Les héros littéraires d’hier vus par les écrivains d’aujourd’hui

Bardamu, Rastignac, Raskolnikov, Peter Pan… autant de personnages littéraires devenus icônes, presque archétypes modernes. Le « Dictionnaire des personnages populaires de la littérature des XIXè et XXè » leur rend hommage. Classé par thème (Aventuriers, Bagnards, Femmes fatales, Policiers…), il a été rédigé par 100 écrivains contemporains qui livrent leur vision personnelle de leur héros préféré. L’occasion de redécouvrir ces figures mythiques éclairées d’interprétations diverses. Extraits :

Patrick Mosconi analyse le personnage de Rodion Romanovich Raskolnikov et tente de percer son mystère :

« Raskolnikov est-il un Christ aux mains sales, un terroriste inachevé ou bien l’archétype du héros dostoïevskien, dépositaire de l’âme slave, ou encore l’orgueilleux confronté à l’éternelle question de la liberté absolue ? Malgré les quelques centaines de milliers de pages que la toile lui consacre le mystère perdure. (…) On ne doit pas négliger, comme l’a noté Gossman, l’influence de la lecture de Balzac, en particulier Le Père Goriot*, avec un Rastignac proche de Raskolnikov qui n’éviterait pas l’épreuve du sang. (…) (…) je m’étais fait une idée fausse de Raskolnikov. J’étais resté sur le souvenir d’un jeune homme dévoré par le remords, un remord nourri du sang qu’il avait fait couler, en proie à une lutte âpre entre le bien et le mal. Le destin d’un individu poussé aux confins de la folie, sauvé par la pureté d’une jeune prostituée et par l’aveu de son crime à la police ; et pour finir, la rédemption avec les souffrances du bagne. Je n’avais pas saisi le lien entre Les Démons et Crime et Châtiment. Dans Les Démons, c’est un groupe (révolutionnaire) qui commet un crime au nom d’une idée intellectuelle, et dans Crime et Châtiment, c’est un individu qui passe à l’acte au nom d’une idée. Raskolnikov ne se sent pas coupable d’avoir tué l’usurière, il souffre de ne pas avoir assez de caractère pour assumer son geste. Et Dostoïevski démontre de façon impitoyable que toutes les raisons psychologiques invoquées pour justifier ce crime (aider sa famille, sortir de la misère, écraser un être insignifiant qui suce le sang des autres) ne sont que des prétextes. Suis-je capable d’écraser un pou et de vivre après, y compris pour faire le bien autour de moi ? La voilà la seule motivation de Raskolnikov, le véritable mobile de son crime. Kierkegaard, devant la terrible solitude de Raskolnikov, écrira : « Le démoniaque ne s’enferme pas avec quelque chose, mais s’enferme seul, et c’est là le profond de l’existence que la non-liberté justement se fasse elle-même prisonnière. » C’est seulement quand Raskolnikov comprendra puis acceptera la nature de l’amour de Sonia – la dimension « sacrée » de toute vie humaine –, qu’il aura la force de renoncer au néant pour entreprendre un difficile retour parmi ses frères humains. La vraie question que se pose Raskolnikov, question récurrente chez Dostoïevski, est que si Dieu est mort, tout est-il permis ? Au nom de quoi, quand un supposé intérêt général l’exigerait, tous les moyens ne seraient-ils pas acceptables ? Du mensonge à l’assassinat, de la manipulation au génocide… Non, finira par admettre Raskolnikov – qui se trouve loin de Dieu mais de plus en plus proche du Christ –, tout n’est pas permis. Et, avec Lautréamont, il aurait pu proclamer que toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle».

Yves Pagès, auteur et éditeur chez Verticales, explique l’originalité du personnage de Bardamu qui rompt avec les figures habituelle de l’époque des romans de Poilus ou de la littérature dite « sociale » (“prolétarienne”, “argotique”, etc.). Un précurseur de l’antihéros moderne désabusé :

