« N’oubliez pas de vivre » de Thibaut de Saint Pol, L’enfer des prépas vu de l’intérieur

« N’oubliez pas de vivre » de Thibaut de Saint Pol, premier roman d’un élève de 23 ans de l’Ecole Normale Supérieure et de l’ENSAE au moment de son écriture en 2004, lauréat du prix France Bleu puis paru en poche en septembre 2006. Il nous dévoile les coulisses sans pitié des prépas (hypokhâgne et khâgne) aux grandes écoles : un monde à part où se forme « l’élite de la nation ». Un monde qui voue un culte et place les connaissances et les livres au-dessus de tout y compris de la vie. Un thème qui rappelle le film  » Le plus bel âge » avec Elodie Bouchez ou encore dans une moindre mesure « Le cercle des poètes disparus ». A travers ce roman d’apprentissage moderne, sorte de campus novel à la française, il raconte ses rites, le stress intense, la cadence infernale des examens et des « khôlles », les programmes et les lectures gargantuesques à bachoter nuit et jour, la compétition mêlée de solidarité et parfois d’amitié entre les élèves dans cet univers quasi carcéral et monacal… Un véritable parcours du combattant, « une chute vers le haut », un choix qui « dévore » sa jeunesse mais qu’il assume. Si l’on peut regretter parfois la pauvreté de son style, Thibaut de Saint Pol réussit à nous emporter dans cette ambiance sous pression où les sentiments peuvent parfois s’exacerber…

L’histoire : Pensionnaire pendant ses deux années d’hypokhâgne et de khâgne dans un lycée de la banlieue parisienne, un jeune homme découvre avec stupéfaction les rouages d’un monde à part où l’excellence s’obtient souvent au prix de sa vie. Il dira alors progressivement adieu à l’insouciance de son enfance et de son adolescence pour révéler l’homme qui est en lui au cours de cette formation de choc. Entre souffrance, sacrifices, doutes, extase intellectuelle et amitié inattendue avec un mystérieux élève de sa classe et voisin d’internat, Quentin…

Impressions de lecture :
Les points forts :
– Découvrir par bribes les programmes étudiés, son approche des grands auteurs telle que « Les nourritures terrestres » de Gide ou Jorge Semprun.
– Les citations au début des chapitres de Nietzsche, Huysmans, Châteaubriand, Genet, Tchekov ou encore Karl Marx…
– La relation avec les profs (sadiques souvent), la compétition entre élèves, la description du travail effréné, la chorégarphie de la remise des copies classées où se mêlent la peur d’échouer, l’angoisse, la honte, les doutes…
– l’apprentissage de la maturité, l’adieu à l’enface et à l’insouciance
– Le paradoxe de l’enfer des cadences infernales d’enseignement menant presque au délire (avec des épreuves d’examens durant tout de même chacune 6 heures !) et malgré tout le plaisir d’aller au bout de soi-même, de repousser ses limites (les conditions intenables et intensives de révisions où même boire un verre d’eau devient un luxe dans cette course contre le temps !)
– La construction des sujets d’examens comme l’art de faire parfois illusion quand on ne maîtrise pas complètement sin sujet et d’improviser malgré tout un coup d’éclat (« faire mordre à l’hameçon » son prof comme cette question sur le directeur de cabinet du Ministre de l’Air en 1936 qu’il a lui même suscité en l’évoquant mine de rien) ou encore plus drôle les allusions grivoises prisées des profs de français frustrés…
– L’amitié entre le narrateur et Quentin, son voisin de chambrée, leur orgueil et leur complicité même s’il aurait pu mieux les creuser (voir ci-dessous) l’ambiguité qui les lie jusqu’à la fin. Il reste subtile et pudique, il ne verse pas dans la tragédie du spectaculaire sans pour autant perdre en force de son propos. – L’atmosphère du vieil internat, ses chambres spartiates, le chat un peu baudelairien qui vient apporter de réconfort aux étudiants en manque de douceur, les rares moments de détente sous la douche…

