Anthologie American Splendor d’Harvey Pekar (1 et 2) : « La vie ordinaire c’est un truc assez complexe »

Harvey Pekar, auteur d’American Splendor, disparu en juillet 2010 à l’âge de 70 ans, était un auteur de comics américains à part. D’une part par son statut d’employé de bureau (archiviste dans un hôpital jusqu’à la fin de sa vie) et critique de jazz qui ne dessinait pas lui-même ses histoires mais faisait appel à la fine fleur de la scène underground, de Crumb à Gary Dumm ou même Alan Moore. Mais aussi par son ton singulier pour raconter sa vie et restituer en même temps un témoignage humain et parfois quasi sociologique sur la middle class américaine dans sa ville de Cleveland. Il est ainsi à l’origine de l’émergence d’une nouvelle bande dessinée intimiste et intellectuelle (qui n’oublie pas d’être drôle !), loin des super-héros qui dominaient alors. Lauréat de l’American Book Award en 1987 tandis qu’en 1989, le New York Times écrivait : « M. Pekar fut comparé par de nombreux critiques littéraires à Tchekhov ou Dostoevski, et l’on comprend pourquoi ».

L’éditeur Çà et Là publie ce que beaucoup considère comme son chef d’œuvre : ses « shorts cuts » réunies sous le titre d’American Splendor (une revue à l’origine, adaptée au cinéma en 2003, ), suivi des éditions Cornélius (« Harv & Bob »). Depuis 1976, il retrace plus de 30 ans de vie, entre précarité économique et frustration intellectuelle, vie de couple et de célibataire en manque, de rencontres en tout genre, d’amitiés, de colères, de passions, d’angoisse et de compromis nécessaires… :

Anthologie American Splendor Volume 1 (1976- 1982):

« Enfin, je sais pas, j’ai envie d’être plus heureux, mais peut-être que j’accorde trop d’importance au bonheur, combien de temps ça dure le bonheur ? La vie est courte. On peut être heureux pendant un temps, mais ensuite on vieillit, on tombe malade et on meurt.« 

A travers ce recueil de 23 « histoires courtes » nous faisons connaissance avec le personnage d’Harvey Pekar, auteur et (anti-)héros de ce livre, parfois sous son nom, parfois sous un nom fictif.
Un auto-portrait contrasté et fascinant qui se dessine en de multiples tranches de vie et sous différents traits selon les dessinateurs qui se succèdent. Mais le visage ombrageux tour à tour emporté, désespéré, angoissé, mélancolique et quelques rares fois heureux, demeure. Jamais vraiment apaisé, perpétuel insatisfait, s’interrogeant toujours sur sa vie et celle de son entourage…

Dans sa ville de Cleveland, cité industrielle au rude climat, touchée de plein fouet par la crise dans les années 70, il occupe le poste rébarbatif d’archiviste dans un hôpital. Un job alimentaire qu’il déteste mais qui malgré tout lui permet d’échapper à la misère mais aussi à l’angoisse qui le tenaille. Il exprime à plusieurs reprises ce déchirement qui l’obsède comme la poignante série « Se réveiller dans la terreur d’une nouvelle journée ». Il a cette phrase très significative et représentative de son état d’esprit (comment ne pas sombrer dans la folie) : « Ca m’ennuie de le reconnaître, mais le travail m’aide à ne pas devenir dingue. »

En parallèle, il écrit des critiques pour différents journaux et tente de se cultiver et de s’élever par tous les moyens. Il montre ainsi la difficile adéquation entre ses aspirations personnelle, son épanouissement intellectuel, la reconnaissance et la nécessité d’un travail stable rémunérateur. L’éternel dilemme de l’artiste en somme qui voudrait vivre de son art mais qui y parvient rarement.

Les difficultés économiques, la précarité et la dureté des petits boulots ingrats (dans l’industrie automobile par exemple) sont des sujets récurrents, qu’il s’agisse de lui ou de son entourage. Ce sont encore la tension sur le lieu de travail, les rapports avec la hiérarchie, l’autorité que cet homme impulsif, anticonformiste à tendance colérique, a du mal à accepter avant de se raisonner et se résigner. Malgré tout, cette noirceur est contrebalancée par plusieurs anecdotes amusantes comme son « trafic de galettes » au bureau et sa collectionnite aiguë de disques de jazz. Une passion dévorante qui donne lieu à de belles rencontres avec d’autres férus : on plonge ici dans le milieu de la culture underground et des « geeks », univers typique que l’on retrouve chez d’autres auteurs indé tels que Daniel Clowes, Joe Matt ou encore Seth…

Sans oublier ses diverses mésaventures sentimentales : la première histoire « Comment j’ai passé mes vacances d’été » est à ce titre l’une des plus réussies ; le récit de la « sangsue » est aussi assez cynique). A la façon d’un Bukowski les « women » de Pekar – bimbo ou intello universitaire- valent le détour ! Et risquent parfois de le rendre fou en particulier en période de disette sexuelle…
Qu’il soit célibataire en manque ou en couple, il livre son regard –un brin macho- sur les rapports homme-femme, entre dispute et complicité. Le récit de son extinction de voix pendant sa lune de miel est à ce titre assez touchante, lui qui craint de perdre sa femme en raison de son souci de santé handicapant.

