« Véronica » de Mary Gaitskill, Misère et splendeur du New-York des 80’s

Encore méconnue en France l’américaine Mary Gaitskill faisait partie de la désormais mythique bande du « Brat Pack », la nouvelle «génération perdue» chouchoutée par les agents et les éditeurs. Un groupuscule de romanciers et de novellistes précoces (dont les chefs de file ne sont autres que Jay McInerney et Bret Easton Ellis ou encore Donna Tartt), jouant de leur insolence blasée et portant un regard acéré sur leur époque et leur univers croisant sans complexe cocaïne, rock’n’roll, réalisme urbain et romantisme. Chaudement saluée aux Etats-Unis par la critique, son 1e roman « Veronica » (après un recueil de nouvelles « Mauvaise conduite » traduit en 1989) a été classé par le New York Times parmi les cinq meilleurs livres de fiction de 2005, et sélectionné cette même année pour le National Book Award. Dans un style minimaliste et lumineux, elle y dresse le portrait douloureux et émouvant de deux femmes, Alison Owen, atteinte d’hépatite à l’âge de 50 ans, qui se retourne sur son passé, sa vie de bohème et ses rêves de paillettes, avant de croiser Véronica Ross, autre oiseau de nuit excentrique et sidaique, qui a choisi de vivre sa marginalité en toute liberté. Derrière leur désinvolture, se dessinent progressivement les fêlures tandis que resurgit toute une époque clinquante du New-York des années 80…

Un roman bouleversant qui noue la gorge. Mary Gaitskill, pour son second roman, a choisi d’aller puiser dans ses souvenirs adolescents pour mieux raconter une époque faussement désinvolte, faussement légère, que fut celle des années 80, avec pour toile de fond la tragédie des premières années sida dont est décédé l’une de ses amies. Ce récit décrit donc cette lente agonie et insuffle intensité et justesse à ces héroïnes marginales qui, exaltées, vivantes, vibrantes, refusent les entraves. Mieux, elles choisissent leur liberté.

On a dit de ce roman que c’était un conte de fées pour adultes. C’est vrai. C’est pour cela qu’il est tragique. Il est de la veine Génération perdue décrite par les américains Easton Ellis et Mac Inerney dont l’auteur semble très inspiré., Sexe, drogue, etc, l’éternelle trinité. Le refrain est familier. Rabaché et usé jusqu’à la corde, pourrait-on dire. Mais non ! La magie du récit fonctionne encore. J’ai été très touchée par l’ histoire de ces filles, perdues et éperdues, qui refusent de se fondre dans le moule de la vie qu’on leur propose. Du début à la fin, l’auteur montre bien l’envers du décor de cette éternelle quête de beauté, vue par le prisme d’une très jeune fille qui bascule assez vite dans les feux d’une autre existence, sans que rien ne l’y ait justement préparé. Alison choisit une vie marginale, depuis sa fugue du domicile familial jusqu’à ses rencontres personnelles après le foyer avec des gens qui ont les mêmes chemins de traverse. Alison est cette adolescente qui semble vivre inconsciemment ou avec une certaine désinvolture sans que rien ne l’atteigne ou ne l’émeuve plus que de raison. C’est ainsi, dans cet état d’esprit, qu’ apparaît Véronica, une de ses amies, mannequin comme elle, une femme différente, un personnage baroque, au réalisme brutal. Véronica, l’extravagante, la fascinante, pourrait-on dire.

