« Jpod » de Douglas Coupland : Génération web 2.0

Après avoir dénoncé le déclassement et les désillusions matérialistes de la Génération X (son roman phare paru en 1991) ou encore le quotidien morose de programmeurs chez Microsoft en pleine Silicon Valley (Microserfs en 1995), Douglas Coupland revient avec un nouveau manifeste sociétal autour de la communauté des « geeks » dans l’univers du jeu vidéo. Toujours aussi démotivés et en quête de nouveaux idéaux… Publié en 2006 aux Etats-Unis et à la rentrée de janvier 2010 en France, Jpod de Douglas Coupland est une nouvelle radiographie de la modernité et de la culture pop. Entre satire burlesque et délire absurde, Jpod se joue des codes (dans tous les sens du terme) de notre société (de la vie d’open space à la vie de famille…) à l’heure de Google et des jeux en réseau… Rien de bien nouveau sur le fond mais la forme – même si « foutraque »- vaut le coup d’œil :

« – J’aimerais savoir ce que les gens font statistiquement quand ils se ramassent une mauvaise nouvelle monumentale, a dit John Doe. (…)
– Ne me demande pas John. Regarde sur Google.
« 

Le personnage principal, Ethan, est concepteur de jeux vidéos à Vancouver. Il doit développer avec d’autres codeurs un nouveau jeu conformément aux désirs erratiques du service marketing (où un skatteur doit notamment se transformer en tortue pour faire plaisir au rejeton du patron…). Jpod nous donnera à voir, pense-t-on alors, l’univers de ces créateurs de rêve et nous gratifiera, pense-t-on encore, d’un discours critique sur celui-là, dans la veine de Microserfs, édité en 1995. Ainsi les logorrhées en début de partie, les réunions de travail nous font penser, (notamment le sabotage du jeu avec l’insertion ironique de Ronald Mac Donald, symbole du consumérisme et impérialisme américain), par exemple, au 99 Francs de Frédéric Beigbeder dont l’intérêt était de démystifier le monde publicitaire et d’en faire un monde vidé de sens (en le minant aussi de l’intérieur avec la réalisation d’une anti-pub) :
« Vous voulez faire franchir un nouveau palier à votre entreprise ? Utilisez de nouvelles stratégies pour améliorer vos revenus et localisez les parkings et aires de service pour poids lourds où il suffit de claquer des doigts pour se payer un orgasme. Faites en sorte que vos plaisanteries dans l’ascenseur soient drôles mais pas spirituelles. Obtenez de la publicité gratuite même si vous n’avez rien à promouvoir. Traitez avec des gens effrayants que vous ne respectez pas et dont les coupes de cheveux coûtent manifestement bien plus cher que la vôtre. Etablissez une crédibilité pour des tâches que vous détestez accomplir. Clarifiez vos valeurs mais souvenez-vous qu’un million de fois rien égale toujours rien. Lisez des articles de magazines économiques rédigés par des enfants et des adultes qui n’ont jamais possédé d’entreprise. »

Mais le discours critique disparaît assez rapidement pour réapparaître implicitement dans le quotidien des codeurs qui ne fichent pas grand chose : « tout ce qui diminue la productivité me convient. » Aussi s’amusent-ils à rédiger des profils des Jpoders (le surnom qu’ils se sont donnés, leur nom de famille commençant tous par un J) pour se vendre sur e-bay, à organiser un tournoi de Tetris, à écrire une lettre à Mc Donald. Ils se testent, créent des listes sur tout et n’importe quoi à la façon du héros de Haute fidélité, roman de Nick Hornby. Ce n’est pas tant l’absurdité du monde ou d’une condition qui est mise en avant que l’amoralisme des uns et des autres, le ludisme de leurs actions. La gratuité de la vie, semblable à ces jeux qu’ils fabriquent : « c’est du vide. Ils n’apportent rien au monde. »

Cet amoralisme, cette gratuité inconséquente, se retrouvent dans la forme du roman. La narration, déjà entrecoupée par la reproduction des listes, des mails, des tests, des fiches des Jpoders est dynamitée par de nombreux collages : liste des nombres premiers, caractères spéciaux de Word, ingrédients des Doritos, expressions mathématiques, grandes marques, idéogrammes chinois, références informatiques, etc.

