« Ames perdues » de Poppy Z. Brite: Sang et stupre au lycée…

« Ames perdues » de Poppy Z. Brite, est le premier roman, (« Lost souls » en VO) publié à 25 ans, en 1992.
Considérée comme la chef de file d’une nouvelle génération d’auteurs entre littérature underground et terreur, Poppy Z. Brite a été étiquetée de « Stephen KING-trash-punk » ou d’écrivain « gothico-branchée ». Si ses romans s’ancrent bien dans un univers plutôt noir voire macabre, dit « amoral » orienté « sex, drug et rock », c’est avant tout l’esthétique et l’écriture organique qu’il faut retenir de la dame de la Nouvelle Orléans.
Avec « Ames perdues », elle impose déjà, magistralement, toute la virtuosité de son style à la fois lyrique, cruel, violent et passionné en décrivant une réalité teintée de fantastique (notamment par la présence de vampires). Mais derrière les scènes « choc », c’est le désespoir, la profonde solitude et la peur de la jeunesse urbaine que l’auteur dépeint sous une forme allégorique

« L’instant d’avant, il était prisonnier du nœud gordien de ses pensées, commençait à avoir peur de ses nouveaux amis. Des amis plus excitants que tous ceux qu’il avait connus, encore plus grisants parce qu’ils lui ressemblaient. L’acceptaient. C’était ce qu’il avait souhaité plus que tout lors de ses longues nuits de solitude, des nuits qu’il passait (…) à saigner des poignets ou à saigner du cœur. Pourquoi donc avoir peur ? »

Réduire « Ames perdues » à un simple « roman sur les vampires » serait une lourde erreur.
S’il met effectivement en scène ces créatures à la fois sulfureuses, sombres et… assoiffées de sang (!), ce sont avant tout les sujets de l’adolescence, de la solitude, de la peur d’être seul et du rejet de l’autre qui sont ici abordés sous une forme allégorique… et extrême.
Les vampires jouent donc un rôle plutôt symbolique même s’ils ne sont pas des « monstres ordinaires de la nuit, mais des créatures plus sombres, plus étranges, plus résolues et infiniment plus redoutables« .
Poppy écrit d’ailleurs : « (…) il ne faut jamais avoir une trop grande foi en quelqu’un ou en quelque chose, car on finit toujours par en souffrir. L’excès de foi vous suce les sangs. A sa façon, le monde aussi est un vampire.« 
Ils sont ainsi différents de l’imagerie traditionnelle à la « Dracula », ne craignant ni les crucifix, ni l’ail et pouvant se déplacer le jour (sans en abuser). S’ils se nourrissent bien de sang, ils présentent aussi une autre caractéristique : celle de se gaver de friandises et autres sucreries. Des créatures sanguinaires qui adorent le chocolat… Un curieux paradoxe qui illustre toute l’ambivalence des vampires de Poppy Z Brite. Leur cruauté est toujours teintée d’une sorte d’innocence, d’un hédonisme quasiment enfantin.
Pourtant âgés de plusieurs centaines d’années, ils demeurent des adolescents, dans une jeunesse éternelle et sont dotés d’un grand pouvoir de séduction très glamour.

C’est à travers l’histoire de « Nothing », un prénom en forme de point d’interrogation, que l’auteur nous entraîne dans leur monde fait de luxure, d’opium, de barbarie et de décadence.
Agé de 15 ans, il est en proie à une crise d’identité : « Un garçon dont la faim avait affiné les os de son visage. Ce mot seul suffisait à le définir : faim. Mais faim de quoi ? D’ivresse, de salut, de damnation, de nuit. » De multiples questions le taraudent dans sa « chambre-forteresse » terne du Maryland où il s’exclut en s’enivrant de Johnnie Walker ou en lisant Dylan Thomas : Qui sont ses vrais parents ? D’où vient-il ? Pourquoi doit-il sucer son sang pour se réconforter et parvenir à s’endormir ? Quel est le message caché de ces mystérieux « Lost souls » dont il écoute en boucle la K7.