Chaque dessinateur apporte sa sensibilité aux mots de Pekar. Et tous parviennent habilement à mettre en scène un texte pourtant difficile à illustrer, puisque principalement composé de réflexions philsophico-existentielles ou de longs dialogues (parfois peut-être un peu verbeux).

Il saisit des moments de vie, des états d’âme, des souvenirs/rêves marquants, des histoires ou des conversations simples, de la vie quotidienne qui n’ont l’air de rien a priori mais qui ont des résonances et des significations profondes.
Un regard sur lui-même lucide sans complaisance, dans ses défauts et contradictions et souvent plein de tendresse pour les autres (comme cette collègue un peu folle « Carmella »).
Ce qui se dégage surtout de cet album c’est sa grande humanité. Cette quête incessante de l’Autre, d’un écho à sa solitude, à sa quête d’un équilibre intérieur qui ne peut passer que par l’échange, le partage. L’histoire qui clôture ce tome en témoigne d’ailleurs en relatant une simple discussion avec des anarchistes mais qui fait ressentir au personnage souffrant de sa marginalité combien il est important de se sentir compris au sein d’une communauté.

Anthologie American Splendor Volume 2 (1983-1991)

:

« Je me demandais si j’étais capable d’être heureux ne serait-ce que quelques jours d’affilée. Je me disais : « purée, je dois vraiment pas être bien dans ma tête. »

Dans ce 2e volume, on retrouve notre « angry man » toujours aussi révolté et à fleur de peau, plus décidé que jamais à s’en sortir financièrement et à obtenir la reconnaissance de son œuvre ! Se dépeignant toujours sans aucune complaisance (encore plus radin, impatient, parano ou encore maladroit !, mais également d’une lucidité aussi désarmante qu’attachante sur lui-même), le lecteur suit son évolution personnelle et professionnelle.
Exit la quête d’aventures féminines ou même le sentiment de solitude intense qui le terrassait parfois dans le tome 1, Harv’ se lance ici, pour la 3e fois, dans un nouveau mariage avec une de ses lectrices, Joyce (avec qui il restera jusqu’à sa mort d’ailleurs). Une rencontre atypique qu’il raconte avec humour. Il partage les moment de complicité avec cette femme calme et engagée qui se montre compréhensive et patiente face à ses sautes d’humeur ou ses crises de panique, ses « obsessions compulsives » comme il les appelle (de la perte de ses lunettes à son stress sur la route pour conduire…). Les petites disputes du quotidien et les accommodements mutuels.
On retrouve aussi ses réflexions existentielles justes et touchantes sur la perception du temps, la valeur d’une vie humaine ou encore la capacité au bonheur comme dans ses pages intitulés « J’aurai 43 ans vendredi » qui trace une sorte de bilan middle-life émouvant.
Il évoque aussi quelques souvenirs de jeunesse ayant façonné sa personnalité, notamment sa tendance à la violence, intérieure et physique, notamment une anecdote tragicomique avec son père. Il analyse cette violence et l’enjeu qu’elle représente pour lui, entre orgueil, peur de l’impuissance et pulsion naturelle (la scène avec les gangsters dans ses WC vaut le détour !).
Les différents dessinateurs qui mettent en image ses mots et pensées donnent également à voir une riche palette de styles : du plus réaliste au suggestif ou encore un hommage à Art Spiegelman (Maus)…