Les points faibles :
– De façon générale, le manque de profondeur, il reste en surface de certains axes forts du sujet comme l’amitié avec Quentin ou la tension psychologique qui aurait pu être plus fine. – Son style très factuel, conventionnel, minimaliste voire clinique qui frôle parfois le fade. On peut aussi l’interpréter comme une certaine retenue de sa part. On a plus affaire à un témoignage bien écrit, comme une bonne dissertation, qu’un véritable objet littéraire avec un style à part entière.
Son tic récurrent de faire suivre des phrases nominales du type « Faiblesse. Fatigue. Folie » ou « Effarouché. Effaré. Effrayé ».
– Le choix périlleux du « vous » qu’il parvient néanmoins à maintenir avec rythme jusqu’à la fin ; l’absence de dialogues peut aussi dérouter même si l’ensemble se tient quand même.
– La tentative de tisser des liens ou des parallèles entre ses lectures et ce qu’il vivait (comme avec « La naissance de la tragédie » de Nietzsche), ce qui était une bonne idée mais hélas cela tombe souvent à plat ou reste trop simpliste. Dommage…

En conclusion, une lecture qu’on ne regrette pas. Ce livre lève le voile sur ce milieu encore occulte des grandes écoles qui intrigue et fascine. Il se laisse lire agréablement même si l’on peut craindre parfois la monotonie.
Pour autant, on se limitera peut-être à ce premier livre de Thibault de Saint Pol (qui vient de publier à la rentrée de sept.2007 un 2e roman « Pavillon noir » qui met en scène un jeune pirate informatique) dont le style n’est peut-être pas assez transcendant pour motiver une autre lecture…

Quelques extraits :
« Car vous devez renoncer à votre liberté. La science est la plus jalouse de toutes les maîtresses (…). Elle sera votre exclusive compagne. Mais elle vous paiera en retour, car ses plaisirs sont les plus violents et les plus voluptueux que vous connaîtrez de toute votre vie. »

« C’est à chaque fois une occasion nouvelle de dépasser vos limites, de réaliser l’impossible. Vous aimez cela. Vous le désirez, même. Vous vous abandonnez sur le papier. Un état de transe s’empare de vous. Pourquoi lutter ? Comment résister ? (…) Alors les autres penseront que vous connaissez l’enfer. Mais ils ne sauront jamais que l’enfer est doux. Que la jouissance des mots est plus forte que toute souffrance. Il est des instants qui justifient tous les malheurs qui peuvent vous accabler pendant le reste de votre vie. Il est des expériences qui restent mémorables. Il est des souvenirs qui dévorent une vie. Mais chut… Laissez-vous plaindre…

« Il y a un paradoxe dans votre attitude face à la littérature. Elle est un objet de sacralisation et dotée d’un certain pouvoir. Mais vous la regardez également avec condescendance : elle est reléguée au rang d’accessoire décoratif, débordée par les sciences humaines, en retrait du champ social du fait de l’économie de marché qui apparaît pour tous, plus ou moins consciemment, comme plus importante que les idées. (…) Que faire avec la littérature ? Souvent rien du tout. Elle vous apparaît parfois comme une survivance du passé, comme un anachronisme dans la vie moderne. Elle a besoin de secret, de silence et de lenteur or la société contemporaine viole ces trois éléments. »

« Ce monde dont on parle dans les livres existe donc bien ! »

« Cette ville est votre chambre, un cachot en plus grand. Vous êtes enfermé à l’extérieur. »

Découvrez la version poche du roman « N’oubliez pas de vivre » de Thibaut de Saint pol

Le site de l’auteur

2 Commentaires

    • Audrey sur 23 décembre 2007 à 14 h 21 min
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    Moi, j’ai adoré son second roman "Pavillon noir". Je vais aller lire le premier. Merci pour cette critique qui donne envie.

    • Jean-Paul Baffre sur 12 décembre 2012 à 14 h 51 min
    • Répondre

    quel pedigree… ENS et ENSAE… ça fait rêver!! :)) en tout cas, je doute que les « élites » sortent encore que de ce genre d’écoles, juste les fonctionnaires ou assimilés… puisque les élites sont désormais regardées à l’aune de leur pouvoir financier avant tout ; il ne faut donc plus chercher des modèles chez Gide, Camus et consorts mais plutôt chez Bill Gates, Steve Jobs, Mark Zuckerberg ou, dans le pire des cas, Bernard Tapie…
    quant au livre, il a l’air terriblement convenu… mettons ça sur le compte de l’âge de celui qui l’a écrit…

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