L’adolescent qui ne trouve d’échos à ses souffrances qu’avec d’autres « âmes perdues », des gamins faméliques habillés de noir, les yeux cernés de khôl, les lèvres barbouillées d’écarlate, fumant des joints et s’adonnant à la bisexualité, « des gosses déjà écœurés de la vie, heureux d’être vivants, ivres et plus jeunes qu’ils ne le seraient jamais », décidera donc de fuir pour tenter de retrouver ses origines et un sens à sa vie.
Débute alors une errance en forme de road-trip qui le mènera jusqu’en Caroline du Nord dans la bourgade perdue de « Missing Mile ». Un chemin initiatique qui lui révèlera enfin sa vraie nature, en particulier lorsqu’il croisera un étrange trio mené par le magnétique et pervers Zillah « aux yeux brillants comme des joyaux verts enchâssés dans une pierre de lune. » qui entreprendront de faire son « éducation »…

En parallèle, nous suivons aussi les destinées du duo d’adolescents Steve et Ghost aux pouvoirs extralucides qui forment le groupe des « Lost souls » ou encore de Christian, le barman devenu vampire qui détient le secret des origines de Nothing.

Dans ce roman choral, l’auteur dessine ici une construction narrative par paliers, qu’elle poussera encore plus loin dans « Le corps exquis », consistant à tracer des lignes convergentes en établissant progressivement des liens entre de multiples personnages dont la rencontre sera inéluctable et souvent… fatale. Une narration très efficace pour faire monter la tension et maintenir le suspens.

Mais la principale force du récit tient au talent hors pair de l’auteur pour camper ses personnages et ses atmosphères. Qu’il s’agisse de décrire l’ambiance interlope du « Vieux carré » célèbre quartier des bars de la Nouvelle Orléans, de son fleuve (« Le reflet de la lune s’étalait comme du beurre sur les eaux noires. » ou encore « C’était une pluie froide et sale, une pluie qui tombait du ciel comme une toile d’araignée réduite en pièces et dansait sur le capot de la voiture de Christian comme possédée par une joie primitive. Les cônes de lumière projetés par les réverbères chatoyaient comme des spectres. Une vapeur trouble montait du pavé pour s’élever vers le ciel. Le ventre lourd des nuages de plomb reflétait les lumières du Vieux carré en les teintant de mauve telle une vitre épaisse et couverte de crasse. »). Celle des night-clubs, de la lune (« Une lune pareille à une esquille d’os gelée ») ou de la fourgonnette du trio de vampires « aussi chaude et humide qu’un baiser »).

Un roman couleur vert, or et pourpre comme les étiquettes de Chartreuse, le vin diabolique des vampires, saturé d’odeurs (« Il huma l’odeur qui imprégnait le Vieux Carré, l’odeur des épices et de l’ordure, l’odeur dorée de la bière, l’odeur âcre de poisson qui montait du fleuve. », « un vent venu du fleuve qui sentait l’huître et les perles, la boue noire et les os d’enfants »), « d’effluves moites et secrets du chagrin » ou de « saveurs des étés de l’enfance, la saveur des joies enfuies, épicée par le goût sombre de la terreur. » Une poésie langoureuse baigne aussi ses descriptions : « Les mots déferlèrent de sa bouche comme un fleuve doré », « Sa voix était un vin capiteux coulant dans sa gorge. » ou « Ses cheveux flottant comme un oriflamme. »…
Elles empruntent au merveilleux (même pour décrire l’horreur absolue), frôlant le lyrique et se lisent presque comme des incantations. On pense à Donna Tartt (Le maître des illusions) parfois en la lisant.

C’est aussi un « roman rock » imprégné de références à Robert Smith, le chanteur des Cure, Led Zeppelin que les héros écoutent dans leur vieille T-Bird ou encore les concerts donnés par les « Lost souls » (« La voix du chanteur était grave et onctueuse, aussi insidieuse qu’un cancer dans la gorge. »), et marqué par l’esprit de révolte et anticonformiste de ces personnages en marge, à la sensibilité aiguë, en quête d’absolu.

Pourtant, Poppy Z Brite cumule ici tous les tabous les plus abjects : inceste, pédophilie, drogue, violence extrême…
L’auteur pose ainsi la question de la moralité en particulier lorsque Nothing bascule dans « le monde de la nuit, le monde du sang ». Elle écrit à ce sujet : « Il lui était impossible de ressentir un quelconque dégoût. Une quelconque honte. (…) La morale de ce monde n’avait jamais été la sienne ; les valeurs de ce monde n’avaient jamais été pour lui qu’un miroir aux alouettes. (…) Les membres de sa race étaient-ils pourvus dés la naissance d’un instinct amoral qui les protégeait de toute culpabilité ? ». Le lien « de sang » ambigu et fascinant qui unit Nothing à Zillah « à la fois protecteur et prédateur » fait aussi réfléchir sur l’amour que l’on peut porter à un bourreau…

