« Touriste » de Julien Blanc-Gras (extrait choisi : « Épisode brésilien, où l’on voit des pauvres en vrai »)

Julien Blanc-Gras, jeune auteur des éditions Au Diable Vauvert, s’est fait remarquer du public et de la critique depuis son premier roman Gringoland en 2005, déjà sur le thème du voyage sur fond de réflexion sociétale et générationnelle. Si ses livres ressemblent plus à des recueils de chroniques qu’à de véritables romans et peuvent paraître un peu légers, il n’en reste pas moins que son humour caustique, sa « justesse de regard » et son sens critique sont plébiscités tant par la critique que les lecteurs. Ce « routard » (qui ne veut surtout pas imiter ces gens « qui naissent, achètent un canapé et meurent ») revient nous parler, dans son 3e roman dit « géographique », paru en mai 2011 (en cours de réimpression), sélectionné pour le Prix de Flore 2011, de sa passion des voyages. Il brosse ainsi des tableaux de pays et surtout un portrait du touriste, cette figure souvent décriée, sous le signe du choc des cultures.


Le tourisme vu par Martin Parr (« The Gambia »)

Une série d’anecdotes d’un club de vacances de Djerba à la visite d’une favela colombienne en passant par les karaokés du Yang-tsé-Kiang, les villages oubliés du Mozambique, les vagues polynésiennes, les plateaux de Bollywood, le tumulte du Proche-Orient et même par la Suisse… Adepte des typologies (comme celle de « l’allemandenshort »), il s’amuse notamment à répertorier et analyser les différentes attitudes du touriste face à la misère lors de son voyage au Brésil :

Extrait choisi de « Touriste » de Julien Blanc-Gras, aux éditions Au Diable Vauvert (p 111)

Épisode brésilien,
où l’on voit des pauvres en vrai

« Dans la plupart des pays, ma couleur de peau trahit le gringo. Je trimballe l’Occident avec moi, je ne peux pas y échapper. Mes origines inspirent la fascination ou le ressentiment, et toute la palette de préjugés se situant entre les deux. L’idée la plus répandue veut que mon portefeuille soit mieux rempli que celui de l’autochtone. Le gamin qui demande une pièce, l’ado qui propose du shit, le vieux qui vend un collier de coquillages pourri pour la 24e fois de la journée : situations inévitables dans les pays dépourvus de sécurité sociale. Sous l’anecdote de voyage, toute la thématique Nord-Sud. Face à l’indigène indigent, le touriste peut adopter des attitudes variées, que nous allons examiner ici :

1. L’indifférence : Je ne suis pas responsable de la misère du monde. Ce bambin est bien mignon avec sa main tendue et son ventre gonflé par la malnutrition, mais chacun ses problèmes, mon petit gars. Tu vois, moi je n’ai plus de batteries à mon portable et je ne vais pas enquiquiner tout le monde.

2. La compassion : Oh mon Dieu, c’est horrible, cet enfant est pieds nus. Un sentiment noble à manier avec précaution. Souvent inefficace, voire contre-productif. Donner une paire de chaussures au petit gars peut, certes, améliorer son quotidien. Ne pas oublier que le petit gars risque de se faire dépouiller par un plus gros avant d’avoir fait cent mètres.

3. L’agacement : T’as qu’à bosser, fainéant. J’ai déjà vu des touristes insulter et chasser physiquement des enfants qui demandaient poliment une petite pièce. Je recommande l’interdiction de passeport pour ceux-là.

4. La culpabilité : Je suis un monstre, je viens de m’offrir un baptême en deltaplane et je refuse de payer un soda à cet enfant. L’avantage de la culpabilité, c’est qu’elle atteste de l’existence de votre conscience. Vous êtes conscient d’être conscient, donc vous êtes, quelque part, quelqu’un de bien. La culpabilité est une option narcissique.

5. La théorisation : Tout ça, c’est la faute de la société. Vous avez parfaitement analysé le poids de l’inertie sociale et la cupidité aveugle des organismes financiers responsables du carnage. Une fois ce constat établi, cet enfant a toujours faim.

6. Le dandysme christique : Pleurons notre impuissance avec style. Consiste par exemple à glisser une liasse de billets sous un clodo endormi. Garder une pièce pour dissoudre dans une caïpirinha les larmes que vous arrache la douleur du monde.

Le touriste navigue entre ces humeurs au gré de l’état de son âme. Parfois, il aide. Sa simple présence remplit des estomacs. Parfois, il altère, dénature, ravage les endroits qu’il visite, le plus souvent par ignorance. Il ne sauve pas le monde, il n’est pas là pour ça. Le touriste finit toujours par rentrer chez lui.

Depuis la piscine perchée sur le toit de l’hôtel, on se rend bien compte que la structure topographique de Rio induit la promiscuité sociale. La plage, quelques centaines de mètres d’opulence et, juste derrière, les collines des favelas. L’autre évidence d’un point de vue panoramique, c’est que Rio de Janeiro est la plus belle ville du monde.« 

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