« La Meilleure Part des Hommes » de Tristan Garcia: dans la violence des années 80 dans l’ombre du sida

Chronique des années quatre-vingt, conte moral désenchanté et réflexion sur le Sida, La Meilleure Part des Hommes, premier roman cru et cruel du jeune Tristan Garcia, fait l’un des événement de la rentrée littéraire de septembre 2008, entre louanges et réserves quant au style « déconstruit » de l’auteur:

« Hein, putain, où c’est qu’elle est ton époque, où c’est ? J’aimerais bien savoir. Tu vois, moi, je sais pas ce que c’est mon époque. » Comprendre son temps : tel est le dilemme de La Meilleure Part des Hommes, premier roman que signe Tristan Garcia à tout juste vingt-sept ans.

La fin de la normalité
À la fin des années quatre-vingt, Elizabeth Levallois, journaliste « hétérodéprimée dans un journal socialdéprimé », comprenez Libération, décrit les trajectoires croisées de trois hommes : le philosophe Jean-Philippe Leibowitz, son amant, le journaliste et activiste Dominique Rossi, son collègue et l’agitateur William Miller, son ami et compagnon du précédent. Chaque personnage de ce huis clos à ciel ouvert vit la « mort des idées » au quotidien et se prend la complexité des années quatre-vingt de plein fouet. Ils débattent, militent pour le droit des homosexuels, s’aiment, se haïssent, le tout dans l’ombre géante de leur époque, le Sida. Comme chez Jean-Luc Lagarce, la famille d’élection importe plus que le reste. Le milieu pédé, le sexe, l’amour et même la haine font oublier la normalité des rapports humains : l’amitié est destructrice et la famille insignifiante, ainsi le père de l’un des héros reste-t-il indifférent à la mort de son fils.

Tristan Garcia contextualise tout (dates, lieux) et laisse penser que son récit est un compte-rendu de la réalité. On s’amuse alors à chercher qui se situe derrière la figure de Jean-Michel Leibowitz, intellectuel d’extrême gauche devenu pourfendeur de la décadence et l’on pense à Alain Finkielkraut ou André Glucksmann. William Miller, figure du milieu homosexuel, écrivain underground prônant le barebacking (le sexe sans préservatif) laisse suggérer Guillaume Dustan. L’auteur met cependant en garde sur les ressemblances fortuites entre les héros et la réalité. Il écrit que si le lecteur reconnaît des personnes réelles « c’est simplement parce que, plongés dans des situations comparables, personnes et personnages n’agissent pas autrement ».

Fiction du réel
La Meilleure part des hommes s’inscrit aussi dans la suite des romans d’Hervé Guibert tant au niveau des thèmes abordés (le Sida, l’amitié ambiguë) que dans la précision de la narration. Tristan Garcia soulève la question de l’autofiction, en en rejetant la qualification : « c’était devenu un style, le style : tant que je parle, j’ai raison, je peux mentir ou j’ai rien à dire, j’ai raison – j’ai la parole, et ça s’appelle un livre (…) Ce qui veut dire qu’il n’y a pas d’histoire, il y a un discours. C’est quelqu’un qui parle, et on le regarde parler. Bon. O.K, qui parle ? »

Et qui écrit ? Tristan Garcia, né en 1981, soit vingt ans de moins que ses personnages. À défaut d’avoir vécu l’époque qu’il décrit, il l’esthétise et la transforme en une période de violence sublimée. Il crée la fiction d’une réalité (non vécue), celle de la « Grande Joie » du début des années quatre-vingt et de la gueule de bois qui l’a suivi. William Miller, fabuleux et pernicieux trublion s’enferme dans une illusion, celle du libertaire hypersexuel, pour quitter sa vie anodine. Comme tout mythe, celui-ci s’effondre et il meurt « plutôt anodin », rattrapé par la pire des réalités, le Sida.

À l’image d’un Michel Houellebecq, Tristan Garcia fait incarner à chacun de ses personnages un concept de son temps : le désenchantement de la pensée critique pour Jean-Michel Leibowitz, l’échec de l’activisme pour Dominique Rossi… Le tout orchestré par la narration désabusée d’Elizabeth, seule femme du récit. En tournant autour des codes de la fiction, Tristan Garcia analyse « cette vieille canaille d’époque » dont parlait Guy Debord, décrit la brutalité des rapports humains et cherche désespérément la meilleure part des hommes.

Mini bio de Tristan Garcia
Né en 1981 à Toulouse, Tristan Garcia a intégré l’Ecole Normale Supérieure, puis s’est spécialisé en philosophie. Il achève actuellement une thèse sur la crise de la représentation, sous la direction d’Alain Badiou.

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