« Bardamu, [personnage] qui dit “je” tout au long du gros bouquin, ça change du naturalisme à la Zola, avec ses “il(s)”, tenus bien à distance. On est immergé dans sa tête, on lit dans ses pensées, mais avec une langue vivante, qui dérape et bifurque vers les bas-fonds de la société, à voix haute, dans un gueuloir intérieur, loin du bon ton académique. Du coup, ce bavard inclassable fait double emploi – personnage et narrateur –, à tel point qu’au fil des interviews, on demande à l’écrivain à scandale quel rapport il entretient avec les tribulations de Bardamu, pour faire la part de l’authentique et du chiqué. (…) Si la figure de Bardamu a marqué à ce point ses contemporains, c’est sans doute qu’il n’est pas conforme à l’idée qu’on se faisait alors du héros d’un roman social. Dès le premier chapitre, il professe un antimilitarisme de façade aussitôt renié face au spectacle aguichant de la Mobilisation générale. C’est son travers majeur, tant psychologique qu’idéologique, se méfier de ses opinions et agir le plus souvent à rebours de lui-même. Mal parti donc, ce Bardamu, pour servir de porte-voix au moindre idéal édifiant, qu’il soit patriotique, colonialiste ou progressiste. Mais faute de s’investir dans quelque énergie contestatrice – aux côtés des Noirs, des migrants en galère, des ouvriers “devenus machines”, des reclus maladifs de la condition banlieusarde –, il n’éprouve envers eux qu’un sentiment intimement contradictoire, mêlé d’empathie et de déception, de compassion et de dégoût, jamais l’un sans l’autre. Du coup, à force de naviguer en eaux troubles, Bardamu exprime en creux un “malaise dans la civilisation”, selon l’expression freudienne. Il réagit comme un symptôme plutôt qu’il n’incarne un destin ou un message et, par contagion, provoque chez le lecteur un effet de fascination-répulsion sans précédent littéraire à cette époque. Il n’en demeure pas moins que Bardamu voyage, trimarde ici et là, chemine de par le monde à l’image de ses lointains ancêtres des romans picaresques ou de chevalerie. Mais comme son faux frère Don Quichotte, porteur d’une autre désillusion en son temps, il n’est qu’une très pâle copie, l’ombre déceptive d’un aventurier de l’ère laborieuse, transportant partout le fardeau de ses passions tristes : lâcheté, dépit, inquiétudes, égoïsme et impuissance à agir. Sauf que lui ne s’évertue même plus à combattre les moulins de l’injustice, il est plus dérisoire encore dans son panorama des servitudes volontaires, plus spectral aussi dans son amertume voyeuriste. Il a baissé les bras, percé puis jeté son armure, foulé aux pieds ses valeurs de révolte, baissé définitivement le masque. Il est au-delà de la passivité, au bord de l’inertie définitive. (…) Ensemble [Avec Robinson], ils forment le couple indissociable de l’antihéros moderne, sans issue dialectique. Solidaires mais toujours à leur corps défendant, ils portent le deuil dans la fiction des années 1930 de toute utopie émancipatrice. » –

Catherine Lépront analyse l’arrivisme à travers Eugène de Rastignac, apparu dans les manuscrits de La Peau de chagrin (1831), dans Le Bal de Sceaux (1829), qui se passe en 1821, sous Louis XVIII puis Le Père Goriot, publié en feuilleton dans La Revue de Paris, 1834 et en volume, Paris, Werdert, 1835 :

« (…) Il est un des rares personnages littéraires que son auteur amaigrit au point de le métamorphoser en un archétype d’arriviste cynique. C’est Balzac qui fait de Rastignac, nom propre, un rastignac, nom commun. Mais, tandis que son art consiste à inclure dans son personnage le processus de réduction qui, finalement, le fige en archétype, c’est avec celui-ci, dépouillé, que la culture confond Rastignac, à celui-ci que, dans la réalité, désormais, un rastignac se conforme, si bien qu’on en arrive à ce paradoxe : la personne est plus sommaire que le personnage qui lui a servi de modèle.
Comme d’autres personnages qui servent à cimenter La Comédie humaine, Rastignac intervient dans vingt-six romans où, le plus souvent, on parle de lui, notamment de l’état de sa fortune (La Cousine Bette, Le Curé du village, Ursule Mirouët, Les Illusions perdues, Splendeurs et Misères des courtisanes, Béatrix, par exemple). Mais c’est avec Le Père Goriot, qu’il naît ou, précisément, dans le fumier de la pauvreté, à la pension Vauquer, auprès de Vautrin* et de Goriot*, qu’il prend racine, en 1819. Il vient de province – le lieu commun qu’évoque encore aujourd’hui son nom : il est « monté » à Paris faire ses études. On l’initie. Sa parente, Mme de Beauséant, en l’introduisant dans le monde – et dans le lit adultérin de Mme de Nucingen –, l’initie aux mœurs qui y sévissent et, déjà, aux moyens de s’y faire une place ; Vautrin, à la vérité sur ce même monde, « des araignées dans un pot. »