L’univers de la création virtuelle sert de rampe de lancement pour l’histoire. Parler d’intrigue reste difficile car il n’y en a pas vraiment. Plutôt des rebondissements. L’intérêt n’est pas de savoir ce qui peut se passer mais de lire ce qui va arriver. La vie est une aventure non maîtrisée et le narrateur se laisse porter, opposant une résistance résignée, vers la suite. A la vie professionnelle d’Ethan se trouve empiler la vie sentimentale de son père, la culture de marijuana de sa mère et ses tentations saphiques, un trafic de clandestin, un Chinois mafieux et envahissant, la disparition du directeur du service marketing, la rencontre avec Douglas Coupland*… De toute manière, Ethan permet cette dilution de l’intrigue tant il est passif, peu indépendant et encore réglé par les désirs de ses parents (« les histoires de famille sont toujours bizarres »). Il suit le mouvement, toujours à la traîne. C’est comme ça. « Tu m’as traîné jusqu’ici pour avoir de la compagnie en voiture » : on ne peut pas faire plus explicite. Il semble aussi peu consistant que possible, même si on a toujours besoin de son aide. L’histoire est tout sauf une initiation. C’est comme ça.

Adjuvant, faire-valoir, œil de la caméra narrative, il est aussi le fantôme de Douglas Coupland autant que sa créature. Ce dernier ne manque pas de faire allusion à ses œuvres précédentes* dans ce roman, de se tourner en dérision, de créer une mise en abyme qui vise plus à parfaire le cercle, à rendre autotélique cette histoire, fermée sur elle-même ; comme si, au fond, la réalité littéraire ne faisait pas référence à la réalité, que le jeu était tout parce que l’ennui était tout, puisque même les rêves peuvent l’être.

D’une certaine manière, il n’y a même plus de référence à notre réalité dans ce roman. Celle-ci se confond avec le virtuel ; et l’image du Dglobe, objet virtuel inventé par le personnage Douglas Coupland, qui rejoue la dérive des continents en est bien le symbole. Le philosophe Clément Rosset dénonçant à la suite de Nietzsche toute idée d’Arrière-monde y verrait peut-être l’alliance du tragique et de la fête ; d’une joie amorale, sans queue ni tête. C’est comme ça. « Un bon clown est un clown mort. »

« Dieu est un indicateurd’état Xkb
Dieu est une application dockée Window Maker
Dieu est un cross-assembleur Z80 multiplateforme
Dieu est une bibliothèque d’encodage légère XML pour Java
Dieu est une API écrite en C++
Dieu est les API ocI8 et ocI9 d’Oracle
Dieu est un utilitaire de sauvegarde de configuration
Dieu est un groupware et un logiciel collaboratif web
Dieu est un éditeur graphique pour automates finis
» [Gwenaël Jeannin]

Paroles de l’auteur Douglas Coupland à propos de son roman « Jpod » :
* »Cet anti-Doug est ma réponse à Google, aux moteurs de recherches, et à ces archives qui ne s’effacent jamais. Dans le futur, tout le monde aura son ‘moi’ réel qui restera dans l’ombre de leur double qui n’existera que dans les ordinateurs. Prenez cette interview, par exemple. Elle sera archivée et me suivra tout au long de ma vie, et même au delà. Parfois, les journalistes me disent “Ouah, vous faites beaucoup d’interviews”, mais ce n’est pas vrai, elles ne font que s’empiler et s’empiler encore… » (extrait interview – Culture Café)

1 Commentaire

  1. Fan incontestée de Generation X et autres Microserfs, je lis actuellement ce Jpod qui a, exactement comme vous le dite, le don de perdre un peu sa lectrice, balloté au rythmes des mails, des tests et des listes.
    Cependant, le style reste toujours aussi soigné (d’accord il m’est difficile d’être objective, mais quand même) et c’est toujours un plaisir aussi grand.
    J’ai hate de rentrer pour continuer ma lecture!

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