« Blade runner » de Philip K. Dick : « C’est le fondement de la vie : avoir à violer sa propre identité. »

Blade Runner de Philip K. Dick s’apprête à connaître une nouvelle vie alors que la société de production de Warner Bros (Alcon Entertainment) vient de racheter les droits de préquels et séquels (un remake étant interdit) du célèbre film. Ce dernier, réalisé en 1982 par Ridley Scott ((avec Harrison Ford dans le rôle titre), occultait, d’ailleurs, de nombreuses facettes du livre pour le réduire à « la chasse aux androïdes » façon film de flic…). Son réalisateur de 74 ans prépare aussi un « Blade runner 2 » selon une interview du WSJ de nov 2011. Le livre de Philip K Dick dont il est adapté reste un indétrônable de la science fiction et de la littérature de façon générale. Publié en 1968 (1 an avant Ubik), originellement intitulé « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? », il interroge plus particulièrement le genre humain et la notion d’identité. Plutôt pessimiste, le livre a pourtant été écrit dans un contexte où tout souriait à l’auteur comme il a pu l’expliquer mais c’est le monde extérieur froid qui l’a inspiré : « À ce moment-là, j’opposais la chaleur de Nancy [sa femme] et la froideur des gens que j’avais connus auparavant. Je commençais à élaborer ma théorie de l’humain contre l’androïde, cet humanoïde bipède qui n’est pas d’essence humaine. Nancy m’avait révélé pour la première fois quel pouvait être le portrait d’un être humain vrai : tendre, aimant, vulnérable. Et je commençais donc à opposer cela à la façon dont j’avais grandi et été élevé. ». Ce roman reflète aussi les préoccupations de l’époque (la menace de la guerre nucléaire, la chasse aux sorcières, le totalitarisme…) et s’inspire aussi du test du mathématicien Turing (intelligence artificielle) en 1950 qui passionna Dick :

« Dresser entre les Nexus-6 et l’humanité une barrière qui permet de faire la distinction »

Dans une société futuriste (pour l’époque, datée à 1992) et post-apocalyptique (la terre a été contaminée par de la poussière radioactive provoquant un exil presque total de sa population sur Mars et la mort de tous les animaux), Rick Deckard occupe le métier de « Blade runner », une sorte de policier spécial chargé d’éliminer certains androides (les Nexus-6), des robots d’apparence humaine à l’intelligence surpuissante, créés pour servir les hommes mais qui cherchent à s’affranchir. La rencontre avec deux androïdes séductrices (la cantatrice Luba Luft et Rachel Rosen), va le conduire à se remettre en question, renouer avec sa capacité d’empathie et son identité propre, loin de tout bourrage de crâne.

En filigrane, Philip K. Dick dépeint une société où les sentiments et la chaleur humaine ont déserté, où être-vivant et machine, bien et mal se confondent et où le divertissement abrutissant ou le culte d’un mystérieux Mercer empêchent les gens de penser librement…

Que signifie « être humain » ou « être vivant » ?
Alors qu’Ubik explore la notion d’existence, Blade runner se concentre sur la notion d’être-vivant et d’humain en particulier. En imaginant des créatures de 3e type : l’androïde, robot à l’intelligence et à l’apparence humaine et son pendant : les animaux électriques, il interroge le rapport entre les vivants et les objets… qui deviennent animés. Où se situe la frontière lorsque la machine imite quasiment à la perfection le vivant ? Sur quoi se baser vraiment pour « expliquer l’appartenance à la race humaine » ?
A travers le personnage assez émouvant dans sa quête désespérée de l’Autre (sans mièvrerie pour autant) d’Isidore, un « Spécial » (victime de radioactivité et dés lors condamné à vivre en reclus sur terre), il souligne que même un humain parce qu’il diffère est alors mis au rebut de la société et traité sans « humanité ».