Dans ce roman, on s’interroge beaucoup sur la beauté, la joliesse et son corollaire, la laideur. « La laideur qui vaut pour la beauté ». La magnificence des attitudes et l’obsession de la séduction. L’héroïne se préoccupe beaucoup des détails physiques, le nez cassé de Sara, sa jeune sœur, par exemple ! Les premiers émois, les rencontres à priori définitives, la peur de la perte, de l’échec. La vie, quoi. Le ton du roman change et devient plus grave quand on apprend la séropositivité de Véronica lors d’un défilé de mode où Alison participe. Véronica apparaît alors de plus en plus comme une héroine désorientée et désenchantée. Une elfe étrange. Une icône flétrie. Quelqu’un dit d’elle : « c’est la typique vioque à pédés ». Mais pour la petite sœur d’Alison, -Alison qui apparait en fait comme étant la véritable héroïne de ce roman par un jeu intéressant de rôles interchangeables-, Véronica possède un langage élaboré. « elle est formidable », dit -elle. Plusieurs fois, c’est à Hervé Guibert et à son « A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie » que j’ai pensé. En raison du ton global du roman et précisément quand Alison nous apprend qu’elle n’était pas là pour la mort de Véronica. Il est de très beaux passages, notamment ceux sur Rigoletto et La Traviata pages 136 et 137. La fin est émouvante. La mère de Véronica à Alison : « au moins elle n’a pas souffert ».(officiellement, oui, Véronica est morte de pneumonie, insensé). Alison répond : « si madame, elle a souffert. Elle avait le sida ».

Voilà, c’est Mary Gaitskill. Elle possède ce don de raconter les histoires qui captivent. Tout autant capable de dire et décrire les petits bonheurs, la quotidienneté, les déceptions, la souffrance, le désir mais aussi les épreuves et la tragédie qui tue les malades du sida. J’ai bien aimé la composition de ce récit imagé, avec des descriptions nombreuses, et servi par un style très actuel. Certaines phrases cinglantes, sont scintillantes, dans leur crudité, l’ensemble est équilibré, avec des paragraphes homogènes. C’est du plus bel effet littéraire, sans ostentation. C’est aux sensations qu’elle s’attache, Mary Gaitskill. Dans cet univers vibrant, « Veronica » aborde chaque thème de la vie, du plus anodin au plus sensible, avec beaucoup de pudeur, de tendresse et d’authenticité. Y compris quand l’auteur se montre tout à tour impertinente, insolente, en nous balançant des images explicites et bien « gratinées » – notamment une courte scène pornographique « pas piquée des vers ». Elle impose un langage sans fioritures. Aux trois quarts du livre, l’ensemble prend un tour plus profond, un brin philosophique, et trouve le ton juste pour frapper de plein fouet.

En guise d’épilogue, on peut dire que Véronica surprend et ravit tout à la fois par sa grâce désenchantée et ressemble à ces alliances imprévisibles, ce hasard heureux qui frappe à l’angle d’une rue. Roman humain, puissant et enrichissant, emprunt de vraie mélancolie, qui répond d’abord à un élan du cœur d’une femme pour un autre. Roman de femmes, qui raconte cette amitié rédemptrice, sertie comme un diamant, marquée par le sceau du destin. [Laurence Biava]

Extrait choisi représentatif de son style vivant, sans ostentation :
« …une chatte siamoise m’épiait à travers une fente obscure ; dans le nuage irréel d’une musique de salon, Véronica apparût, portant une robe de dentelle antique. Le nuage irréel forma une figure aux lèvres boudeuses et aux paupières lourdes qui nous entrainait par delà un petit lit disposé contre le mur, un téléviseur gigantesque et une fenêtre aux moulures fissurées, calée au moyen d’un livre déformé par a pluie. Un autre chatte bondit sur un guéridon bancal et pencha le triangle velouté de sa tête vers la salle de séjour, où une nappe en lin couvrait une table dressée avec des couverts en argent. Je fus présentée comme « la gamine parisienne » à un petit cercle de dignes vieux messieurs et de garçon séduisants, gratte-papier, correcteurs et sous fifres de rédaction bien heureusement transformés par ce nuage irréel qui planait sur eux, leur prêtant ça et là une touche subtile de couleur et de parfum« .

1 Commentaire

  1. Je découvre que cet auteur a écrit la nouvelle Bad Behaviour, qui a doné le sublime film La secrétaire de Steven Shainberg… Rien que pour ça, je sens qu’il va falloir que je penche plus avant sur cette Mary Gaitskill ^^

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