« Ses seuls instants d’amour seraient ceux qu’il passerait avec les enfants répondant à ses caresses avant de déchirer leur gorge pâle et de boire leur vie.« 

Avec son style mystico-baroque, elle parvient à transformer en scènes d’amour les actes de mutilation et de meurtre commis par les vampires. Et transcende ainsi la douleur pour atteindre une certaine beauté (voir extrait).
Certains passages restent tout de même insoutenables en particulier quand ils s’accompagnent de torture (meurtre du meilleur ami de Nothing ou même de son grand-père, viol de la petite amie de Steve).
Un érotisme sanglant et boueux qui mêle des références religieuses (« des baisers au goût d’autel ») souffle sur ses pages qui demeurent étrangement envoûtantes.
On regrettera seulement que la deuxième partie, qui force le trait sur la magie noire et le vaudou, tire en longueurs et ajoute de nouveaux rebondissements (liée à la prémonition des jumeaux) et personnages (comme celui d’Arkady) dont on se serait volontiers passés…

A lire aussi : VAMPIRES & LITTERATURE / La Bit lit’ : renouveau du genre littéraire des vampires ?

Deux ou trois choses que l’on sait de Poppy Z.Brite :
Son oeuvre, fortement érotique, à coloration uniquement sexuelle, s’inspire des sous-cultures de la société américaine, l’underground. Considérée comme « un homme gay dans un corps de femme » (Conrad et Domis, Ténèbres # 2), sa fascination pour l’homosexualité la font très appréciée des milieux homos et marginaux. Il n’y a guère d’anthologie qui ne comporte actuellement une nouvelle de Brite. Elle-même a rassemblé plusieurs anthologies, consacrées d’ailleurs au sexe. Elle a d’ailleurs choisi de mettre un Z entre son prénom et son nom, chromosome qui n’existe pas (les chromosomes sexuels sont X et Y) pour témoigner de son refus de l’appartenance à un genre. Grande lectrice, ses auteurs favoris sont Straub, Barker, Ellison, Campbell.

Visuels d’illustration : Lise Sarfati – The New Life: La Vie Nouvelle

10 Commentaires

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    • Philippe sur 28 avril 2009 à 12 h 09 min
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    Je n’ai jamais accroché.

    Les bouquins de Poppy Z. Brite me font penser à des romans de gare – certes mieux écrits que la plupart qui constituent ce genre, mais guère plus transcendants.

    Je sais que je suis un peu sévère mais c’est comme ça : je n’accroche pas.
    Je trouve les scènes de violence mal écrites (et souvent gratuites, pensées pour choquer un max, insignifiantes par rapport à ce que produit un Bret Easton Ellis par exemple), les scènes de cul sont justement cuculs, etc.

    Non, vraiment, je n’accroche pas (je l’ai déjà dit, non ?).

  1. Poppy Z Brite est en effet un incontournable du genre, qui a une plume vraiment unique, certes un poil trash mais bien plus intéressante sur le long terme que celle d’Anne Rice.

    C’est certes cru, déjanté et dérangeant, mais c’est aussi cela qui fait le charme et la force de la dame. Avec ce premier roman, elle marie avec brio road movie à la Kerouac et romance Trash.

    Une lecture incontournable pour qui s’intéresse au mythe du vampire.

    • Philippe sur 29 avril 2009 à 11 h 31 min
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    Vous ne m’avez pas compris : je ne suis pas choqué par les scènes trash de Poppy, je trouve lesdites scènes nulles, mal écrites, montées uniquement pour choquer. (Choquer pour choquer, si vous préférez)…

    • ludiecherie sur 24 mai 2009 à 21 h 52 min
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    En tout cas, si cela vous a plu, vous devriez lire aussi "une lame dans l’ame" de David Vanelle. Les scènes de violence sont si bien écrites qu’elles vous en donnent des frissons, et vous fera faire même des cauchemars… Ce tyoe doit être un grand malade pour avoir de pareils idées… Je vous le conseille à tous.

    • nessa sur 25 mai 2009 à 14 h 34 min
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    Je n’est pas non plus accrochée, je ne l’ai d’ailleurs pas terminée. Certes, elle utilise parfois une écriture qui lui est propres et qui peut paraître très attirante pendant les 100 première pages, mais par la suite, elle réutilise tout le temps les même formulations qui font de sont livre quelque chose de décevant!!! il me semble que le tallant de l’écriture et de justement savoir utiliser les mots et éviter des redondances et de ne pas utiliser des synonymes grotesque. Pour moi c’est la marque d’un mauvais écrivain. malheureusement ce livre est de cet ordre!!! De plus, l’histoire devient n’est pas extraordinaire !!! Rien de comparable à Anne Rice!!! Ce livre est beaucoup trop décevant!!!!