La disparition de l’empathie et le contrôle des émotions
C’est l’empathie qui permettrait de distinguer la machine de l’homme suppose Dick dans son roman : cette capacité à éprouver de la compassion ou des sentiments, le fameux 5e élément de Luc Besson… Mais qui s’avère en voie de disparition dans cette société robotisée où les émotions sont programmées à l’aide d’un orgue d’humeur de sorte à empêcher toute dépression et baigner dans un bonheur artificiel (ce qui ne manquera pas de rappeler « le Soma », les petites pilules du Meilleur des mondes d’Huxley) ou encore à compatir avec une boîte à empathie artificielle.
Pourtant cette histoire nous montre, -sans grande surprise- que finalement un humain peut s’avérer parfaitement insensible (cf : le collègue blade runner Phil Resch) comme en témoigne la raillerie de ce dernier lors du test que lui fait passer Reckard : « Si j’en sors androïde (…), ça vous redonnera confiance dans la race humaine. Mais comme ça ne va pas être le cas je vous conseille de vous concocter une petite justification idéologique qui tienne la route. » « Peut-on « éprouver de l’empathie pour une construction artificielle, pour une chose qui fait semblant de vivre ? » se demande alors Deckard. Et réalise, dans la foulée, le conditionnement social qui influence nos « attachements » : « J’éprouvais des sentiments inverses de ceux que je prétendais éprouver. De ceux que j’ai l’habitude d’éprouver… de ceux qu’on exige que j’éprouve.»
Le fait que les androïdes peuvent ignorer qu’ils en sont par un système d’injection de « faux souvenirs » déstabilise encore davantage les identités (dans ce contexte Deckard pourrait même être un androïde qui s’ignore !).
Parallèlement Dick démontre une réelle solidarité entre les androïdes qui tentent de s’échapper et qui accepte parmi eux le « Spécial » rejeté de tous. Seraient-ils dés lors plus « humains » que les humains eux-mêmes (c’est ce que semble suggérer la question du titre original du livre « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » : les androïdes rêvent peut-être de vrais moutons comme les humains…)
La position des androïdes vis à vis des humains ne manque pas d’évoquer une forme d’esclavagisme moderne d’autant que l’on parle de colonisation sur Mars.

L’empathie versus l’intelligence
Quand le prédateur est ému par sa proie…

Dans une lignée darwinienne, Dick livre une intéressante analyse, à travers cette notion d’empathie, des rapports qui régissent les espèces: « De toute évidence l’empathie appartenait en propre à l’esprit humain, alors que l’intelligence se retrouvait avec des différences de degrés, à tous les échelons de l’évolution, jusque chez les arachnides. D’abord la faculté empathique ne pouvait appartenir qu’à un animal social. Un organisme solitaire, comme celui de l’araignée n’en avait aucun besoin. Bien au contraire l’empathie amoindrirait probablement les chances de survie de l’araignée qui en serait dotée. Elle deviendrait consciente du désir de vivre de sa proie. Avec une telle faculté tous les prédateurs, y compris les mammifères les plus évolués, les félins, crèveraient de faim… » Il fait de l’empathie (ou de son absence) le pivot de l’organisation du monde vivant et par extension de la relation prédateur et proie (symbolisée par le Blade runner versus l’androïde) : « Parce que, en dernière analyse, l’empathie brouillait les frontières entre chasseur et chassé, entre vainqueur et vaincu. »

Solitude, compagnie des animaux et de la « télévision vociférante »
Comme dans « Ubik », le sentiment de solitude et d’isolement dominent qu’il s’agisse de Deckard dont la femme l’accable ou le fuit, d’Isidore prêt à tout pour un contact social et fuir le silence qui règne dans l’immeuble déserté où il vit : « Silence. Les murs, le plancher, les boiseries suintaient de silence ; de quoi le broyer comme une gigantesque meule. Le silence suintait du parquet à travers la vieille moquette grise en lambeaux. Il suintait des appareils cassés ou à demi-cassés qui équipaient la cuisine, des appareils qui n’avaient jamais fonctionné (…). Du grand lampadaire inutile de la salle de séjour, des coulées de silence s’étalaient par nappes entières à la rencontre d’autres coulées vides descendues du plafond constellé de chiures de mouches. Le silence s’arrangeait en fait, pour jaillir de partout comme s’il avait voulu supplanter toute chose. (…) Le silence entrait par effraction, avec violence, sans aucune subtilité, incapable à l’évidence de la moindre patience. Le silence du monde ne pouvait plus retenir sa soif de tout engloutir. »

Même le rapprochement entre Deckard et Rachel Rosen reste froid finalement (contrairement au film où une sorte d’histoire d’amour se tisse entre eux). A la limite c’est davantage la cantatrice (absente du film) qui le touche par la beauté de son art, symbolisée par ce tableau de Munch qu’il lui offre mais la tue malgré tout (le tableau « Le cri » de Munch sur lequel s’attardent les personnages dans l’exposition renvoie aussi à leur solitude).
Tandis que la « communion spirituelle » avec Mercer se solde par des blessures ou plonge Deckard dans de nouvelles impasses existentielles. Seuls les animaux semblent constituer un refuge affectif pour ces humains qui ne savent plus aimer et qui les vénèrent depuis leur disparition quasi-totale (ce qui donne lieu à diverses scènes aussi surréalistes que drolatiques). Ils vont même jusqu’à se consoler avec des animaux simulacres (le fameux « mouton électrique).

