Lucia Etxebarria règle ses comptes avec Bridget Jones ! (extrait de « Je ne souffrirai plus par amour »)

En cette année 2008, la pétulante écrivain espagnole auteur de l’excellent « Amour, prozac et autres curiosités » nous revient avec un opus inattendu qui, à première vue, ressemble à un manuel de développement personnel mais qu’elle préfère qualifier d' »essai littéraire ». A l’intérieur, l’auteur du pays des telenovelas, décrypte comme toujours les comportements amoureux de ses contemporaines et cherche surtout à répondre à un problème qui la concerne au premier chef : la dépendance émotionnelle liée notamment au manque d’estime de soi. Les « junkies de l’amour » comme elle les surnomme. A l’aide d’une impressionnante bibliographie psycho-sociologique illustrée des vicissitudes sentimentales de ses amies ou des siennes, elle explique donc les racines et les mécanismes de ce fléau qui entraîne souffrance et peut aller jusqu’à l’autodestruction (et la maltraitance). Cette féministe convaincue brocarde au passage les représentations sociales de l’idéal de l’amour romantique occidental notamment véhiculées par notre patrimoine culturel, l’éducation ou le « bombardement médiatique ». Et de passer au crible les grandes héroïnes de la littérature : d’Anna Karénine à Emma Bovary jusqu’à Bridget Jones (et la chick lit’) qui en prend particulièrement pour son grade. Extrait choisi :

« Quant à Bridget… Mon Dieu ! N’en parlons même pas. Pour avoir travaillé dans le monde de l’édition et occupé le poste que cette godiche est censée avoir, je peux affirmer : a/ qu’on y travaille beaucoup plus; b/ qu’on ne peut pas se permettre de perdre du temps à attendre bêtement un amoureux qui n’arrive jamais (on le passe plutôt à esquiver kes mains baladeuses, qui pullulent dans ce milieu); c/ que les chefs sont le plus souvent des hommes avec barbe, ventre, cheveux blancs, lunettes et névrose pouvant à elle seule faire l’objet d’un traité de psychologie – bien loin, donc, de l’image de grand bourgeois hyperfriqué et hypersexy du chef de Bridget.

« Je pense de façon générale, à la profusion de biographies, d’essais, de romans frivoles du style « Confession d’une accro du shopping », « Une vie de rêve, Où sont les hommes ? » – ou « Le journal de Bridget Jones » – qui mettent en scène sur le mode comique, des personnages désinvoltes aux prises avec les situations conflictuelles présumées être le quotidien de la femme moderne, des femmes qui nous parlent de leurs efforts pour conquérir leur autonomie et se réaliser en tant qu’individu, et qui sont également censées nous proposer une saine démystification des stéréotypes féminins, montrant par là-même, de façon complice, les difficultés que nous rencontrons dans la vie quotidienne pour nous en défaire. Il n’est pas rare, cela dit, que sous ce ton plaisant et superficiel, perce une certaine profondeur (le côté obscur de la Force, pour parler comme le Jedi), celle que peut dégager, par exemple, la super-woman confrontée à 1000 problèmes, où l’anti-héroïne qui, derrière le sourire, nous aide à accepter le caractère inexorable d’une situation frustrante et sans issue. Mais le plus souvent, l’identification entre la romancière et son personnage vire à l’autosatisfaction (ou l’autocompassion), et les raisons profondes pour lesquelles notre malheureuse héroïne s’est retrouvée dans pareille situation sont bien le cadet des soucis de l’auteure. »

(…) « C’est parce que nous sommes accoutumées, depuis que nous sommes toutes petites, à valoriser la dépendance émotionnelle et que nous restons conditionnées, à l’âge adulte, par des personnages comme Bridget Jones ou Carrie Bradshaw. » (…)

« Les grandes héroïnes de la littérature occidentale, de Médée à Anna Karénine en passant par Juliette, Emma Bovary ou la Mélibée de La Célestine de Rojas, vivaient l’amour comme étant le projet essentiel de leur vie. La romancière et essayiste Loudres Ortiz a analysé comment, dans la plupart de ces histoires, ce qui pour l’héroïne, représente toute sa vie, n’est pour le personnage masculin qu’une partie de la sienne. De la Dame aux camélias aux héroïnes de Corin Tellado en passant par celles des séries télévisées (…), nous retrouvons toujours les mêmes éléments : conquête éclair, amour flamboyant, dévouement passionné, le tout entrecoupé de mésententes, de malentendus, d’obstacles en tous genres – mais, quelque soit la gravité, après de grands sacrifices et de grands bouleversements viendra le dénouement heureux, soit que l’horizon s’éclaircisse et que l’héroïne s’achemine vers un bonheur à l’eau de rose, épouse son bien-aimé et ait beaucoup d’enfants, soit qu’à l’instar de Marguerite Gautier, d’Emma Bovary ou de la régente de Clarin, elle atteigne à défaut de bonheur, l’immortalité, ce qui n’est pas rien non plus. »

A lire en complément : les extraits choisis de l’essai de King-Kong théorie de Virginie Despentes

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