Rastignac a toutes les qualités, intelligence et vivacité, pour réussir. Il a aussi des qualités qui l’honorent, compassion, générosité, il résiste au pire que voulait lui faire accomplir Vautrin, il est capable de remords. À tout cela, il renonce. Son fameux « A nous deux maintenant » n’est pas le défi lancé à Paris par un innocent. Dans l’alternative proposée par Vautrin pour arriver, il choisit, plutôt que « l’éclat du génie », « l’adresse de la corruption », il abandonne ses études, quitte à conquérir « le luxe inintelligent du parvenu ». Il sait aussi que cette Mme de Nucingen qu’il va rejoindre est bien la fille qui a abandonné son père, Goriot, jusque dans la mort, et que ce monde qu’il convoite est bien cet « océan de boue » qu’il dénonce lui-même, où il n’est de liaisons et de mariages que d’intérêt, où seul « l’argent est la vertu », qui devient l’unique objet de sa passion. À la fin du Père Goriot, il est tel que les deux voitures qui suivent le convoi de Goriot, mort d’avoir trop aimé : ostensiblement frappées aux armoiries des époux de ses filles, elles sont vides.

(…) on oublie toujours l’autre profil de Rastignac, pourtant nécessaire, et qui est sa capacité de servir. Dans La Maison Nucingen, Balzac l’éclaire cruellement. Depuis le début au service du baron autant comme banquier que comme « collaborateur conjugal », c’est-à-dire comme gigolo auprès de son épouse, Rastignac est ici le commis aux basses œuvres de Nucingen, qui l’utilise à ses opérations frauduleuses (quoi de plus actuel, là aussi, que ce spéculateur qui professe que « l’argent n’est une puissance que quand il est en quantités disproportionnées » ?). Toute carrière d’arriviste est aussi une carrière de laquais. »

Chloé Delaume souligne le caractère sombre de Peter Pan, ce héros peu commun dans la littérature enfantine, le chef des enfants perdus au pays imaginaire (Never-Neverland), né en 1902 sous la plume de James Matthew Barrie, dans le livre The Little White Bird (Le Petit Oiseau Blanc) :

(…) « Loin des traditionnels héros de la littérature enfantine, Peter Pan [ d’une profonde crauté] est totalement égocentré, peu capable d’empathie, obsédé par l’enfance éternelle. Il attire Wendy au Pays Imaginaire, non pas par amour, mais pour qu’elle lui raconte des histoires et s’occupe de lui, et des enfants perdus, comme le ferait une mère. Il ne prend pas non plus en compte les sentiments de la fée Clochette. Peter impose ses lois et règles, où grandir est un interdit. Parfois, il exécute lui-même ses compagnons lorsqu’ils s’approchent de l’âge adulte, car c’est « contraire au règlement ». Il oubliera les Darling après avoir pourtant partagé bien des choses avec eux, pendant que John et Michael vieilliront dans le souvenir.

La mémoire et le devenir adulte sont refusés par Peter Pan. C’est la raison pour laquelle son nom est devenu un syndrome. Concept développé par le psychanalyste Dan Kiley en 1983, le syndrome de Peter Pan caractérise les enfants qui ont peur de grandir, et les adultes qui refusent et redoutent les responsabilités. (…) Les aspects les plus sombres de Peter Pan ont souvent et atténués, voire gommés, dans la plupart des adaptations réalisées à partir du roman de Barrie. Le film d’animation de Walt Disney en 1953, est le plus populaire d’entre elles, présentant Peter Pan comme un enfant astucieux et joueur, qui entraine les Darling dans un monde merveilleux, où les combats avec les pirates jouxtent les tribulations magiques et exotiques, avant de les ramener chez eux. Les adaptations cinématographiques, comme celles de Steven Spielberg en 1990, de P.J. Hogan en 2003, ou de Marc Forestier en 2004, proposent une suite ou reproduisent la trame de Peter Pan. Mais la peur de grandir, comme la peur de la mort, sont minimisées. Loisel, dans sa série de bande dessinée Peter Pan, retrace l’arrivée de Peter au Pays Imaginaire avec une violence et une rugosité qui fait écho à l’œuvre originelle et à son contexte d’écriture. »

A découvrir également : Cosette par Amélie Notliomb, Lady Chatterley par Catherine Millet, Lolita par Michel Schneider…


Le dictionnaire des personnages populaires de la littérature
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