Le divertissement abrutissant et « tonitruant » (cf : l’émission insipide de l’Ami Buster diffusée 24h/24), la propagande étatique propagées par « la télé vociférante » et le « mercerisme » sorte de nouvelle religion tiennent aussi compagnie aux âmes esseulées. Ils formatent leur esprit et conditionnent leurs sentiments et inimités. Comme le remarque Isidore, pas si dupe : « Wilbur Mercer et lui [Buster] se disputent le marché. Mais quel marché ? Nos cervelles, décida-t-il. C’est à celui qui aura le pouvoir sur notre pensée. D’un côté les boîtes à empathie, de l’autre la rigolade et les vannes de Buster. »
Dick reprend l’un de ses chevaux de bataille : la critique de la société du spectacle et de la publicité et des « trucs inutiles » (la « bistouille » comme il la surnomme dans le roman qui finit par tout envahir) qu’il approfondira dans Ubik : « Tenez si vous allez vous coucher en laissant de la bistouille traîner, le lendemain matin vous en avez le double. Ca n’arrête pas de croître. »

La réalité, « une escroquerie » ?
Fidèle à sa marque de fabrique : la réalité qui se brouille et la perte de repères, l’auteur jette encore ici le trouble notamment lors de la capture de Deckard par les androïdes. Quel est le monde réel : celui des androïdes qui font de la résistance, celui de Mercer ou celui des humains ?

Le bien et le mal
Philip K Dick a le mérite de ne pas tomber dans le manichéisme « bien » contre « mal », il reste toujours dans l’ambivalence et la subtilité qui font que le lecteur reste libre de son propre jugement. Tout cela reste encore un questionnement avant tout : le blade runner Rick Deckard fait-il le mal en pourchassant les androïdes qui ne sont que des machines après tout ?
C’est l’objet d’une conversation qu’il a avec Mercer et qui lui répond : « On te demandera de faire le mal où que tu ailles. C’est le fondement de la vie : avoir à violer sa propre identité. Chaque créature vivante y est amenée un jour. C’est l’ombre ultime, la défaite de la création ; c’est l’ouvrage de la fatalité ; la fatalité qui se nourrit de la vie. Partout dans l’univers. ».
Une fatalité à laquelle il refuse toutefois de se résigner.

Malgré ses thèmes très sombres, Dick ne se départit jamais de son humour second degré, entre pathétisme et tendresse amusée.
Ses trouvailles futuristes donnent lieu notamment à de nombreuses scènes cocasses comme l’orgue d’humeur utilisé comme facilitateur de vie conjugale mais aussi et surtout la quête forcenée de véritables animaux à travers quelques scènes surréalistes comme le pauvre Deckard qui a honte de son mouton électrique et essuie les moqueries de son voisin « Payez-vous une sauterelle ou une souris !« , Sans oublier le fameux « argus des animaux » qui transforme un dialogue avec un vendeur de ménagerie façon concession automobile : « Le problème c’est que tout le monde a des lapins. J’aimerais vous voir passer dans la classe chèvre, qui, je crois, est la vôtre maintenant. A vrai dire, vous me semblez un homme à chèvre« .

Philip K.Dick a le mérite de se situer toujours dans le questionnement (son titre originel est d’ailleurs en forme de question) et de ne jamais donner de réponse tranchée, tout en ouvrant plusieurs pistes d’interprétation. Le lecteur est ainsi intrigué du début à la fin tant par son univers dépaysant et en même temps proche de nous, son suspense ainsi que les problématiques qu’il soulève. Précurseur du mélange des genres, une œuvre majeure qui n’a rien perdu de sa modernité et de son actualité.

A lire aussi : l’analyse critique d’Ubik de Philip K.Dick

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