Mais le plus croustillant de ce volume 2 reste peut-être le récit de son expérience comme guest de l’un des plus grands talk-show américain : Late Night with David Letterman sur NBC. Il y dévoile les dessous de l’industrie de l’entertainment américain. Alors que son franc parler amuse le public, il enrage de ne pouvoir aborder les sujets sérieux qui lui tiennent à cœur. Et exprime le dilemme (très bien traduit également dans l’adaptation ciné) qu’il éprouve, partagé entre la notoriété que lui procure l’émission et son dégoût pour le nivellement par le bas de la société du spectacle. Le ton de ses histoires se fait ici plus engagé, en particulier lorsqu’il évoque la délinquance industrielle de General Electric qui détient la chaîne, embarrassant fortement le présentateur qui tente de le censurer à coup de pubs à répétition ! Il aborde aussi d’autres sujets sensibles comme sa critique de la politique militaire de Reagan ou encore la discussion avec un jeune lecteur noir au sujet de la critique des communautés ethniques (aussi bien noire que juive ou musulmane).
On s’amuse aussi de lire un de ses coups de sang contre une rédactrice en chef dont il redoute la publication d’une mauvaise critique : « (…) il y a toujours le risque que votre critique n’aime pas mon boulot, qu’il dise par exemple « ça finit en queue de poisson » ou un truc de ce genre. Ou qu’il me traite de misogyne parce que je me montre en train de me disputer avec des femmes…. Et en fait je suis pro-féministe… Bon sang si la première chose que je lis sur moi dans votre magazine ce sont des conneries comme ça, je vais flipper ! »
Vous êtes prévenus !

Harv & Bob aux éditions Cornélius


Les éditions Cornélius ont également compilé ses planches dessinées par Robert Crumb, ami de toujours et à l’origine de la vocation d’auteur de bande dessinée de Pekar qui apparaît ici, sous des traits presque animaliers : velu à la trogne simiesque et plus renfrognée que jamais !, tandis que les courbes généreuses des infirmières blacks sont largement soulignées (on reconnaît le penchant « crumbien »)…
On y retrouve des histoires communes avec le volume 1 édité par Cà et là (comme ses combines de trafics de disques de jazz…) mais aussi quelques inédits comme la célèbre anecdote de la « vieille dame juive » au supermarché qui fait enrager Pekar impatient de régler ses emplettes, en négociant le moindre dollar à la caisse (« Standing behind old jewish ladies in Supermarkets lines » : épisode repris dans le film). On découvre aussi quelques-uns de ses collègues hauts en couleur de l’hôpital comme le fameux Mr Boats, afro américain pince sans rire, aux sentences définitives et adepte des récriminations en tout genre.
Crumb se met aussi en scène avec son acolyte. Pekar continue de nous raconter des histoires de « gens qui parlent », « from off the streets of Cleveland« , pour reprendre sa formule, dans un café, la rue, un car ou encore un couloir d’hôpital entre potes, collègues ou encore vieux rabbin… Un portrait de société, des relations humaines, des communautés en tout genre, narré avec humour et vivacité, sans jamais juger ou prendre parti.

A propos du film « American Splendor » :
En 2003, American Splendor fut adapté sous le même nom au cinéma avec l’acteur Paul Giamatti (Il faut sauver le soldat Ryan, Man on the Moon, Sideways) qui incarne avec justesse Harvey Pekar. Le film fut récompensé d’un Grand Prix au festival de Sundance. Réalisé par un couple de cinéastes venu du documentaire, il présente l’originalité de mêler les codes de la BD, du film et du documentaire (des entretiens avec Pekar et sa femme ainsi que les collègues ayant inspiré les personnages de ses BDs entrecoupent les scènes du film). Réalité et fiction se télescopent avec en voix off, celle d’Harvey Pekar himself (qui craint d’ailleurs de nouveau ses fameux problèmes de larynx qu’il a souvent dépeints dans ses BDs). Sous forme de saynètes toutes inspirées de ses albums, le film retrace l’univers d’Harvey Pekar dans son décor urbain de Cleveland. Il met plus particulièrement en scène sa rencontre avec Joyce, leur vie commune mais aussi ses collègues de travail notamment Toby, le collègue nerd d’Harvey à l’hôpital , Mr Boats ainsi que Crumb. A la suite d’une séance au cinéma pour voir le film « The revenge of the nerd » avec Toby, ce dernier s’exclame : « It’s about time where people who get picked on, get to be heroes » (« Le moment est venu pour les rejetés de la société de devenir nos héros« .). Peut-être le résumé de l’œuvre de Pekar…

Extrait vidéo :

2 Commentaires

  1. Mon avis n’est peut-être pas le mieux placé (essayant aussi d’être écrivain)
    Mais je crois aussi que l’on peut classer Harvey Pekar chez les grands, et citer Tchekhov ou Dostoevski est pertinent…
    Jean-Luc

    • aymeric sur 15 décembre 2010 à 9 h 50 min
    • Répondre

    Je suis fan de Pekar ! Dommage que certaines planches soient parfois plutôt faibles… Mais l’ensemble est particulièrement stimulant ! J’attends de voir le film, j’espère ne pas être trop déçu…

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