    • free boy sur 29 juillet 2009 à 10 h 36 min
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    Un livre dérangeant, troublant, mêlant réalité crue et fantastique glauque. Un excellent roman sur les adolescents paumés en pleine crise identitaire.

    • Hitsu sur 5 février 2010 à 15 h 34 min
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    Je pense que justement sont but est de choquer pour choquer car elle parle d’un univers ou le choc pour des petits citadins (ou campagnards) que nous sommes, tranquille dans notre petit lit en train de lire ce livre comme un roman payé 7€ et des poussières, elle parle de la vie de la vraie vie, et sa facon d’écrire les scenes chocs est le reflet parfait de l’univers qu’elle dit! Je pense que son écriture s’adapte parfaitement à son oeuvre ainsi qu’à toutes celles qu’elle a écrit.
    enfin je tiens à preciser que c’est son premier roman et rare sont les écrivains de nôtre époque qui sont aussi originaux et aussi engagé à cette âge^^
    Ensuite je tiens à dire que chacun a son point de vue et c’est un type de livre TRES spéciale donc voilà !
    Si vous n’avez pas aimer, ne détruisez pas ainsi le travail de cette auteure, elle a un style très spécial mais pour l’avoir étudié je sais que son style est déjà bien marqué dans Lost Soul et ensuite mieux par la suite!
    Et pour conclure,il vaut mieux le lire en anglais XD
    J’en fini ce bien trop long commentaire!!
    Gacho~n ! <3

    • C.N. sur 2 janvier 2011 à 20 h 40 min
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    Je me permet de dire que je n’ai pas du tout trouvé que les scènes trash étaient "scènes nulles, mal écrites, montées uniquement pour choquer". Au contraire, je pense que le livre aurait été moins crédible si les actes de violence avaient tous été justifiés. En particuliers celles qui concernent les vampires. On parle de vampires, pas d’enfants de choeur, ça n’est pas surprenant qu’ils tuent pour le plaisir, et oui on est loin des histoires de vampires édulcorées pour ado, mais dans un sens des vampires cruels, violents et pervers me semblent plutôt crédibles.

    Et sinon je trouve que l’ensemble passe bien, justement, je n’ai pas trouvé ce livre choquant même si il aurait pu l’être vu les sujets abordés. L’auteur a un style cru, certes, mais les scènes décrites gardent une certaine beauté, ne tombent pas bêtement dans la vulgarité.(ce que je reproche souvent à certains auteurs trash.)

    Bien sûr, je n’ai pas trouvé ce livre parfait, il est un peu long, un peu mou par moment, du même auteur, "exquisite corpse" est bien meilleur.

    Mais je le conseille tout de même et je trouve qu’il est un peu dur de qualifier ce livre de "marque d’un mauvais écrivain" même si ce n’est pas de la grande littérature. Tous les goûts sont dans la nature, bien sûr on a le droit de ne pas l’aimer, mais si je devais le déconseiller à quelqu’un ce ne serait certainement pas à cause du style de l’auteur.

    • Sqweegel sur 13 août 2011 à 21 h 58 min
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    J’ai le même avis que C.N.
    Ce livre n’est pas choquant,du moins pour moi (après j’ai peut-être un degré de sensibilité très bas,surement oui),la façon d’écrire de Poppy Z.Brite est juste..stupéfiante ,elle déborde d’imagination et sait nous attirer dans son monde avec une facilité incroyable .J’ai vraiment du respect pour elle.

    • Comtesse V sur 8 septembre 2011 à 16 h 41 min
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    Quand j’ai lu âmes perdues j’ai eu l’impression de participer à ce chaos hurlant.. Je comprend mal cette idée de choc quant à cet ouvrage, par contre concernant Le corps exquis…je dirais même que cette intention de perturber le lecteur nous amène à une forme de possession. Comment (moralement parlant) peut-on continuer la lecture de l’opus, tant les actions nous dégoûtent? Peut-être parce qu’elles sont le reflet de certains de nos fantasmes inavoués, humains que nous sommes, faibles face à nos passions. Ainsi on ressort de ce voyage littéraire, non brisé, mais renforcé, et un peu dérangé ^^ pour mon plus grand plaisir ; )

    (si vous avez envie de partager vos opinions sur Poppy, Bret easton Ellis, J.T. Leroy… voici mon mail : comtesse_de_sade@hotmail.fr)

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