoureuse », il aborde aussi bien sûr celle du divorce (qu’il a également été expérimenté) et l’on retrouve là le pessimisme beigbedérien (rappelons que ce dernier voue une grande admiration à Gabriel Matzneff avec qui il est ami d’ailleurs) à l’égard du mariage (« ce piège de la Nature et de la société ») et qu’il décrit avec cynisme comme : une expérience carcérale qu’un homme libre peut, par goût du risque, avoir envie de tenter. » !
Si la décision de rompre apparaît inévitable, il recense également quelques « méthodes » dont celle du « Chat de Chester » qui ne manque pas d’amuser et qui est peut-être la moins brutale bien qu’un peu hypocrite… Elle consiste à garder un éternel sourire à la façon de ce mystérieux Chat dans Alice au pays des merveilles, tout en s’évaporant progressivement de la vie de l’Autre, sans pour autant jamais lui dire frontalement que vous le quittez et en conservant toujours une attitude agréable à son égard.

Si la rupture amoureuse occupe l’essentiel de l’essai, il élargit également son sujet à d’autres types de rupture telle que la rupture familiale (avec laquelle il fait une douteuse analogie avec les sectes…) qui s’avère selon lui parfois nécessaire notamment pour suivre sa vocation en dehors de toute pression : « Ecartez-vous sans hésitation de la voie que vous ont tracée vos parents, du cursus honorum auquel vous destinent vos études, dés lors que vous pressentez que votre destin est ailleurs. (…) Brisez déterminément les chaînes des faux devoirs avec quoi la société espère vous entraver, et tel qu’Antoine ceux des égyptiens à la veille de la bataille d’Actium, incendiez vos vaisseaux. »

A noter également ce petit clin d’œil qu’il fait aux lecteurs en regrettant le reniement que certains font des écrivains ayant « nourri, éclairé » leur jeunesse et appelle au contraire à la fidélité littéraire : « Célébrer les maîtres de son adolescence, dire son admiration et sa gratitude, voilà qui devrait être la régle, c’est à dire la banalité même. Or, il n’en est rien. Beaucoup de gens renient dans l’âge mûr les dieux de leurs années d’apprentissage. »

En conclusion de cet essai riche et stimulant qui ne manque pas d’interpeller et de faire réagir, cet éternel électron libre insiste sur le côté positif de la rupture en écrivant : « Une rupture peut-être vécue comme une amputation mais elle peut l’être aussi comme la liberté retrouvée. »

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